Série télé

13 reasons why : des raisons de vivre

Critique

Extraordinaire phénomène culturel de 2017, 13 Reasons why vient de livrer sur Netflix sa deuxième saison. L’attente était immense, et le résultat semble avoir beaucoup divisé, décevant une grande partie des fans, certains évoquant même un gâchis. Pourtant, si elle n’atteint pas la perfection de la première saison, cette série demeure passionnante, conservant une tonalité élégiaque tout en musclant son engagement féministe.

Dans sa monographie sur Six Feet under, Tristan Garcia évoque « un réalisme empathique de l’ordinaire » dans laquelle s’inscrirait cette série, tout comme Mad Men ou Breaking bad : « La réussite artistique majeure de ces œuvres nouvelles aura été d’étendre progressivement le cercle de partage d’affects des personnages aux spectateurs que nous sommes, en filtrant tout résidu épique, poétique ou philosophique à l’écusigmoire des sentiments. [1]» La série de Brian Yorker, 13 Reasons why (à la base adaptée du roman éponyme de Jay Asher) participe de ce courant, qui s’ingénie à nous faire sentir ce que ressentent les personnages. Yorker parle d’ailleurs, à propos de son œuvre, d’ «empathie radicale », qui nous exhorte à nous mettre à la place de personnes différentes, sinon opposées, de nous-mêmes.

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La première saison de 13 Reasons why était un chef d’œuvre absolu ; ce n’est pas le cas de la seconde. Pourtant, elle est essentielle. Nécessaire : dans le contexte actuel de “Time’s up” aux États-Unis et de MeToo en France, l’équipe de scénaristes a sans doute infléchi le cours de la série. Nécessaire parce qu’à l’heure où les débats sur le patriarcat ou la culture du viol continuent, il n’y avait sans doute pas de meilleure réponse artistique à donner.

C’est sans doute la plus grande série jamais produite sur l’adolescence, avec peut-être, dans un autre registre la merveilleuse Freaks and geeks. Jamais on n’avait montré avec autant d’acuité la cruauté de cet âge, autant que son incandescence. Le romantisme élégiaque qui parcourt la première saison brûle d’une intensité rare. Tout spectateur doué de sensibilité en sera atteint, au plus profond de son âme. L’éternité ne sera pas assez pour panser nos plaies, encore béantes, qui sanguinolent de la douleur de Clay (Dylan Minnette, la grande révélation actorale de la série), personnage masculin principal qui était – et reste – fou d’amour pour Hannah.

La force de la série est aussi de savoir rassembler les publics : des happy few les plus snobs aux adolescents les plus néophytes, tous pleureront des mêmes larmes et aimeront les personnages de ce drame. On en conviendra : l’œcuménisme, le brassage composite des références, l’habile mélange y conspirent. Si certains groupes de musique qui parsèment les murs des personnages (Alex et Clay en l’occurrence) relèvent de l’indie rock, Arcade Fire, The Shins et Joy Division en tête, Hannah n’en raille pas moins les snobinards adorateurs de 2001 : L’Odyssée de l’espace, et Clay semble peu goûter le cinéma d’auteur français. De même, si le récit est limpide, les flash-backs toujours intelligibles et le rythme plutôt soutenu (on est loin de séries relativement « lentes » comme The Leftovers ou Rectify), la mise en scène est suffisamment soignée et le propos assez dense pour que les cinéphiles avides d’étancher leur libido sciendi y trouvent leur compte. Ainsi, le modus operandi de la série et les signes qui y prolifèrent inclinent à l’accueil de publics disparates.

Rappelons rapidement l’intrigue. Une jeune fille de 17 ans, Hannah Baker, s’est suicidée et a laissé 13 cassettes incriminant chacune une personne. La première saison était construite ainsi : chaque épisode évoquait une cassette, et des analepses nous narraient les souffrances afférentes d’Hannah. La deuxième est indexée sur le procès qui oppose sa mère, Olivia Baker, à l’école qu’elle tient pour coupable du suicide, et chaque épisode montre le point de vue d’un personnage qui comparaît comme témoin. Cette saison se concentre davantage sur le viol qu’ont subi certains personnages, et le deuil que chacun vit différemment.

Les facteurs sociaux du suicide, tels  qu’identifiés par Durkheim, sont bien exposés par cette saison.

Pourquoi Hannah Baker s’est-elle donc suicidée ? Cette adolescente aux multiples qualités – humour, esprit délié, générosité, talent littéraire… – est une hypersensible, caractère peu enclin à la vie sociale. Elle n’est pas sans défaut, c’est une fille compliquée. Dans la première saison, on découvre que le drame s’origine dans le « slut-bashing » qui l’a frappée. Ce phénomène s’est exacerbé avec le développement des réseaux sociaux ces dernières années, et peut se révéler dévastateur, comme l’a montré Michel Franco dans son génial Despuès de Lucia.  L’effet de groupe, de meute peut être pernicieux : il n’est pas jusqu’aux plus bienveillants et aux plus amènes, qui ne soient amenés à en participer. D’ailleurs Hannah en était : ancienne bourreau faisant subir du harcèlement scolaire pour réussir à s’intégrer, elle a fini par connaître son envers, la position de victime autrement plus douloureuse, malgré tout le mal que s’infligent à eux-mêmes les tortionnaires.

C’est le monde social qui est responsable. Toute cette seconde saison est tendue par cette question, que sous-tend la construction des épisodes par le procès. L’école, en effet, n’est qu’une micro-société, et si le devenir des élèves dans le monde social ne saurait être calqué sur la position qu’ils y tiennent, il ne leur en offre pas moins le précipité le plus redoutable et le plus dur des attentes qu’ils peuvent espérer combler dans la société une fois adulte. Émile Durkheim l’avait parfaitement mis au jour, lui qui soutenait dans Le Suicide : « le taux social des suicides ne s’explique que sociologiquement. C’est la constitution morale de la société qui fixe à chaque instant le contingent des morts volontaires. Il existe donc pour chaque peuple une force collective, d’une énergie déterminée, qui pousse les hommes à se tuer. Les mouvements que le patient accomplit et qui, au premier abord, paraissent n’exprimer que son tempérament personnel, sont, en réalité, la suite et le prolongement d’un état social qu’ils manifestent extérieurement.[2] ». Or, les facteurs sociaux du suicide sont bien exposés par cette saison. 13 raisons expliquant le geste d’Hannah, semble supposer le titre même de la série. Pourtant, plutôt que 13 raisons individuelles, imputables à autant de personnes différentes, il est loisible de subsumer ces motivations sous quelques facteurs structurels déterminants.

Il y aurait d’abord le grégarisme, on l’a vu, c’est-à-dire les mécanismes qui poussent à suivre le groupe quand bien même il dissoudrait les habitus et singularités de chacun dans une fausse unité collective. On trouverait également les défaillances de la formation et la primauté des intérêts personnels de l’équipe pédagogique et dirigeante du lycée. Le cas de Kevin Porter, le CPE, en est l’exemple le plus développé par la série, qui s’il s’escrime à réparer ses fautes dans cette deuxième saison, manquait à son devoir dans la première lorsqu’il échouait à inférer des implicites d’Hannah l’imminence du passage à l’acte.

Mais d’autres enseignants ont également manqué à leurs responsabilités : comme ce professeur d’éducation sportive, coach de l’équipe de baseball du lycée, autrement préoccupé par les victoires de sa team que par les déboires des victimes. Il finit d’ailleurs par menacer implicitement Porter, obstacle potentiel aux succès sportifs qu’il espère probablement faire fructifier en capital symbolique. De la volonté de se racheter de Porter, louable car altruiste, au service des élèves, il n’a que faire. Que le capitaine de son équipe soit un violeur semble moins lui importer que les bénéfices que celui-ci, excellent joueur et leader naturel, peut lui apporter. Et le directeur du lycée n’est pas en reste, qui considère ce drame à l’aune des effets délétères qui pourraient toucher et entacher l’image de l’établissement scolaire. L’intérêt des élèves semble lui être bien subsidiaire : il n’a pas jugé nécessaire d’écouter les cassettes qui ont été diffusées sur le net. Ainsi, la responsabilité incombe, en tout cas très largement, à l’école; si l’issue du procès conteste cette assertion, ce n’est pas étonnant, tant on sait combien la justice rend de facto rarement justice. D’ailleurs, cette saison montre bien combien le capital économique, social et symbolique dont disposent les gens importe dans un procès. Bryce (qui a violé Hannah dans son jacuzzi), tout fils de riche qu’il est, le sait trop bien et s’en pique, ses parents ont beaucoup de relations haut placées, et ils contribuent au financement même du lycée : malgré le fait que le viol qu’il a fait subir à Jessica (Alisha Boe, magnifique et bouleversante) ait été avéré et reconnu, il n’écopera que de trois mois de mise à l’épreuve. Jessica, elle, est métissée, afro-américaine : lourd handicap pour la justice à l’heure où la situation des noirs aux États-Unis est devenue explosive à force d’être maltraités.

L’ ironie vient donc de ce que le personnage le plus don juanesque de la série soit devenu le plus conscient, le plus réflexif et le plus critique à l’endroit des mentalités patriarcales qui lestent la sexualité hétérosexuelle.

On en arrive donc à la domination masculine (qui recoupe en partie le grégarisme) : ce que montre bien cette deuxième saison, c’est comment et combien tout le monde ou presque intériorise tout un ensemble de schèmes de pensée, de représentations dominantes et de normes comportementales qui sont dispensés, subrepticement en général, par la société. En pâtissent la réflexivité et l’éthique des individus : les phénomènes grégaires les minent ou les refoulent aisément, on l’aura compris, mais de façon plus sourde et sournoise, ceux qui semblaient a priori les moins prompts à penser et à agir du côté de la domination se retrouvent, malgré eux – c’est la violence symbolique– à l’accepter et à la reconduire. Ainsi, certains seront surpris de voir Alex, personnage éloigné de la meute patriarcale, s’enferrer dans des réflexes sexistes socialisés : à la soirée chez Bryce, alors qu’il est en train de jouer à la console avec Marty, il entend des cris venus apparemment d’une fille, et ne trouve rien d’autre à subodorer qu’il s’agit « sûrement encore d’une salope bourrée» et, malheureusement, à rester passif alors que c’est son amie Hannah qui est en train de se faire violer…

Pas moins surprenants sont les propos de Clay lorsqu’il confie (à demi-mots) à Justin qu’il ne peut supporter la découverte de la relation qu’elle a entretenue avec Zach : ce garçon si poli qu’il demande aux filles si elles sont sûres de vouloir coucher avec lui (au moment de passer à l’acte), semble soudain être pris d’aversion pour celle dont il était épris, qu’il aime encore d’ailleurs, comme si elle s’était soudain déprise d’une pureté fantasmée, et qu’elle l’avait en quelque sorte trahi. Non sans ironie, c’est Justin qui remet Clay à sa place et se révèle ainsi en féministe perspicace : il blâme violemment Clay, car ce n’est pas parce qu’une fille a une liaison avec un garçon ou deux en quelques mois qu’elle est une «traînée » indigne, non, et Justin est bien placé pour le dire, lui qui a couché déjà avec tant de filles. L’ ironie vient donc de ce que le personnage le plus don juanesque de la série soit devenu le plus conscient, le plus réflexif et le plus critique à l’endroit des mentalités patriarcales qui lestent la sexualité hétérosexuelle. Belle évolution que celle de Justin, que la rue, la misère et les épreuves (la rupture de Jess et la drogue notamment) ont fait grandir. L’addiction aux drogues dures est d’ailleurs montrée sans complaisance, dans les aspects les moins ragoûtants qu’elle revêt : vomis et emprise sont de la partie.

Dans cette incorporation de la domination masculine, la série insiste, avec justesse, sur la culture du viol dont est infusée la société américaine actuelle, et dont l’affaire Weinstein a sonné le caractère insupportable et révoltant. Jessica et Hannah ont été violées par Bryce, mais elles ne sont pas les seules. Dans cette seconde saison, deux évènements saillissent tout particulièrement par leur portée féministe.

D’une part, la découverte d’un endroit dénommé « le Clubhouse » près du terrain de base-ball du lycée, dans lequel de nombreuses filles ont été abusées sexuellement par des sportifs, notamment Chloé, la copine de Bryce. Il s’agit, évidemment, d’une métaphore de cette culture patriarcale, qui lorgne vers l’affaire Weinstein.

D’autre part, la succession imaginaire (non-congrue à la logique narrative) de personnages féminins témoignant lors du procès du harcèlement ou des viols qu’elles ont subi, dans divers contextes et sous de multiples modalités. « Je ne connais pas une seule femme qui n’ait pas subi d’abus sexuel, de maltraitance, ou pire. Pas une seule. » affirme Olivia Baker au terme du procès, nous rappelant qu’il est plus difficile d’être une femme qu’un homme dans notre société. Si le message semble confiner au didactisme, la façon dont il est glissé dans le récit et s’imbrique aux enjeux narratifs l’empêche d’y céder tout à fait. Certes sa signification ne tremble pas, mais à l’heure où tremblent les modalités des rapports hommes-femmes, il fallait bien prendre ce pas.

La série se montre particulièrement pertinente dans sa réflexion dialectique sur le mouvement MeToo.

Du reste, ce risque de pédagogisme est définitivement oublié grâce à l’une des dernières scènes, l’une des plus heureuses : Jessica trompe Alex avec Justin. On ne cautionne pas forcément la tromperie, mais on salue la force du geste de Jess. D’aucuns ont taxé ce choix de faiblesse ; ils ont tort, car il s’agit pour cette jeune femme de se réapproprier son corps et de faire valoir ses désirs sexuels de façon autonome et active. À ce titre, l’allusion au débat sur « Balance ton porc » est toute sagace. Justin la complimente sur son physique, « you’re beautiful », avant de se rétracter et de s’excuser, à la grande surprise de Jessica : non, aimer mon apparence et me le déclarer ne fait pas de toi un harceleur, encore moins un violeur, semble-t-elle penser, et l’agression qu’elle a subie ne doit pas l’empêcher d’avoir une vie sexuelle épanouie. Ce faisant, Jess déconstruit mine de rien un certain nombre d’excès féministes, ou plutôt prétendus tels, qui auraient fini par considérer, du moins envisager, que ce genre de compliments pouvaient ressortir au harcèlement sexuel. Ainsi la série se montre-t-elle particulièrement pertinente dans sa réflexion dialectique sur le mouvement MeToo, dont la nécessité est avérée, et doit aboutir à des avancées pour la cause des femmes, mais qu’il faut prémunir de potentiels excès qui la desserviraient, lesquels sont sans doute inhérents à tout changement de paradigme dans l’histoire de l’humanité. De plus, en étant à l’initiative, pour ainsi dire « active », Jessica s’arrache – dans une certaine mesure – aux injonctions patriarcales. Comme l’écrit Pierre Bourdieu dans La domination masculine : « Si le rapport sexuel apparaît comme un rapport social de domination, c’est qu’il est construit à travers le principe de division fondamental entre le masculin, actif, et le féminin, passif, et que ce principe crée, organise, exprime et dirige le désir, le désir masculin comme désir de possession, comme domination érotisée, et le désir féminin comme désir de la domination masculine, comme subordination érotisée, ou même, à la limite, reconnaissance érotisée de la domination. [3]» Or Jess, insoumise qu’elle est, héroïne féministe des millenials, déjoue la construction sociale de la sexualité hétérosexuelle, en reprenant le désir à son compte, pour elle et non pour sacrifier à la libido et à la domination de l’homme. C’est qu’on n’imagine mal Justin retombant dans ses travers virilistes ou, en tout cas, inféodés à la meute masculine, comme lorsqu’il montrait une photo quelque peu dénudée d’Hannah à sa bande de copains, qui finissait par être diffusée sur le net. On l’imagine mal, de même, appréhender le geste de Jess, après tout ce qu’elle a subi, son viol et ses conséquences, comme un geste de soumission à l’homme. C’est un geste d’amour. Or, Bourdieu le dit bien dans son post-scriptum de La domination masculine, rompant avec l’image excessivement pessimiste et déterministe que certains lui ont prêté, l’amour (et l’amitié) est la voie par laquelle les rapports de domination peuvent être suspendus. Non pas dissous, certes, le monde est mauvais et le restera on le sait bien, mais la suspension qu’elle permet offre un écrin propice aux épiphanies et à la liberté d’être soi, sans étiquette, sans devoir se conformer aux diktats et aux injonctions du monde social. Peut-être pêche-t-on par naïveté ; à voir dans la prochaine saison.

L’amour donc, mais aussi l’amitié. « Parce que c’était lui, parce que c’était moi », la phrase de Montaigne a fait florès, qui est souvent usitée, à tort, à propos de l’amour, ce qui n’est pas anodin. La série montre à quel point les amitiés sont fragiles, le peu qu’il faut pour les détruire ou les remplacer. On a tous connu ces deuils amicaux, résultats disparates de disputes, de colères ou parfois d’éloignements plus ou moins subreptices. Que choisir, et qui, entre l’amitié et l’amour, entre un meilleur ami qu’on a connu dès l’enfance et nous a sauvé des griffes des enfants harceleurs, et la fille que l’on connaît depuis peu mais dont on sait, ou croit savoir qu’elle est la femme de sa vie, et dont on n’envisage même pas de se passer ? C’est Justin :  le dilemme moral qui se présente à sa conscience et le tourmente se double de l’affectif, et dans cette confusion inextricable, les adolescents ne sont pas les mieux à même d’adopter les bons choix.

La labilité des amitiés est thématisée : Clay et Justin, Alex et Zach, voilà des duos qui semblaient assez improbables au regard de la première saison, le clan des sportifs étant peu enclin au mélange avec les « geeks » ou avec ceux qui n’appartiennent à aucun groupe précis. Les amitiés se font et se défont, et le courage que montrent certains de quitter leur groupe et leur préférer des amitiés à peine naissantes, balbutiantes, est exemplaire, car tributaire d’un rejet difficulteux au nom d’un éveil moral, mettant en péril son futur, son capital social. C’est Zach : il sacrifie le tracé de son avenir à la probité et à la mémoire d’Hannah. Celui qui s’ingéniait à n’être ni victime ni bourreau a compris que cette position n’était plus tenable ; ce fils à maman calibré pour être l’enfant parfait s’est décidé pour une vie moins raisonnable eu égard aux exigences du monde social, mais plus conforme à la morale qu’il s’est donné à lui-même, au sens de la justice dont il s’est épris.

L’amitié peut également être une valeur suprême et refuge. Elle peut être investie comme nul autre domaine de la vie, devenant la raison (principale) d’exister. C’est Tyler : du fait de son isolement, il voit dans son amitié naissante mais rapidement fusionnelle avec Cyrus une voie de secours, la seule capable d’obvier à sa position de paria et de souffre-douleurs du lycée et de connaître des moments de félicité. Lorsque leur amitié bat de l’aile, sous le coup d’un terrible malentendu (il entame une relation avec sa sœur, mais la blesse par des mots qu’il ne pense pas), c’est tout le monde de Tyler qui s’effondre. Lorsqu’au jour de son retour du lycée, après avoir connu une période d’exclusion, il tente de redevenir ami avec Cyrus mais que celui-ci refuse, on le voit accablé. Suivra un viol mis en scène assez crument, les sportifs du lycée prenant un manche à balai pour le sodomiser dans les toilettes. La scène a provoqué de nombreuses réactions, certains l’ont fustigé et se sont dits scandalisés ; pourtant la crudité de sa monstration (relative en regard d’autres œuvres, on pense notamment à Gaspard Noé…) sert et renforce la dénonciation. Selon le créateur de la série Brian Yorkey, ce genre de pratiques se serait largement répandu aux Etats-Unis ces dernières années, et en faire fi aurait été dommage.

Au dernier épisode, Tyler veut se venger à coup d’armes à feu, risque de tuerie collective qui résonne avec l’actualité et rappelle fatalement le drame de Columbine et Elephant de Gus Van Sant. Mais les motivations de son geste ne sauraient être cantonnées au viol qu’il vient alors de subir. Il en est certes de facto le détonateur, mais la fin de son amitié avec Cyrus, qui comptait tant pour lui, n’y est sans doute pas étranger.

La mise en scène n’est pas ce qui frappe le plus en voyant cette saison, ni l’intégralité de la série du reste. Elle est fonctionnelle, sans être plate ; transparente (généralement), sans être ingrate. Elle n’en brille pas moins, sporadiquement, de belles idées.

Une solidarité entre les victimes collatérales du drame est ainsi érigée par la caméra et ce montage de rimes plastiques.

Dans cette deuxième saison, le travelling avant est utilisé à quelques reprises seulement. Dans l’épisode 3, alors que Kevin Porter, le CPE, entretient son psychologue (que le cadrage cache par un pan de mur) de la situation et des turpitudes qui l’accablent, un travelling avant extrêmement lent, presque imperceptible, nous approche de lui, et cette lenteur est une forme de douceur qui renseigne sur la douleur de Porter et ménage une durée dilatatoire nécessaire à son lent rétablissement. A ce plan-séquence d’une minute succède un plan sur un verre de vin, pour quelques secondes d’un semblable travelling : il appartient à la séquence suivante, posé sur la table dans la maison de Jessica, mais il rassemble le désespoir confus qui accable le CPE et celui de l’adolescente traumatisée.

Aussi le plus remarquable dans le déploiement stylistique de cette saison, c’est le soutien des formes aux endeuillés et aux victimes que permettent notamment le montage et la récurrence de certaines figures. Et ce dès le premier épisode, où un mouvement circulaire apparaît à deux reprises en son début. La première fois, la caméra tourne autour d’Olivia Baker pendant une bonne demi-minute, alors qu’elle évoque avec son avocat les stratégies à adopter pour le procès de sa fille. La seconde occurrence apparaît une minute plus tard, seulement différée d’une courte scène d’introduction du procès. Alex aperçoit Jessica qui arrive au lycée pour l’accompagner et le soutenir dans son retour au lycée (après sa tentative de suicide dans la première saison). Certes, cela ne dure pas plus de dix secondes, autour du visage d’Alex, mais la réitération plastique est frappante, et intervient très vite après la première occurrence. Une solidarité entre les victimes collatérales du drame est ainsi érigée par la caméra et ce montage de rimes plastiques.

Mais elle est, en fait, déjà à l’œuvre au tout début de l’épisode. La caméra s’avance lentement vers le visage de Jessica, au téléphone dans sa chambre. Puis raccord, agrémenté d’un pont sonore, vers un plan d’Olivia Baker en pleine de séance de tir (avec arme à feu), moyennant un travelling latéral, puis un travelling avant vers elle au plan suivant.

Contiguïté des plans, mouvements des cadres et liaison sonore sont ainsi combinés pour associer les deux personnages, pour solidariser – plus que pour souligner – leur lutte contre Bryce et, partant, la culture du viol et l’injustice (sociale).

Les deux premiers épisodes possèdent la mise en scène la plus aiguisée de la saison. Il n’est pas anodin qu’ils aient été réalisés par un cinéaste reconnu, Gregg Araki l’auteur de Mysterious Skin et de Kaboom, dont l’œuvre thématise notamment l’adolescence et l’homosexualité, et qui avait déjà mis en scène deux épisodes dans la première saison. On remarque qu’à chacune des apparitions d’Hannah, ou plutôt de son fantôme, qui hante l’esprit et la conscience de Clay, un mouvement de caméra plus ou moins léger se manifeste et l’accompagne. Comme si les turpitudes, les tourments de l’âme du protagoniste devaient se matérialiser, et prenaient ainsi tout son poids, refusant la dimension évanescente que peut revêtir une apparition fantomale.

De même, le deuxième épisode présente à deux reprises un système de double voire de triple surcadrage d’un personnage : d’abord vers le milieu de l’épisode, Olivia Baker est surcadrée par les portes de sa maison, puis un peu plus tard, c’est au tour de Clay, alors qu’il entre chez lui, d’être filmé de façon astucieuse dans l’embrasure de la porte d’entrée qu’il vient de refermer elle-même montrée, grâce à l’angle du cadrage, dans une autre ouverture. Ce filmant, Araki met en exergue l’enfermement que subissent ces personnages, obligés de continuer une vie devenue amoindrie, circonscrite, étiolée, en même temps qu’il noue un lien tout particulier entre ceux qui souffrent le plus de la mort d’Hannah, Olivia et Clay. D’autres exemples de cette politique infusée d’un travail plastique auraient pu être cités.

Que reprocher, alors, à cette seconde saison ? Eh bien quelques incohérences, et certains « passages en force » narratifs qui contreviennent à la science dramaturgique dont fait preuve la série, au patient souci de vraisemblance.

Mais ce soutien des formes aux formes de soutien trouve son acmé, et comme son point d’arrivée, dans l’une des dernières scènes, déchirante mais comme mordue de joie. C’est le bal de fin d’année : Clay et ses amis s’amusent et dansent sur la piste, se dépensent et se prennent en photo, mais soudain surgit une musique, « The Night we met » de Lord Huron, qui n’est autre que la chanson d’Hannah et Clay – sur laquelle ils dansaient un slow quelques mois plus tôt. Lequel, sous le choc, marche lentement au milieu de la piste, aveugle à ce qu’il voit puisque tout à son audition, et à ses réminiscences. Ses amis marchent alors vers lui, et tous forment communauté, celle du deuil mais aussi de l’espoir, cimentée par les prises de conscience et sédimentée par le déploiement des formes. Force est d’observer, en effet, l’apparition d’une figure circulaire, et ce de deux manières.

La première, à travers la caméra, qui tourne autour de Clay en dessinant plusieurs cercles, comme si ce mouvement d’appareil qui ponctue cette deuxième saison – on l’a esquissé – se cristallisait dans ce moment de grâce, où la tristesse le dispute à une joie discrète.

La seconde tient à la scénographie, c’est sa figuration par les corps : le cercle constitué autour du notre héros est constellé des premiers souffrants comme des plus repentants, et sa beauté flamboie du tressage de la mise en scène et du montage qui l’y ont conduit. Car les deux manières de cercle finissent par se télescoper, se rencontrer et, pour ainsi dire, faire corps. On en tremble encore.

Puissance sporadique de la forme, moins emphatique qu’empathique, qui n’empêche pas des pointes d’humour d’être instillées dans cette seconde saison, lesquelles étaient moins présentes dans la première, trop étincelante de sa monochromatique noirceur. Ces surgissements sont souvent inopinés. Cocasse : Sky, la copine de Clay, venue sans prévenir chez les parents de celui-ci, est en train de cuisiner des pâtes fraîches avec le père, toute sémillante, qui se met à lancer l’une d’entre elles au mur, puis une autre, tout sourire, c’est qu’il faut bien savoir si elles sont al dente ! Arrive alors le moment de dîner, et l’humour prend un tour truculent : Sky cherche de sa main le sexe de Clay, sous la table, devant les parents qui demandent ce qu’ils font pendant tout le temps qu’ils passent ensemble. Et le couple adolescent de quitter brusquement la table, « les pâtes c’est bourratif », le jeune homme cachant comme il peut son érection, derrière le corps de sa copine bipolaire en pleine phase maniaque.

Plus audacieux « politiquement » : Jess demande à son père ce qu’il reproche à sa nouvelle amie Nina, lui demande si le problème vient de ce qu’elle traîne avec des jeunes noirs, ce qui confond le père (noir) qui lui demande si elle l’a bien regardé ces derniers temps, et alors un blanc traîne vaguement entre les deux, rapidement dissous dans des éclats de rire communicatifs, l’absurdité de la situation étant patente, et ce type d’humour « risqué » des plus réjouissants.

Que reprocher, alors, à cette seconde saison ? Eh bien quelques incohérences, et certains « passages en force » narratifs qui contreviennent à la science dramaturgique dont fait preuve la série, au patient souci de vraisemblance. Par exemple, la façon dont Tyler perd brusquement la confiance de son ami Cyrus manque de crédibilité. On regretta également quelques afféteries dans lesquelles se drape la mise en scène, en particulier cette poignée de ralentis gratuit, disgracieux et maladroits.

La musique, de même, n’est pas à la hauteur de la première saison : on sent que la production a trop visé le plus grand nombre, oubliant les incursions moins mainstream de sa première saison comme Hamilton Leithauser, Joy Division, ou la géniale Angel Olsen (« Windows » !) pour leur préférer One Republic ou Selena Gomez (elle fait partie des productrices…). Balourde est également la musique lorsqu’elle ne fait que redonder la tonalité d’une séquence ou d’un moment : comme lorsque débarque Justin au lycée, et qu’une flopée de percussions déboulonne avec fracas pour surligner le choc que provoque ce retour, pour lui comme pour les lycéens qui le dévisagent.

Mais c’est surtout le personnage de Bryce qui pose problème : certes, il s’humanise un peu, on découvre petit à petit la souffrance qu’a pu être la distance, l’éloignement de ses parents, prompts à partir en vacances dans de lointaines destinations, ou à travailler plus que de raison, et on comprend qu’il est en dernier ressort lui-même victime d’un système social qui incline à un certain nombre de schèmes de pensée et partant, de comportements inacceptables. Mais Bryce demeure un personnage assez monolithique ; il ne bénéficie pas, ou pas autant, de la multiplicité des facettes contradictoires qui rendent les autres personnages, ou la plupart, à leur complexité protéiforme et irréductible d’être humain. Moyennant quoi Bryce apparaît comme un monstre, et force est de reconnaître qu’on aime à détester ce monstre, ce qui n’est pas sans poser problème : ce qu’on gagne en force d’engagement, en persuasion politique, pour la cause féministe, on le perd en démocratie empathique.

Changer le monde plutôt que s’y soustraire : voilà ce que vise l’engagement de cette œuvre.

C’est certainement une nécessité, au regard des circonstances toutes particulières de la production de cette saison. Il incombait à 13 Reasons why de faire valoir son engagement contre la domination masculine, quitte à sacrifier parfois le sens de la nuance à la puissance de l’évidence, et la saison 3 dont on espère que certains détracteurs n’empêcheront pas la sortie, achèvera, on l’espère, d’en faire une série indispensable autant par souci préventif dans les écoles que par nécessité esthétique pour l’Art.

Certains détracteurs ont réclamé d’interdire la diffusion de la série, car ils y voyaient une sorte d’éloge du suicide, ou du moins une certaine complaisance dans son traitement. C’est faire bien peu confiance au jugement et à l’esprit critique des adolescents, qui savent certainement arbitrer et faire la part des choses. Au contraire : la série serait plutôt, en creux c’est vrai, une célébration de la vie. Ce n’est pas parce qu’une œuvre est noire et se concentre sur un suicide qu’elle fait voir la vie en noir ni qu’elle appelle à en finir. 13 Reasons why, ce sont 13 raisons qui ont motivé l’acte d’Hannah, ce sont 13 visions individuelles sur ce drame, mais c’est aussi une myriade de raisons d’aimer la vie, malgré tout, ne serait-ce que précisément pour la joie de la rendre meilleure. Jess l’a bien compris (à la toute fin), alors que Justin lui fait part des envies d’en finir qui l’ont tiraillé et lui demande si c’est également son cas, elle lui répond : « Non, jamais. Malgré tout ce qui m’est arrivé, je ne l’ai jamais envisagé.» Un viol traumatisant, le sentiment de ne plus s’appartenir, le dégoût de son corps, les insupportables réminiscences et les pleurs incessants : un parcours des plus douloureux mais jamais ne serait-ce que songer à se donner la mort. Un désir de vie, malgré tout, « there is a light that never goes out » clamait Morrissey. Si un lyrisme cafardeux baigne la série, jamais il ne somme au suicide. Il décline patiemment les failles d’un système social qui y conduisent, en exhortant à le transformer et, partant, à s’arracher à ses dérives qui peuvent tourner si rapidement au point de non-retour. Changer le monde plutôt que s’y soustraire : voilà ce que vise l’engagement de cette œuvre.

On a lancé des pistes, on n’a pourtant rien dit : cette œuvre mériterait un livre entier pour mettre au jour sa densité. Réjouissons-nous de vivre et de pouvoir revoir avec une joie mâtinée de tristesse, une délectable mélancolie, cette grande série télévisée.


[1] Tristan Garcia, Six Feet under. Nos vies sans destin, Paris, Presses Universitaires de France, p. 158.

[2] Emile Durkheim, Le Suicide, Paris, Presses Universitaires de France, 1930, p. 336.

[3] Pierre Bourdieu, La Domination masculine, Paris, Editions du Seuil, 1998, p. 37.

Aurélien Gras

Critique, Doctorant en études cinématographiques

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Notes

[1] Tristan Garcia, Six Feet under. Nos vies sans destin, Paris, Presses Universitaires de France, p. 158.

[2] Emile Durkheim, Le Suicide, Paris, Presses Universitaires de France, 1930, p. 336.

[3] Pierre Bourdieu, La Domination masculine, Paris, Editions du Seuil, 1998, p. 37.