Stanley Cavell, une vie pour la démocratie
Il est étrange de ressentir un tel sentiment de perte à propos d’un philosophe dont l’œuvre est depuis longtemps achevée ; une oeuvre qui est désormais un « classique » contemporain, car l’œuvre de Stanley Cavell (1926-2018) est une des quelques grandes du XXe siècle, et en résume admirablement et très singulièrement l’apport philosophique. La perte s’explique parce que Stanley Cavell était un penseur si « personnel » qu’il est encore difficile de distinguer son écrit et sa voix, sa personne, parce qu’il était le penseur même de la voix, celle qui porte le langage, qui est signe de vie et d’intelligence, expression du soi. On a insisté ces derniers jours, en France et aux Etats-Unis, sur le génie éclectique de Cavell, les différents objets qui ont été les siens (Wittgenstein, Austin, Shakespeare, Beckett, le cinéma hollywoodien, le romantisme américain d’Emerson et Thoreau, le modernisme en art). Mais il faut garder en tête ce qui est réellement le moteur de son œuvre, l’ambition de réintroduire la voix humaine en philosophie (et au sein même de la philosophie analytique, tradition dont il est parti), de faire reconnaître en philosophie le fait que le langage est dit, par une/des voix humaine dans un contexte social.
Ce projet se double de la volonté de faire entendre une voix philosophique américaine, faisant écho à celle de Ralph Waldo Emerson, fondateur de la figure de « l’intellectuel américain » (c’est ainsi qu’on peut traduire approximativement le titre de sa conférence « The American Scholar »). Cavell ne l’aurait pas exprimée en ces termes mais son ambition était bien de réaliser la figure – apparemment impossible – d’un intellectuel américain, alliant comme Emerson inventivité conceptuelle et exigence démocratique de réalisation de soi et de fidélité à sa pensée.
Au moment de boucler en 1969 son premier livre, Must We Mean What We Say ? (Dire et vouloir dire, Le Cerf, 2009) où il est question de langage, de théâtre, de scepticisme, de modern