Ecole

Transformer l’école maternelle ?

Inspecteur de l’Éducation nationale, président de l’institut de recherches de la FSU

Alors que s’ouvre à Nancy le Congrès de l’AGEEM ( l’Association générale des enseignants des écoles et classes maternelles publiques), le rôle dévolu à l’école maternelle reste l’objet de vifs débats. Derrière le volontarisme affiché du ministre de l’Éducation nationale, l’instrumentalisation de la fausse querelle entre « socialisation » et « d’apprentissage » empêche une véritable réforme.

Le printemps 2018 a été marqué par la publication d’une note de France Stratégie et par l’organisation d’assises de la maternelle. Une apparente convergence des analyses insistait sur l’excessive primarisation de l’école maternelle et sur la nécessité d’orientations minorant les objectifs de savoirs pour affirmer ceux de l’épanouissement. À cela s’ajoutait l’affirmation de l’inadaptation des professeurs, manière euphémisée de reprendre la méprisante expression de Xavier Darcos qui avait résumé les activités professionnelles des enseignants de maternelle à la surveillance de la sieste et au changement de couches. Cette convergence de discours semble annoncer une volonté d’en finir avec le modèle de l’école maternelle française, tout au moins avec sa structuration scolaire. Les propos de Boris Cyrulnik, organisateur en mars des assises consacrées à la scolarité des tout-petits, allaient clairement dans ce sens, fondant l’essentiel dans la relation affective et l’attachement. Mais subsiste un doute sur l’adhésion réelle du ministre à cette perspective.

 

Publicité

Jean-Michel Blanquer définit l’école maternelle comme l’école de l’épanouissement et du langage. Par cette affirmation, il entend résoudre la fausse querelle « socialisation versus apprentissage ». Nous partagerions volontiers la conception d’une école maternelle dépassant ce clivage, mais reste entière la question d’une visée trop précoce d’objectifs d’apprentissage qui, inadaptés à l’âge des élèves, produisent des inégalités qui risquent de se maintenir tout au long de la scolarité. Et c’est là que le propos ministériel est ambigu car s’il laisse, lors des assises, se tenir un discours mettant fortement en cause une primarisation excessive, il n’en recommande pas moins un apprentissage du langage fondé sur la répétition, à l’instar, dit-il, de gammes sciemment apprises par cœur… une telle affirmation ne l’empêchant pas de défendre par ailleurs que la maternelle soit « un bain de langage ».

Nul doute que la pédagogie soit une recherche permanente d’équilibres plutôt qu’une certitude méthodologique mais l’équilibre des propos de Jean-Michel Blanquer semble surtout reposer sur la volonté démagogique de ne déplaire à personne. Et cela ne suffit pas à masquer sa volonté d’un démarrage précoce des apprentissages instrumentaux et notamment de ceux qui correspondent à sa conception syllabique de l’apprentissage de la lecture. Il en résulte une vision où les exercices construisant les relations entre lettres et sons ont une importance majeure. Parfois le ministre définit l’enjeu essentiel de la réussite en maternelle dans la prise de conscience d’une « découpe en unités sonores ». C’est un objectif nécessaire de la maternelle mais on ne contribuera pas à construire de manière égalitaire une culture de l’écrit et ses usages sociaux en surestimant cet impératif technique et en en faisant le cœur des apprentissages. Le problème du primat de l’apprentissage instrumental est analogue en mathématiques où plutôt que de parler de la construction progressive du sens du nombre, le ministre préfère évoquer la capacité de compter jusqu’à 30 en fin de grande section.

Le décalage entre les discours de Boris Cyrulnik et de Jean-Michel Blanquer sera-t-il amené à se résoudre dans un clivage où la grande section affirmerait son caractère préélémentaire et la primarisation de sa pédagogie alors que les classes précédentes échapperaient au giron scolaire ?

Obligation à trois ans

Dans un tel contexte, l’annonce d’une obligation à trois ans aurait pu être perçue comme rassurante et comme constituant une affirmation forte de l’école maternelle dans son périmètre actuel. Mais ce ne pourrait être qu’un leurre : en effet la loi française exige l’instruction et non la scolarisation. Difficile donc d’être sûr qu’une telle mesure aurait une valeur symbolique forte qui sanctuariserait l’école maternelle. D’autant que cette obligation à trois ans ne changera rien sur le plan de la scolarisation car depuis les années 1990, les fluctuations du taux de non-scolarisation ne varient pas malgré les variations démographiques, témoignant qu’il est le résultat d’une volonté parentale. Décréter l’obligation d’instruction à trois ans ne signifiera donc pas la scolarisation des 3% d’enfants qui ne vont pas à l’école maternelle aujourd’hui et dont les parents continueront à ne pas vouloir les y inscrire. Permettra-t-elle, pour les enfants inscrits, de lutter contre l’irrégularité de l’assiduité, ce qui pourrait être un objectif pertinent d’amélioration qualitative des parcours scolaires ? Il faudrait initier une véritable volonté institutionnelle pour le faire car des textes réglementaires existent déjà qui requièrent l’assiduité des enfants inscrits mais sont peu utilisés. Quant aux territoires ultramarins où la scolarisation doit être développée, on peut douter que la redéfinition légale de l’obligation puisse constituer une réponse suffisante si elle ne s’accompagne pas d’une volonté déterminée d’y consacrer les moyens.

Et si en réalité l’intention était ailleurs ?

Au-delà de l’effet rassurant d’une annonce dont on nous explique qu’elle sanctuarise l’école maternelle, une telle évolution légale s’avère offrir une véritable opportunité de développement à l’enseignement privé du fait de l’élargissement à l’école maternelle des obligations municipales de financement des écoles privées sous contrat. Les élus ne s’y sont pas trompés qui ont très rapidement exprimé leurs inquiétudes d’autant, qu’en maternelle, les communes ont à leur charge les ATSEM. Le ministère a beau assurer que l’abaissement de l’âge de l’obligation pourrait se départir des contraintes de financement, les juristes en sont moins certains… et les responsables de l’enseignement privé expriment leur satisfaction.

Une maternelle trop scolaire ?

Si l’on en croit France Stratégie, l’école maternelle française serait trop centrée sur les apprentissages académiques et de ce fait, prendrait insuffisamment en compte les objectifs de développement de l’enfant. Dans sa note de mars 2018, l’organisme gouvernemental considère que, malgré les finalités que le code de l’Éducation et les programmes de 2015 ont assigné à l’école maternelle, elle reste trop focalisée sur les apprentissages scolaires et ce, essentiellement du fait de la culture professionnelle des enseignants. Le paradoxe est que cette primarisation de l’école maternelle est loin d’avoir été produite par la culture enseignante. Elle a été largement renforcée par les programmes voulus par Xavier Darcos en 2008 alors que Jean-Michel Blanquer était à l’époque l’un des acteurs-clé du ministère et qu’il exprimait déjà des conceptions de l’apprentissage précoce de la lecture qui renforçaient ces perspectives de primarisation.

Il reste nécessaire d’interroger cette opposition entre fonctions propédeutiques et fonctions éducatives de l’école maternelle que le débat actuel a tendance à poser dans des termes d’exclusion réciproque, là où justement le code de l’éducation et les programmes 2015 ont montré l’articulation possible des deux finalités. Malheureusement les programmes jouent des effets de balancier qui sont peu favorables à la construction d’une culture professionnelle qui deviendrait capable d’intégrer à la fois les perspectives du « vivre ensemble » et celles du « devenir élève ».

La question du langage est particulièrement révélatrice de cette dichotomie : il est parfaitement possible, et bien des travaux didactiques l’ont montré, de concevoir des activités qui servent le développement des compétences langagières sans que cela puisse se confondre avec un exercice scolaire inadapté au jeune âge des enfants de maternelle. Mais c’est pendant le ministère Darcos que les enseignants furent pourtant incités à des formes très artificielles de développement des compétences lexicales comme celle de l’acquisition d’un mot nouveau chaque jour. Il ne s’agit pas de lui préférer une simple immersion dans des activités conversationnelles mais les entre-deux qui concilient la réalité d’une situation de communication avec la nécessité d’une construction didactique ne manquent pas. Les effets de balancier de consignes ministérielles successives et contradictoires sèment le trouble et ne facilitent pas le développement des compétences professionnelles.

Il appartient aux choix politiques de définir l’équilibre par lequel nous voulons que la maternelle ne renonce pas à ses enjeux de savoirs et de culture tout en affirmant qu’ils doivent être appréhendés par une pédagogie et une didactique spécifiques et adaptées au jeune âge des enfants. Le discours de Jean-Michel Blanquer semble affirmer cette recherche d’équilibre mais le repère qu’il a donné pour le définir est celui des programmes de 2008. Or, les programmes de 2008, voulus par Xavier Darcos, centrent les objectifs de l’école maternelle sur l’appropriation des connaissances nécessaires à la réussite du CP. En témoigne notamment le remplacement de l’objectif « vivre ensemble » des programmes de 1995 et 2002 par l’objectif « devenir élève ». Et Jean-Michel Blanquer, d’affirmer dans ses deux ouvrages précédents sur l’école que l’idée centrale de la politique Darcos à laquelle il a largement contribué fut d’affirmer que la mission de la maternelle est de préparer aux apprentissages fondamentaux[1].

Quels objectifs pour la maternelle ?

Comment définir l’ambition de l’école maternelle ?

Dès le XIXème siècle, trois enjeux fondamentaux sont invoqués : l’enjeu de l’éducation des jeunes enfants, celui de la préparation à la scolarité élémentaire et celui de la facilitation du travail des femmes. Mais leurs poids respectifs vont varier suivant les politiques menées.

L’enjeu éducatif est essentiel à l’ouverture des salles d’asile voulues pour assurer une « surveillance maternelle ». On y assure le contrôle social, moral et hygiénique des familles. Dans la rivalité entre la fonction d’assistance et la fonction d’éducation, ce fut pourtant cette dernière qui l’emporta, rattachant donc la prise en charge des 3-5 ans au ministère de l’Éducation nationale et non à celui de la Santé. De ce fait, dès 1837, les programmes prévoyaient d’enseigner des notions élémentaires de lecture, d’écriture et de calcul. Et Pauline Kergomard, elle-même, qui affirmait que l’école maternelle ne pouvait se réduire à sa fonction propédeutique, ne renonça pourtant pas à ces finalités scolaires et augmenta l’ambition des programmes de 1881. Le débat ne cessera pas. Il affirme parfois un rejet catégorique de l’école : « bien que l’ancienne salle d’asile soit devenue aujourd’hui une école, rien du régime scolaire ne doit y être établi. La directrice n’est pas institutrice ; elle est mère ». Il dénonce parfois au contraire une école qui se préoccuperait trop exclusivement de sociabilité.

Mais au-delà de ces enjeux, la finalité essentielle de l’école maternelle doit être l’égalité. Les études convergent pour que la scolarisation en maternelle soit reconnue comme un évident facteur de réduction des inégalités sociales. Mais au-delà du consensus très large qui soutiendra l’affirmation de cette finalité ? Quelle politique sera capable de la favoriser ?

Quelle politique pour une école maternelle de l’égalité ?

L’organisation didactique des apprentissages au sein de la classe est largement contrainte par des effectifs qui sont en France parmi les plus élevés des pays européens. Nul doute que cela a une influence néfaste tant sur le bien-être des élèves que sur leurs apprentissages. A en croire Boris Cyrulnik, il faudrait pouvoir réduire le nombre d’élèves par classe mais si l’on prenait au pied de la lettre son souhait de dédoublement, ce serait des dizaines de milliers de postes d’enseignants qu’il faudrait créer ! Dans le contexte budgétaire actuel, les propos de Boris Cyrulnik ne sont donc que du vent.

Tant que la ligne essentielle de la politique scolaire sera contrainte par les exigences de la réduction budgétaire de l’action publique, nous nous heurterons à la réalité de contextes d’enseignement peu favorables.

Le second élément essentiel est celui de la mixité sociale menacée des écoles maternelles. L’enseignement privé traditionnel contribue à la réduire mais aussi désormais le développement d’écoles Montessori qui prive les écoles publiques d’une partie des catégories sociales favorisées. Nul doute que l’école du langage voulue par le ministre sera d’autant plus difficile à construire que la discrimination sociale se renforcera. Si l’obligation légale à 3 ans s’avérait produire les conditions d’un développement de l’école privée, cela signifierait clairement que les volontés politiques affirmées de démocratisation de la réussite scolaire ne sont que des slogans démagogiques et que le gouvernement a, en réalité, renoncé à l’émancipation sociale, intellectuelle et culturelle des enfants des classes populaires.

Mais ce dont a besoin avant tout notre école maternelle, c’est du développement permanent de la compétence professionnelle de ses enseignants par la formation. La complexité des équilibres pédagogiques et didactiques qui doivent permettre à la fois l’ambition des apprentissages et leur adaptation au jeune âge des enfants ne peut se résoudre dans la seule intention bienveillante. Nul doute que la qualité relationnelle est essentielle mais l’attachement ne peut en rien suffire à développer les savoirs.

Devra-t-on se réfugier dans quelques compétences méthodologiques ciblées qui entraîneront les élèves à discriminer les sons et les lettres en renonçant à l’enjeu fondamental de la confrontation à la culture écrite, celui qui vise à s’en approprier les usages culturels et sociaux mais qui requiert un haut niveau d’expertise professionnelle ? Allons-nous nous contenter d’une bienveillance adulte en la considérant comme capable de se substituer aux qualités expertes d’une compétence didactique ? Aujourd’hui, la plupart des jeunes enseignants n’ont pas été initialement formés à la manière dont cette question de la culture écrite se pose spécifiquement à de jeunes enfants. Et ce ne sont pas les volumes consacrés à la formation continue qui permettent de compenser cette insuffisance notoire.

Plutôt que l’organisation très médiatisée d’assises nationales, l’école maternelle aurait besoin d’une politique volontaire déterminée à consacrer les moyens nécessaires à la démocratisation de la réussite scolaire. Mais, tant que nous serons gouvernés par le diktat de la réduction de l’action publique, nous devrons nous contenter des jeux médiatisés de la déclaration ministérielle et de ses tentatives rhétoriques.

[1] Affirmation reprise dans les deux ouvrages « L’école de la vie » et « L’École de demain »


Paul Devin

Inspecteur de l’Éducation nationale, président de l’institut de recherches de la FSU