Littérature

Genet, Jean, Marcel, matricule 192.201

Écrivain

Plus encore qu’un essai biographique ou d’interprétation, le livre très personnel d’Emmanuelle Lambert, Apparitions de Jean Genet, est une sorte d’hommage à la beauté possible des archives et à leur puissance d’évocation, quand il s’agit de rêver la vérité d’un poète à partir de ses traces, fragmentaires, éparses, émouvantes.

Apparitions de Jean Genet est un livre original et passionnant, qui d’abord agace un peu, avouons-le, lorsque dans le premier chapitre – « La boule » – son auteure pose sa voix, cherchant l’équilibre entre sa vie et les visions qu’elle va donner de Jean Genet, à travers une sorte de quête en fragments, d’archive en archive, à la recherche toujours fuguée d’une révélation à venir et jamais là, à l’image de l’écrivain aimé. Emmanuelle Lambert, que l’on connaît pour ses travaux sur Alain Robbe-Grillet, entre autres, et qui a consacré une thèse au théâtre de Genet, commence en effet par raconter comment elle a découvert l’auteur des Bonnes, en marge de l’école, par hasard, à 20 ans, à la faveur d’une simple édition de poche : choc immédiat, « boule » au ventre, début d’une passion qui la mène à l’étude, à l’université, et boucle qui se boucle, la boule abolie avec ce livre, peut-être, quand on lui propose, vingt ans plus tard, en 2016, l’organisation d’une exposition au MUCEM de Marseille, sous le beau titre de « L’échappée belle ».

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Sans trop s’y attarder, mais non sans théâtralité, Emmanuelle Lambert explique alors quels échos l’œuvre de Genet a pu spontanément trouver dans sa propre histoire familiale, « où les filles vengeaient leurs mères des offenses qu’elles avaient subies, et plus particulièrement des vexations sociales », pour susciter ainsi une sorte de vocation de chercheuse, en un temps où Genet restait un pur paria dans le monde académique. « À cette époque, explique-t-elle, dans les années quatre-vingt-dix, sa réputation de pornographe homosexuel dérangeait encore et son engagement politique choquait… Ma mère trouvait cet emballement très étrange, mes professeurs me le déconseillaient. L’Université était formelle : Genet, pas rentable pour la carrière. » N’est-ce pas un peu exagéré ? Dès avant sa mort en 1986, on s’en souvient bien, Genet est par exemple au programme des concours des « grandes écoles », et même s’il est alors évidemment discuté, comme il le sera toujours, ce n’est pas un tel défi, héroïque ou incongru, que de l’élire pour objet de mémoire ou sujet de thèse ! Mais qu’importe ? Il fallait sans doute à l’auteure (re)dire cette appropriation autrefois si intimement vécue pour qu’ensuite se déploie une manière de voyage, de séquence en séquence, sur les traces du poète – pour « boucler la boule », si l’on ose dire.

Et ce sont des lieux, à partir de là, que donne d’abord à imaginer Emmanuelle Lambert : le Fort Saint-Jean à Marseille, où se tient l’exposition préparée et dont l’histoire invite à une rêverie onomastique « à la Genet », puis les diverses sites où se trouvent les dépôts d’archives, de l’administration et de la police, par exemple, tandis que le dossier des archives militaires peut être numérisé et adressé par mail, ce qui évite « le déplacement au Blanc, dans l’Indre, au Dépôt central des archives de la Justice militaire » mais oblige à « s’acquitter de frais. En tout, cinq euros. » . On cite ces lignes qui peuvent sembler de détail, parce qu’elles signalent ce qui fait pour beaucoup l’intérêt et le vrai charme du livre : on est ici dans le concret de la recherche, aux prises avec la matière des traces, des pièces, lettres, documents judiciaires ou administratifs, rapports psychiatriques, coupures de presse,  entretiens ou articles… Tout ce qui dit donc, de biais, la vie de « Genet, Jean, Marcel, matricule 192.201 », enfant de l’Assistance et génie sans modèle.

Emmanuelle Lambert raconte très bien ce parcours qui ressemble à un jeu de pistes, où il faut prendre par exemple le tramway ou la ligne 5 du métro parisien vers la Porte de Pantin, établir des contacts, rencontrer une « commissaire divisionnaire »  ou un riche collectionneur détenteur d’un calligramme érotique, solliciter des autorisations, suivre les protocoles de consultation, retrouver des articles de Paris Match, etc. Et c’est dans l’humble miroitement de ces moments, plutôt que dans la pose de la biographe, que passe tout le projet du livre : faire percevoir ce que fut Genet à travers l’éclatement de ses « apparitions », administratives ou photographiques, filmées parfois, comme dans les marges consignées – par d’autres – d’une vie vécue d’écrivain.

Ainsi peut-on s’émouvoir particulièrement de ce que ce livre nous dit de la mère, Camille (et non « Gabrielle », comme Genet la rebaptise dans Journal du voleur) et d’un possible frère demeuré mystérieux, Frédéric : ses trois lettres dont on ne sait si elle les a elle-même écrites, sa trace fugace dans les registres, sa mort précoce, sa façon de dire « et Dieu sait comment, il sera certainement plus heureux, ce pauvre petit, et j’espère que plus tard il pardonnera à sa pauvre maman »… Ainsi peut-on rêver aussi, non sans frisson, devant les rapports qui catégorisent abruptement l’adolescent, les cases de la médecine comme celles de la police laissant l’espace du doute – là où passe le fou, le fugueur, le déserteur artiste – ouvert à l’énigme non résolue d’un homme. Ainsi encore retrouve-t-on en imagination le visage de l’écrivain, à travers des portraits ou photographies qui peinent à fixer Genet dans une identité sûre, mais dont la description ramène toujours à ce spectre indécidable de l’identité… C’est bien lui qui est là, avec celles et ceux qui furent un temps ses proches, Leila Shahid, Angela Davis, l’extraordinaire Jackie, coureur automobile et amant manchot dont le témoignage clôt le livre sur la merveilleuse formule – idée, fusée – d’une « trajectoire parfaite »… Du coup, les cent pages de l’essai d’Emmanuelle Lambert, dans leur brièveté très travaillée d’enquête filante, se chargent d’une force d’évocation toute spéciale : pourrait-on dire d’une vérité ? Quelque chose n’est pas loin.

C’est moins, en définitive, pour le commentaire de l’œuvre ou les débats et polémiques que l’auteure rappelle à son propos (ainsi de la question de l’antisémitisme supposé de Genet, qui n’est pas éludée et a provoqué maints échanges dans ses dernières années), que le livre impose sa marque singulière : Apparitions de Jean Genet vaut surtout pour ce qu’il dit, avec émotion, d’une rencontre impossible avec un poète mort et présent, dont des relais surgissent chacun à leur façon – le formidable Albert Dichy, belle âme de l’IMEC, spécialiste et dépositaire de l’œuvre, ou l’artiste Ernest Pignon Ernest, qui intervient pour l’exposition au MUCEM… – et dont les traces, fussent-elles froidement administratives, fondent un travail d’écriture sensible, proprement personnel. Sans doute est-ce là l’une des façons les plus nobles de définir le bio-graphique : se faire écrivain(e) en rêvant la vie d’un autre.


Fabrice Gabriel

Écrivain, Critique littéraire

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