Musique

Strictly musical : Frank Zappa à la Philharmonie de Paris

Philosophe

200 Motels, une des œuvres majeures de Frank Zappa, a été jouée à la Philharmonie de Paris dimanche 30 septembre. Si cette musique est hautement singulière, elle n’en est pas pour autant élitaire, son auteur n’ayant jamais voulu s’éloigner du champ de la pop. Découvrir ou redécouvrir Zappa, c’est plonger dans des bruits et des sons, parfois amusants, parfois hermétiques, mais préoccupés par un seul souci : faire de la musique avant toute chose. Une œuvre strictly musical.

Que penserait-on d’une œuvre cinématographique qui conjuguerait (avec succès) l’exigence formelle et psychologique de Bergman ou Tarkovski et le nonsense maîtrisé des Monty Python ? Est-ce seulement possible ? Est-ce que gravité et facétie peuvent faire bon ménage sans se détruire mutuellement ? En musique, et peut-être seulement en musique, cela est possible, comme le prouve l’œuvre de Frank Zappa (1940-1993). En trente ans de carrière musicale et une soixantaine d’albums, la moustache la plus célèbre des États-Unis a navigué avec brio entre les expérimentations sonores héritées d’Igor Stravinski et Edgar Varese, les influences rhythm and blues de Johnny Guitar Watson et les airs plus accrocheurs de la pop culture, entre la dénonciation du conservatisme culturel de l’administration Reagan et l’humour sexuel, voire scatologique.

On n’entre pas si facilement dans le monde de Zappa, et il faut dire qu’il fait tout pour brouiller les pistes. Son catalogue pléthorique est un dédale de références et de styles, et il en va avec Zappa comme avec la philosophie allemande : il faut accepter de ne rien comprendre un bon moment avant de prendre pied dans le système. Tout commence généralement lorsque, adolescent, on ne se sent à l’aise ni avec le mainstream radiophonique, ni avec la distance aristocratique des élites culturelles ; quand, exigeant le meilleur des deux mondes, le divertissement et les prises de risque harmoniques, un cousin plus éduqué vous fait découvrir Apostrophe ( ), One Size Fits All, ou The Grand Wazoo. Alors, grâce à Frank Zappa, vous découvrez que vous n’êtes pas aussi étrange, en tout cas pas aussi seul, que vous le pensiez, et vous devenez progressivement familier des accélérations atonales en septolets jouées au marimba au milieu d’un blues racontant la vie d’un Eskimo.

Comme souvent avec Zappa, cela n’a ni queue ni tête et la trame du récit s’efface progressivement pour faire place à un collage entre pièces d’orchestre exigeantes et morceaux rock.

Et puis un jour, alors que vous êtes parvenu malgré tout à vous intégrer à une vie sociale, alors que vous avez admis que personne, jamais ou presque, ne comprendra cette passion, vous vous rendez au week-end consacré par la Philharmonie de Paris à Frank Zappa. Un week-end pendant lequel d’autres adeptes mettent de côté leur vie civile pour voir jouer leur musique préférée dans le temple de la musique savante. Il faut dire que l’amateur de Zappa, contrairement au fan de Metallica ou d’Iron Maiden, ne se déplace pas, ou peu, avec le t-shirt de l’idole, il imite rarement son style capillaire. S’il tape du pied en rythme sur « Zoot Allures », s’il hoche de la tête comme si de rien n’était sur « Why does it hurt when I pee », c’est sans quitter son apparence normcore, en se fondant parfaitement dans le décor imposant de la Philharmonie.

Dimanche 30 septembre, au beau milieu de l’après-midi, une clique de tous âges (tous âges grisonnants, pour être juste) est venue se recueillir autour de la reprise de l’opéra rock 200 Motels, composé et porté au cinéma en 1971. L’argument ? Un groupe américain réputé pour ses excentricités se rend pour sa tournée à Centerville, caricature de bourgade californienne, et y rencontre une série de personnages douteux, prompts à exposer leurs pulsions sexuelles, ce qui provoque désertions et doutes esthétiques dans le groupe. Comme souvent avec Zappa, cela n’a ni queue ni tête (le narrateur de l’opéra nous met clairement en garde), et la trame du récit s’efface progressivement pour faire place à un collage entre pièces d’orchestre exigeantes et morceaux rock, qui culmine dans un finale convoquant les deux registres.

Il faut dire qu’en 1971, l’opéra rock (et son non moins pompeux corollaire le concept album) était déjà chose courante, et la tendance des groupes à dépeindre leurs déboires existentiels suffisamment installée dans le paysage culturel pour que l’iconoclaste en chef s’en empare et fasse exploser le genre. Dans 200 Motels, Zappa délaisse donc assez vite son sujet pour nous donner un aperçu pointilliste des bas-fonds californiens, du déferlement sur une nation conservatrice des sexualités non-conventionnelles, mais aussi, chose plus étonnante, de l’érosion de la masculinité, disons, toxique.

L’entreprise est d’autant plus risquée que Zappa lui-même s’était pris les pieds dans le tapis de sa propre créativité : le projet n’a à l’époque pas connu le succès espéré (malgré la présence de Ringo Starr au casting), comme d’ailleurs la plupart des incursions du compositeur dans le domaine des arts visuels. La difficulté du pari fait d’autant plus ressortir le talent de l’équipe artistique : Antoine Gindt à la mise en scène, Philippe Béziat à la réalisation vidéo, et Léo Warynski à la direction musicale ont rassemblé leurs forces pour livrer une recréation scénique et musicale non seulement fidèle à l’original, mais en réalité plus aboutie, plus précise.

Il suffira de dire qu’un écran aussi géant que phallique a été suspendu au-dessus de la scène sur laquelle les chanteurs et musiciens ont livré une prestation à la hauteur du talent de Zappa. Alors que la famille du compositeur défend son patrimoine, que son fils Dweezil fait vivre le souvenir en jouant à travers le monde la musique de son père à la lettre, le spectacle donné dimanche à la Philharmonie était fidèle à l’esprit du maître, une dose de déconne ultra-sérieuse administrée à un public de connaisseurs – et tant pis pour les autres.

Zappa a toujours estimé qu’un mouvement esthétique, quel qu’il soit, n’est rien de plus qu’une position prise dans le marché concurrentiel des goûts.

Vingt-cinq ans après sa mort, la reprise des œuvres orchestrales de Frank Zappa à la Philharmonie fait résonner son alliance avec Pierre Boulez pendant les années 1980 et 90 – alors que le compositeur n’appréciait pourtant pas particulièrement ses séjours en France.

Elle est aussi l’occasion de revenir sur son héritage musical et culturel plus général. En effet, au-delà du culte que lui vouent ses fans, Frank Zappa est à lui seul l’un des phénomènes culturels les plus symptomatiques de l’Amérique contemporaine, et reste une énigme instructive pour comprendre certaines des tensions les plus profondes de la culture de masse moderne. En effet, si l’on peut considérer de loin qu’il appartient au mouvement contre-culturel des années 1960-70, voire aux avant-gardes artistiques qui se sont formées en réaction à la massification culturelle, un examen plus précise de son œuvre laisse une impression différente. En effet, ces contre-cultures et avant-gardes étaient parmi ses cibles préférées, et jamais il ne s’est fait le véhicule d’un segment esthétique, stylistique, ou politique, de la culture contemporaine.

Zappa a toujours estimé qu’un mouvement esthétique, quel qu’il soit, n’est rien de plus qu’une position prise dans le marché concurrentiel des goûts, marché dans lequel il est bon de se faire voir. En proposant un syncrétisme stylistique radical, qui emprunte des éléments techniques à la plupart des répertoires musicaux de son temps, et en ajoutant à sa musique une touche de virtuosité à la limite du lisible, il a mené une critique en acte de la musique populaire. Et cela, bien sûr, tout en veillant à rester dans le vaste domaine de la pop – à ne jamais, ou presque, empiéter sur la musique destinée à un public savant. Il a poussé à leurs limites les possibilités harmoniques du discours musical populaire, mais il ne s’agissait ni de le faire entrer dans le domaine du « grand art » consacré, ni simplement de le tourner en ridicule pour dénoncer l’industrie qu’il cache. C’est cela qui le sauve d’une posture aristocratique ou dandy, purement formelle.

Mais alors pourquoi ce jeu permanent avec les codes ? Sans doute pour laisser ouvertes autant que possible les frontières d’un espace esthétique dont il a pu constater, au cours de sa carrière, la codification en genres séparés. Zappa postule toujours l’intelligence d’un public au-delà des catégories de l’industrie musicale : en jouant une musique difficile, qui emprunte au jazz, au reggae, et à Stravinski, il utilise la grammaire de la pop pour affiner notre oreille et la rendre rétive à ces classements.

Zappa fait coexister expérimentation et mainstream au point de nous rendre indifférents à ce partage.

Zappa joue sans cesse entre le principe de satisfaction harmonique et le défi, voire l’agression auditive. Plus largement, il fait coexister expérimentation et mainstream au point de nous rendre indifférents à ce partage. On pourrait même aller jusqu’à dire que chez lui, subversion et conservatisme cohabitent dans le même système d’écriture et de pensée. Les non-initiés sont par exemple souvent étonnés d’apprendre que Zappa n’était pas un consommateur de drogues, et même qu’il en prohibait (dans la mesure du possible) l’usage dans son groupe, exclusivement formé de musiciens durement sélectionnés et soumis à une discipline militaire. Il était aussi un family man parfaitement conventionnel, qui tenait à passer ses dimanches en famille lorsqu’il n’était pas en tournée. Au milieu des breaks de la Californie des années 1960 et 1970, au cœur des expérimentations morales de son temps, Zappa n’en était pas moins le citoyen le plus ordinaire que l’on puisse imaginer – la rock star la moins rock qui ait existé.

Ce genre de paradoxes n’est pas si rare dans la culture américaine, mais seule peut-être l’aventure télévisuelle (toujours en cours) des Simpson, dont le créateur Matt Groening est d’ailleurs fan de Zappa, lui est comparable. Chez Les Simpson, la satire sociale d’une nation violente et grotesque se termine toujours dans l’union préservée de la cellule familiale traditionnelle. On ne saura jamais si cette famille est simplement la condition de possibilité d’un schéma narratif qui doit toujours repartir du même point de départ, ou si elle est assumée comme le socle indépassable de la vie sociale. En tout cas, si l’Amérique met en scène ses pires travers, qui plus est sur la Fox, c’est sans doute pour mieux les accepter, pour les situer au-delà et de toute critique, hors d’atteinte de toute remise en question. Mais on rit, et Les Simpson restent un document sans égal sur la société américaine. Zappa, lui aussi, dynamite méthodiquement tout ce à quoi tiennent les Américains sans que cela n’érode sa foi dans la décence commune. Parce qu’il faut bien un foyer où se cacher et où écrire, un point de vue légèrement en retrait d’où observer tout ce monde.

Seulement avec Zappa, l’essentiel qu’il s’agit de préserver, le motif de ce quasi-conservatisme, n’est pas la famille mais la musique. C’est, je crois, la principale hypothèse interprétative que l’on puisse faire sans risque à son sujet. Zappa incarne parfaitement ce que le sociologue Thorstein Veblen, lui aussi membre de la grande famille des iconoclastes américains, désignait « l’instinct de workmanship ». L’instinct n’a en fait rien à voir avec cela : il s’agit d’une disposition intellectuelle et culturelle dans laquelle le critère de toute valeur est la perfection du geste technique. Ce système d’attitudes, dont le prototype est l’artisan, oriente l’action vers une maîtrise pratique qui cherche à réaliser une rencontre harmonieuse entre les caractéristiques de la matière à travailler et les besoins du groupe social. Cette éthique qui fait de la réussite technique ainsi définie la norme du juste se trouve bien sur cette frontière entre conservatisme et subversion : elle conduit en effet à récuser les modes, quitte à cultiver un élitisme néo-classique, mais elle permet aussi qu’une société s’établisse sur des pratiques communes sans cesse à renouveler.

La matière de Zappa est bien entendu le son, la texture des instruments et les possibilités harmoniques de son temps. Et comme l’artisan de Veblen, il n’a jamais travaillé pour autre chose que pour explorer ces possibilités, comme lorsqu’il demandait à son groupe de reprendre les classiques de son répertoire en 7/8 (donc en retirant un demi-temps dans chaque mesure) et en style reggae. L’univers loufoque et subversif qu’il a construit, et pour lequel il est le plus connu, n’est donc qu’un effet secondaire de son éthique de workmanship. Pour rendre justice à la musique en tant que système de valeurs absolument autonome, pour continuer à être avant tout un musicien dans l’industrie musicale, il fallait se tenir à égale distance de tous les styles existants. L’ironie, la dérision avec laquelle Zappa a traité la plupart des répertoires, mais aussi la plupart des mouvements esthétiques, n’est donc en rien le signe d’un dédain ou d’un sentiment de supériorité à leur égard, mais simplement l’effet de la volonté consistant à n’en retirer que la signification strictement musicale.

C’est ce qui situe son œuvre à la fois dans et hors de la musique populaire, et c’est ce qui en fait un répertoire dans lequel il est encore possible de puiser.

Un enregistrement du concert à la Philharmonie est ici disponible.


Pierre Charbonnier

Philosophe, Chargé de recherche au CNRS

Rayonnages

CultureMusique