Urbanisme

À Paul Virilio, missive d’outre-tombe

Philosophe

Paul Virilio, penseur du progrès et de ses risques, du temps et de l’espace, est décédé le 10 septembre dernier. Dans cette lettre ouverte, le philosophe Thierry Paquot rend hommage au « révélationnaire » et établit la « Loi de Virilio » qui s’énonce ainsi : tout progrès génère son accident.

Cher Paul,
Combien de fois, ces dernières années, ai-je tenté de te téléphoner à La Rochelle sans succès ? Puis, lors d’une soutenance de thèse à l’université Fernand Braudel, je suis allé, comme d’habitude, faire les bouquinistes et là j’ai trouvé certains de mes livres que je t’avais dédicacés, la libraire que je questionnais m’a confié avoir acheté une partie de ta bibliothèque après la mort de ta femme et ton départ pour une maison de retraite dans la banlieue parisienne. Elle n’en savait pas plus. Elle m’a montré des dizaines de livres consacrés à Jean-Paul II, homme que tu admirais énormément, je me souviens que tu te rendais à ses rendez-vous destinés à la jeunesse… Et puis aussi bien sûr des ouvrages de tes amis, dont Jean Duvignaud. J’ai acheté le premier numéro de votre revue Cause Commune en grand format, ce que j’ignorais, pensant qu’elle était parue directement en format poche chez 10/18.

À plusieurs reprises Jean Duvignaud m’a raconté l’élaboration des numéros, la complicité entre vous deux et Georges Perec, le troisième mousquetaire. Ce revuiste militant semblait fier de cette publication, en particulier du numéro sur le « pourrissement des sociétés » (1972), qui contient la célèbre « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien » de Georges Perec te mettant en scène en quelque sorte… Dans le numéro suivant consacré aux Nomades et vagabonds tu publiais « Véhiculaire », une remarquable étude sur les moyens de transport, le voyage et la vitesse, c’était en 1975. Elle annonce tes travaux à venir. Tu écrivais que la vitesse supprimait la distance, que le « chevaucheur » et le « navigateur » brouillaient les cartes et déréalisaient les parcours. Les améliorations des transports servaient d’abord les guerriers, le cheval de fer devient un « cheval de guerre », l’avion permet la « guerre éclair »… Tu pressens déjà la fin de la géographie et la suprématie du temps et annonce une « horolâtrie » et pourquoi pas la création d’un « ministère du Temps »…

Peu avant son déménagement à La Rochelle il me dit que ta présence là-bas l’enchantait, que vous alliez donner des conférences, organiser des débats, bref faire « cause commune ». Je ne sais pas si cela s’est réalisé ? À chacune de mes visites tu m’attendais à la gare et m’emmenait le long des quais, nous ne cessions de discuter, puis nous déjeunions et tu rentrais chez toi. Jamais tu ne m’as pris de haut, en cela tu n’es pas un intellectuel parisien ! J’ai toujours été impressionné par ta simplicité, toi si connu, dont les livres étaient traduits dans le monde entier, tu commençais rituellement par t’inquiéter de ma famille, de ce que je faisais et puis après seulement tu répondais à mes questions avec une incroyable gentillesse. Tes propos n’étaient jamais méchants, virulents certainement… Tu souriais fréquemment et riais avec gourmandise, ce qui détonne avec l’image de « prophète du malheur » que trop de journalistes et commentateurs patentés t’attribuent. Tu riais aussi de cette caricature qui te ressemblait si peu…

Ton œuvre est là, massive, impressionnante, avec ton écriture mordante, tes formules chocs, tes idées audacieuses, tes anticipations qui jour après jour sont confirmées par les faits, ce qui, j’en suis certain, ne te réjouit qu’à moitié.

J’ai appris ton départ de la petite planète Terre en écoutant la radio le 19 septembre et je me suis aussitôt dit que la dépression qui t’empêchait d’écrire avait été vaincue. Certes, ce livre que tu préparais sur l’art (ou avais-tu changé de sujet ?) ne sera jamais achevé, mais ton œuvre est là, massive, impressionnante, avec ton écriture mordante, tes formules chocs, tes idées audacieuses, tes anticipations qui jour après jour sont confirmées par les faits, ce qui, j’en suis certain, ne te réjouit qu’à moitié. À chaque fois que tu me répondais au téléphone fixe – tu n’avais ni portable ni ordinateur – tu me disais « Tu as vu ? » en évoquant un accident de train en Inde, une panne dans une centrale nucléaire, une inondation aggravée par le non entretien des canaux et des digues. L’actualité ne cessait et ne cesse de te donner raison. En cela tu es bien un « révélationnaire », celui qui annonce « l’inertie du moment de l’inertie qui remplacera la sédentarité de l’inertie du lieu », pour reprendre tes propos répétés à plusieurs interlocuteurs, après l’exposition Terre natale. Ailleurs commence ici, avec Raymond Depardon à la Fondation Cartier en 2008-2009.

Là, tu utilises les formules de « réfugiés climatiques », de « délocalisés du travail excentriques », de « touristes de la désolation », de « touristes spatiaux », de « réfugiés politiques », d’« immigrés clandestins », toute une population composite flottante qui s’ajoute aux flux des informations, des capitaux, des marchandises et des passagers en règle (hommes d’affaires, journalistes, universitaires, humanitaires, travailleurs « légaux », etc.) . Cela confirme ton sentiment que dorénavant le sédentaire est celui qui est partout chez lui (avec son cellulaire, sa voiture, l’avion, l’ascenseur, la carte bancaire, le passeport…) tandis que le nomade n’est nulle part chez lui, qui est exclu de tout. Tu parles alors de terre fatale !

Dès ton premier ouvrage, Essai sur l’insécurité du territoire (Stock, 1976) l’on repère certaines de tes futures obsessions : l’effacement des distances, la perte du contrôle sensoriel, la surveillance généralisée, la croissance des déchets, la suprématie du nucléaire, etc. Tu relates un souvenir d’enfance : la destruction par les bombardements alliés d’une partie de la ville de Nantes, t’es bluffé, les maisons semblaient solides et d’un coup, elles s’écroulent. Cette image te hantera toujours. Est-ce à cause de cette fragilité de la ville que tu recenseras les blockhaus que les Allemands ont plantés sur les plages ? Comme si les bunkers résistaient aux bombes ? N’appartenaient pas à la logique de peur ?

On me demande de te présenter. Comment puis-je le faire sans te restreindre à quelques activités, à quelques sujets, à quelques formulations, alors même que tes centres d’intérêts sont variés, tes lectures encyclopédiques, tes propos volontaires, politiques, polémiques… Fils d’un immigré italien, communiste, carrossier et d’une Bretonne catholique, tu échappes au catéchisme mais te convertis à l’âge adulte après avoir entendu l’abbé Pierre et porteras autour du coup une petite croix en bois. Tu entres à l’École des métiers que tu quittes avant d’en obtenir le diplôme et deviens apprenti maitre-verrier chez Matisse, puis Braque. Pas mal comme école, non ? Puis tu rencontres l’architecte Claude Parent avec lequel vous inventez l’architecture oblique, que vous expérimentez en construisant l’église Sainte-Bernadette-du-Banlay à Nevers, jouant du décalage et du déplacement, afin de prendre en considération le corps en mouvement. Parallèlement vous publiez la revue Architecture Principe (neuf numéros entre 1964 et 1966), qui fait état de tes recherches sur les bunkers.

Te relisant, je me sens incapable de rendre compte de l’originalité de tes intuitions, de la pertinence de tes analyses, de la richesse de tes prévisions…

Es-tu un autodidacte ? Curieux de tout, grand lecteur, tu suis les cours de Vladimir Jankélévitch que tu apprécies beaucoup, tout comme les ouvrages des phénoménologues, dont Maurice Merleau-Ponty. Mais tu lis aussi les physiciens, les scientifiques tout comme le cinéma t’inspirent et la presse quotidienne t’apporte son lot de « faits » que tu t’empresses de classer et d’interpréter. En mai 68, Jean-Marie Domenach te demande un article, cette rencontre s’avère cruciale, peut-être parce que la revue Esprit qu’il dirige est chrétienne sans sectarisme et peuplée d’autodidactes, aussi sièges-tu au comité de rédaction de 1969 à 1976. Tu deviens un revuiste, collaborant aussi bien à Traverses aux côtés de Michel de Certeau et de Jean Baudrillard qu’à Cause Commune et plus tard à Urbanisme où je t’ai invité au comité de rédaction, résonnent encore dans mes oreilles tes remarques, conseils, propositions.

Te relisant, je me sens incapable de rendre compte de l’originalité de tes intuitions, de la pertinence de tes analyses, de la richesse de tes prévisions… Je m’y risque quand même en me bornant à décrire quelques piliers de ton édifice théorique. Je commence par la « Loi de Virilio » que j’énonce ainsi : tout progrès génère son accident. Autrement dit il n’existe aucun progrès technique et technologique qui ne produit sa face sombre, tragique, catastrophique. Pas de navire sans naufrage, d’avion sans crash…Déduit de ce théorème, la nécessité de créer un Musée des erreurs et autres échecs et une Université des désastres. Enfin, l’accélération qui déréalise le monde et marque la perte de nos sens, faisant de la question de « l’habiter » la dimension existentielle qu’il nous faut ménager. Le lieu nous échappe, le non-lieu s’impose, la topophilie bat de l’aile. Il est trop tôt pour imaginer ce que nous devenons… Je te tiendrai au courant dans une autre missive. Merci, Paul, l’ami.

Thierry


Thierry Paquot

Philosophe, Professeur émérite à l'École d'urbanisme de Paris