Littérature

D’un désir d’obscurité – à propos de Forêt obscure de Nicole Krauss

Critique Littéraire

Dans les pas de Kafka, Nicole Krauss déploie une ambition romanesque foisonnante qui a peu d’égales dans la littérature contemporaine mais fait écho aux œuvres d’un Sebald ou d’un Vila-Matas. Elle dessine une inquiétante étrangeté qui laissera le lecteur durablement fasciné et suspendu.

Forêt obscure : la métaphore au moins est transparente et si Nicole Krauss emporte dans son roman bien des interrogations contemporaines ardentes, ce dont il sera ici essentiellement question, c’est bien de l’obscurité des êtres, de leur « résistance à toute catégorisation comme des choses à aimer », de la fragilité de leur accord au monde comme aurait dit Stanley Cavell, philosophe de l’inquiétude ordinaire mort en juin 2018 et dont l’attention aux dissonances de l’expérience trouve chez Nicole Krauss un poignant écho.

« Nel mezzo del cammin di nostra vita / mi ritrovai per una selva oscura / ché la diritta via era smarrita », débutait Dante. Un millionnaire, Epstein, se déprend du luxe qui l’entourait, disperse ses biens, échange par erreur son manteau avec Mahmoud Abbas lors d’une conférence à la Maison Blanche et disparaît dans le désert ; une écrivaine célèbre, Nicole, se met à douter ensemble de son couple et des pouvoirs du récit, quitte sa vie new-yorkaise pour aller arpenter un hôtel du bord de mer à Tel-Aviv, le Hilton, où elle a passé son enfance et que hante l’ombre d’un suicide. Revenu en Israël tandis que la guerre sourd en arrière-plan, chacun des deux personnages diverge, se distord, s’échappe, magnétisé par des souvenirs confus, des échos saisis en chemin, guidé par une mission impérieuse, mais peu définissable.

Loin de boucler les trajectoires, de combler un doute par la découverte d’un maillon oublié – point de Rosebud dans ce roman immensément inquiet – la quête d’origine des personnages en mine peu à peu les fondements identitaires et sociaux. La narration quitte le monde de Philip Roth pour rejoindre l’univers enchanté et spectral de W. G. Sebald, à qui Nicole Krauss emprunte le recours à des inserts photographiques, comme une manière de regarder obliquement l’histoire en suivant l’errance de personnages en rupture de ban. Comme dans Vertiges de Sebald, mais aussi comme dans Regards sur Kafka de Philip Roth, ou encore chez Murakami, Bolecka ou Vila-Matas, transparaît l’ombre mélancolique de l’auteur de la Métamorphose, qui devient peu à peu la troisième personne centrale de Forêt obscure : à travers l’ombre de Max Brod arrivé à Tel-Aviv, on en fantasme la survie et le voyage en Israël – il y a décidément une thèse à faire sur les mises en scène de Kafka comme personnage dans le roman postmoderne.

Mais quel est au juste le secret du secret ? Forêt obscure multiplie les pistes sans jamais produire d’explication définitive.

Alternant les points de vue, les modes narratifs et les registres, de la théologie poétique à la réflexion politique sur Israël, de la fable allégorique au roman familial, du récit initiatique à la méditation métatextuelle sur la littérature, le récit glisse et accumule les résonances sans jamais résoudre les accords. Qu’il s’attache à une interprétation minoritaire de la Torah pour chercher à comprendre le retrait de Dieu de sa création (« Quand Dieu créa la lumière, il créa en même temps l’absence de lumière »), qu’il observe un Tel-Aviv décontenancé par l’hiver et si proche d’un Gaza abandonné par tous, qu’il plonge dans le passé d’un couple dysfonctionnel (« certains d’entre nous sont trop sensibles, d’autres pas assez : c’est l’équilibre qui paraît impossible à atteindre et dont l’absence finit par détruire la plupart des relations »), qu’il s’égare à spéculer sur l’histoire de la forêt israélienne ou s’engage dans le portrait d’un ex-agent du Mossad dépositaire des manuscrits de Kafka et tentant de faire un film d’une pièce inédite de l’auteur du Château, Forêt obscure fait boiter les catégories du récit, grince, digresse et digresse de ses propres digressions sans que les doutes existentiels des personnages ne cessent jamais de nous tenir en haleine.

Mais quel est au juste le secret du secret ? Forêt obscure multiplie les pistes sans jamais produire d’explication définitive. L’inquiétante étrangeté, l’unheimlichkeit (« que l’écrivain allemand Schelling a défini comme “le nom de tout ce qui devrait rester… secret, dans l’ombre, et qui se manifeste” ») devenue moteur du roman est-elle un malaise conjugal, un problème de transmission générationnel ? Est-elle liée à la judaïté (« Qu’ai-je de commun avec les Juifs ? C’est à peine si j’ai quelque chose de commun avec moi-même », se demande la romancière en citant Kafka) ? Est-elle propre à notre condition historique ? Est-elle plutôt métaphysique ? Comme le fit Kafka, c’est à mêler ces catégories que Forêt obscure s’emploie, dans une ambition romanesque foisonnante qui a peu d’égales dans la littérature contemporaine et qui laissera le lecteur durablement fasciné et suspendu à la fois.

Car là où l’identité se disloque, vient naître le roman. Le récit laisse entendre qu’il suffit d’un moment de mélancolie ou de strabisme existentiel, d’une perplexité face à la réalité du réel et à la vérité de son langage intérieur, d’un instant de non coïncidence avec sa propre vie, pour qu’un réseau de correspondances se tisse entre les êtres, les temps et les mondes. Mobilisant la théorie astrophysique des multivers, ces univers parallèles supposés être créés à chaque instant à partir de possibles non réalisés, et la mystique juive d’Isaac Louria, le roman imagine un lieu où les fils multidimensionnels du rêve et de la réalité, du passé et du futur, du possible et de l’actuel, du créé et de l’incréé, s’égalisent et s’enchevêtrent :

« Et si, me dis-je, au lieu d’exister dans un espace universel, chacun de nous naissait seul dans un vide lumineux, et que c’était nous qui morcelions ce vide, construisant des escaliers, des jardins, des gares ferroviaires à notre manière, jusqu’à tailler notre espace aux dimensions d’un monde ? […] Et si la vie, qui semble se situer dans d’innombrables longs couloirs, salles d’attente, villes étrangères, terrasses, hôpitaux et jardins, chambres meublées et trains bondés, se trouvait en réalité en un seul endroit, un emplacement unique d’où nous rêvons de ces autres lieux ? »

C’est de ce tiers lieu où « le monde était à la fois caché et révélé » que la narration cherche à s’énoncer, en faisant miroiter le camaïeu des versions divergentes de soi dans une distance d’avec le réel ordinaire « qui mène tantôt à la transcendance, tantôt au déraisonnable ». Tenté tour à tour par ces catégories, le personnage d’écrivain, dont les réflexions à la première personne sur sa propre œuvre vaut discours sur le roman, contemple les discordances et en sauve un programme littéraire : « plus j’écrivais, plus me semblaient suspects le bon sens et la beauté recherchée, obtenus grâce aux mécanismes de la narration », ce qui conduit la romancière à suggérer que « le chaos est la seule vérité que la narration se doit de toujours trahir, car dans la création de ses délicates structures qui révèlent bien des vérités sur la vie, elle doit masquer la portion de vérité liée à l’incohérence et au désordre ».

C’est sans doute que « les plus grandes œuvres sont opaques et ajoutent à l’opacité du monde », comme le dit Pierre Michon, reprenant le vieux principe balzacien consistant à « s’emparer des formules d’existence » pour en rendre la densité autant que les fractures, pour tracer les lignes de forces qui déterminent les types autant que les arabesques qui divergent, pour dessiner les grandes lignes des vies autant que les fêlures, à la recherche de ce que Nicole Krauss nomme « une forme capable de contenir l’informe, de façon à pouvoir serrer celui-ci de près ». « Plus [Descartes] parle de sortir de la forêt suivant une ligne droite, plus j’ai envie de me perdre au cœur de cette forêt où nous vivions jadis dans l’émerveillement, la considérant comme la condition préalable d’une véritable conscience de notre existence et du monde », ajoute Nicole l’écrivaine au seuil de son propre labyrinthe, au moment où elle choisit, contre l’arraisonnement matérialiste du monde, contre l’accélération de vies perpétuellement soumises à la lumière, contre le rationalisme et le storytelling, la vulnérabilité du sens et la magie profuse du roman.

 

Nicole Krauss, Forêt obscure, traduit de l’anglais par Paule Guivarch, L’Olivier, 2018.


Alexandre Gefen

Critique Littéraire, Directeur de recherche au CNRS - Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle

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