Avec le Festival de Pingyao, Jia Zhang-ke entreprend de transformer tout le cinéma chinois
A l’initiative du festival, et à sa direction effective, se trouve un personnage singulier. Jia Zhang-ke s’est dès ses débuts (Xiao-wu, artisan pickpocket, 1999) imposé comme un cinéaste majeur. Ses films depuis n’ont pas seulement confirmé l’immensité de son talent dans les registres de la fiction et du documentaire, avec notamment Platform, Plaisirs inconnus, The World, Still Life (Lion d’or à Venise en 2006), A Touch of Sin, Par-delà les montagnes en attendant le prochain Les Eternels. Il aura aussi été, comme réalisateur, le meilleur témoin de l’extraordinaire bouleversement que connaît le pays le plus peuplé du monde au cours de l’entrée dans le 21e siècle. Témoin critique mais attentif et sensible au basculement de la République populaire de Chine dans le rôle de grande puissance mondiale, il en explore les formes et les effets, et met en évidence les coûts humains et environnementaux dramatiques qui les accompagnent.
Mais Jia n’est pas seulement un des grands artistes de notre temps. Il est aussi un stratège qui, depuis sa position de cinéaste, a toujours travaillé à modifier les rapports de force, au-delà de son cas particulier. Si ses trois premiers longs métrages ont été (et restent) interdits en Chine, tout comme son plus grand succès à l’étranger, A Touch of Sin, il s’est toujours battu pour que ses films puissent être vus du public chinois – et pas seulement les siens : il a été l’avocat auprès des autorités de tous les assouplissements envisageables dans le cadre d’un système qui demeure hyper-contrôlé, tatillon et imprévisible. Il se distingue en cela de nombre de ses confrères célébrés en Occident, qui tels Wang Bing ou Lou Ye ont fait le choix de tourner ce qu’ils souhaitent et de n’avoir de spectateurs que hors de leur pays.
Ayant dès ses débuts construit les conditions matérielles de son art avec la mise en place de réseaux de financements associant investisseurs privés chinois et étrangers (japonais et français), puis dès qu’il a pu un studio d’Etat, le Shanghai Film Group, rendant possible l’accès au marché national, Jia Zhang-ke ne s’est pas contenté de financer ses propres réalisations. Il a très tôt produit ou coproduit d’autres réalisateurs chinois, surtout débutants – il fut ainsi le producteur du premier film de Diao Yinan, devenu figure de proue de la génération suivante avec Black Coal, Ours d’or à Berlin en 2014. L’été dernier, il annonçait d’ailleurs suspendre sa propre activité de réalisateur pour produire les films de huit jeunes cinéastes.
A l’écart des grands centres, Pékin et Shanghai, Pingyao permet une distance plus grande avec les centres de contrôle politique.
C’est au sein de cette démarche d’ensemble qu’il a créé le Festival de Pingyao, avec à ses côtés comme directeur artistique le Paganini de la programmation, l’Italien Marco Muller, qui dirigea de manière mémorable les festivals de Venise, Locarno, Rotterdam et Pesaro. Sinophone autant que cinéphile, Muller est également un parfait connaisseur du monde chinois. Le choix du lieu combine plusieurs avantages : Pingyao se trouve dans la province natale de Jia, le Shanxi, à laquelle il reste très attaché. Il a également pu y trouver auprès des autorités régionales des soutiens logistiques pour la création de la manifestation. La vieille ville y est préservée et mise en valeur dans le but d’attirer des touristes, pour l’instant surtout chinois, dans le cadre d’une vaste opération de rénovation du patrimoine, plus ou moins respectueuse de l’authenticité mais offrant aux visiteurs, notamment étrangers, un cadre bien plus agréable que les villes nouvelles qui prolifèrent un peu partout, ravageant l’héritage architectural.
A l’écart des grands centres, Pékin et Shanghai, Pingyao souffre certes d’une plus grande difficulté d’accès, mais c’est la contrepartie d’une distance plus grande avec les centres de contrôle politique. Celui-ci n’est évidemment pas absent, mais ce relatif éloignement offre une certaine latitude dans le choix des films et le fonctionnement d’une manifestation essentiellement mise en œuvre avec des fonds privés. La municipalité a toutefois contribué, en particulier en étant associée à un vaste programme hôtelier, et aux lieux mêmes du festival, considérable ensemble de salles de projection, d’exposition, de débats, auxquels s’ajoutent restaurants et cafés, dans ce qui fut naguère une grosse usine de matériel agricole.
Si cet éloignement oblige les invités à un périple comportant vol intérieur et trajet en voiture, il ne décourage en tout cas pas le public, public local et régional qui se presse aux nombreuses séances qui lui sont ouvertes. Pas toutes, néanmoins : rusant avec la censure, le Festival propose en effet une programmation à deux vitesses, les films ayant obtenus le tampon officiel étant présentés à tous, et d’autres, définis comme « Works in progress » (et n’ayant donc pas encore à être soumis à l’administration), dont le visionnage est réservé aux professionnels, notamment aux distributeurs, chinois et étrangers. La nette augmentation du nombre de ces derniers, d’une année sur l’autre, est un des marqueurs de la dynamique du Festival.
Celui-ci, avec sélections officielles, jurys internationaux, rétrospectives, débats et masterclasses sur de multiples aspects de l’art et des techniques du cinéma, est évidemment comme tout festival une manifestation artistique. Et on voit de bons films à Pingyao : parmi les étrangers un florilège des meilleurs titres présentés dans les grands festivals mais que les Chinois n’ont pas vu, et des découvertes parmi les films chinois, très souvent des premiers et deuxièmes films – signalons par exemple la découverte du très réussi Lush Reeds de la réalisatrice encore à découvrir Yang Li-shu.
Mais le Festival de Pinyao est aussi, et peut-être même surtout, le possible levier d’une mutation majeure. Il faut pour le comprendre avoir en tête le développement vertigineux du cinéma en Chine depuis 15 ans, avec l’ouverture de dizaine de milliers de salles, une production qui a explosé pour dépasser les 800 longs métrages par an, et le box-office le plus élevé du monde… pour ne parler que du marché en salles, alors que la plus grosse masse de spectateurs regarde les films en ligne. Cette explosion concerne uniquement, à ce jour, un seul type de films, les blockbusters chinois et hollywoodiens, et un seul type de salles, les multiplexes à programmation mainstream, avec popcorn et jeux vidéos dans le lobby. Le reste, auquel on consacre beaucoup d’attention – une petite salle arty à Pékin, le Broadway, un film français ou italien parvenant occasionnellement, et très brièvement, à un peu de visibilité, le succès inattendu d’un ou deux films avec des stars de Bollywood – reste anecdotique.
La Chine est aujourd’hui un marché considérable pour les films du monde entier… sur les plateformes VOD.
La réalité, massive, c’est la domination écrasante des superproductions à effets spéciaux ou des comédies générationnelles qui saturent le marché, avec un avantage croissant aux productions chinoises sur les grosses franchises venues d’outre-Pacifique. Pour réintroduire un peu de diversité dans ce paysage, il existe un projet de salles « arts et essai », trois cents sur tout le territoire – dans un premier temps surtout des écrans dédiés à une production alternative au sein des multiplexes, en attendant la construction des bâtiments ad hoc. Cette opération a été annoncée il y a deux ans à grands sons de trompe, elle associait l’Etat, représenté par la Cinémathèque de Pékin, un grand groupe privé, Huayi, et… Jia Zhang-ke – avec un partenariat avec la société française MK2. C’est hélas la Cinémathèque qui devait piloter cet attelage baroque, incompétence et bureaucratie font qu’il ne s’est pour l’heure pas passé grand chose dans ce cadre, qui témoignait du moins d’une volonté. Le dispositif aurait tiré les leçons de son manque d’efficacité et serait en cours de réorganisation.
Sans attendre, Jia, lui, a entrepris à bien plus modeste échelle la mise en place de salles, le complexe de Pingyao où se tient le festival programme des films toute l’année, selon des critères bien plus diversifiés que les autres multiplexes, et le cinéaste-producteur devenu exploitant s’apprête à ouvrir des salles dans sa ville natale, à une cinquantaine de kilomètres, Fenyang. Un troisième projet est sur les rails, dans la vieille capitale de Xi’an. Dans ce contexte, le Festival n’est pas seulement une manifestation alternative de prestige. Il constitue le possible camp de base, et moment de visibilité maximum, d’un développement bien plus ample. Il faut comprendre qu’on parle de la plus grande cinématographie du monde (sur le plan quantitatif du moins). Une stratégie au long cours susceptible d’y construire une place pour des œuvres diversifiées, donnant toute sa place aux salles, serait aussi un déplacement des équilibres à une échelle plus vaste, en Asie et dans le monde.
A un moment où le gouvernement chinois a opéré une spectaculaire reprise en main du secteur cinématographique, reprise en main à la fois idéologique avec le placement sous tutelle directe du Parti communiste, et économique avec mise au pas du plus gros groupe privé, Wanda, et punition spectaculaire de la plus grande star du pays, Fan Bing-bing, coupable d’avoir dissimulé des revenus au fisc, Jia Zhang-ke est, lui, devenu député au début de cette année. A ceux qui lui reprochent un compromis avec un régime qui ne lui a jamais fait de cadeau, il explique qu’il faut être à l’intérieur des institutions pour peser sur la rédaction de la nouvelle réglementation du cinéma, et que c’est la seule raison de sa présence – d’ailleurs extrêmement épisodique et uniquement dédiée à ce dossier – à l’Assemblée nationale.
Par ailleurs, on sait peu que la Chine est aujourd’hui un marché considérable pour les films du monde entier… sur les plateformes VOD. Il existe donc un, ou plutôt des publics pour d’autres formes de cinéma que les grosses machines ultra-formatées. Si réussissait à se mettre en place, en s’appuyant en particulier sur un développement (nullement assuré) de l’événement Pingyao, les possibilités d’existence d’une circulation et d’une visibilité, à terme d’un enseignement d’un cinéma divers, audacieux et grand public à l’échelle de l’empire-continent chinois, ce serait une énorme avancée pour le cinéma dans le monde, avec de possibles effets, artistiques, économiques et technologiques, aussi ailleurs. À ce jour, un petit homme rond de 48 ans porte sur ses épaules l’essentiel de cette hypothèse titanesque.