Littérature

Avec Les Impatients, la romancière Maria Pourchet réinvente son métier de sociologue

Journaliste

Quelques mois seulement après l’impressionnant récit Toutes les femmes sauf une, Maria Pourchet revient avec Les Impatients, un roman cette fois pour tracer toute en finesse et non sans humour la trajectoire sociale ascendante de Reine, trentenaire parisienne, qui s’efforce de briser les plafonds de verre.

C’est une auteure discrète qui est en train de tout bousculer sur son passage. Maria Pourchet, par ailleurs sociologue, a réussi en cinq romans à imposer sa voix dans le paysage littéraire par sa manière totalement originale de traiter des questions qui traversent notre environnement. Notamment, celle de la place des femmes dans notre société. A ce titre, Les Impatients, son dernier roman qui parait en ce mois de janvier chez Gallimard, semble concentrer plusieurs caractéristiques de ses livres précédents, pour les dépasser.

Les Impatients raconte la trajectoire d’une jeune femme, Reine. Parisienne, la trentaine surdiplômée, Reine démarre un nouveau job, où il lui faudra à chaque instant incarner impitoyablement la wonder woman du XXIe siècle, si elle ne veut pas rester pour l’éternité sous la coupe de sa supérieure, Elisabeth, impeccable et goguenarde. Pas de problème pour Reine, bête à concours depuis toujours. Mais elle s’aperçoit qu’elle n’en a pas envie, que le job est inepte et qu’elle perd son temps. Qu’à cela ne tienne, elle décide de lancer sa propre entreprise, un lieu nommé État Sauvage, à la fois spa, bar à santé, espace beauté d’un nouveau genre qui va enflammer les parisiens à haut potentiel budgétaire. « Un lieu pluriel où venir apprécier la proposition d’architecture intérieure déjà, et ensuite se faire du bien. Non pas consommer mais évoluer. Poursuivre une expérience esthétique, sensorielle, voire spirituelle. Sans quoi ça s’appellerait dépenser et ça, c’est terminé, les gens n’en veulent plus ». Et sur le moment ça marche. Reine fait la une des magazines féminins et des émissions de télé, comme toute cheffe d’entreprise un tant soit peu glamour.

Autour, Maria Pourchet a disposé les proches et les moins proches de Reine, comme autant de pièces d’un puzzle parfait. Le mari, avocat fiscaliste rencontré pendant leurs études. Issu d’un milieu bourgeois, le calme et raisonnable Pierre sera vite dépassé par les événements. Étienne, le copain de toujours. Reine et lui étaient au collège ensemble dans la ville de province où ils ont grandi. Reine appartenait à la classe moyenne, Étienne à un milieu très modeste. Il a grimpé les échelons un à un, pur produit de la méritocratie, capable d’ingérer les codes et les règles mieux que personne. Cultivé, surdoué et virtuose, Étienne se rêve un grand destin. Mais tout ce que font Reine et Étienne, ils le réussissent d’une certaine manière ensemble, de concert, en s’épaulant dans ce Paris où ils évoluent tant bien que mal au milieu d’une caste qui, au départ, leur était étrangère. Mais il y a aussi les personnages qui pour être secondaires ne sont pas moins importants. Cyril Diamant-Du Trevic, le fils de famille flambeur. Les investisseurs de Warm Capital. Ou encore Julius, l’assistant de Reine, comédien de formation.

Une fois le décor mis en place, le jeu de massacre peut commencer.

À l’humour, Maria Pourchet ajoute de la profondeur, et un portrait très précis du monde de l’entreprenariat.

Maria Pourchet distille mille embûches sur le chemin de Reine, et rien n’échappe à son regard de sociologue. Par sa faculté à camper une femme d’aujourd’hui en prise au monde du travail, on pense à son premier roman, Avancer (2012), qui mettait en scène une universitaire au chômage contrainte de mener une enquête absurde auprès des utilisateurs de Vélib. Dans sa façon de décortiquer les mécanismes de la classe dominante, on retrouve quelque chose déjà présent dans son roman Rome en un jour (2013), où elle analysait les faits et gestes d’un couple et de leurs amis au cours d’une soirée mondaine ratée. Dans sa façon de scruter tous les obstacles, symboliques ou réels, qu’une femme trouve sur son chemin au cours de sa vie, et qui constituent une longue chaine d’obligations et de violences, en partie infligées par les mères elles-mêmes, Les impatients est à rapprocher de son récent livre publié cet automne, Toutes les femmes sauf une (Fayard), monologue puissant qu’une jeune accouchée adresse à sa fille. La transmission, la nécessité pour une femme de briser les chaines de sa lignée est un sujet abordé en marge de ce nouveau travail, à travers les relations que Reine entretient avec sa mère. Et dans le secret que porte Reine, le souvenir douloureux d’une sœur handicapée disparue trop tôt, on peut lire la souffrance qu’on devinait dans Champion (Gallimard 2015) où un jeune homme était contraint par un psychiatre à raconter sa vie, et préférait l’inventer.

Ici, à l’humour, au sens de la formule et de la situation judicieusement analysée, Pourchet ajoute de la profondeur, et un portrait très précis du monde de l’entreprenariat. La romancière nous jette dans les couloirs de la finance, de l’industrie et du commerce, nous fait rencontrer des business angels et des hommes d’affaires, aux côtés de son héroïne qui doit affronter le sexisme mais aussi et avant tout se remettre en question, abandonner certains automatismes et apprendre à se faire confiance. Pourchet connait très bien le sujet. En 2013, pour son étude intitulée « Les hauts dirigeants au féminin : prendre le pouvoir sur soi », elle avait interrogé trente-six femmes occupant des postes à haute responsabilité, pour qu’elles lui parlent de leur expérience. Et à la fin des Impatients, l’auteure précise dans une note : « Cette œuvre de fiction est inspirée des résultats d’enquêtes menées par l’Observatoire des gouvernances et des hauts dirigeants » et décrit son livre comme une « transposition dans le champ littéraire de travaux d’ordre sociologique ».

Il arrive que des romanciers se saisissent de faits ou même de grandes questions de société pour les traiter de façon romanesque, mais le résultat n’est pas toujours du meilleur effet. C’est le problème de ces livres qui laissent voir leurs coutures, romans tellement porteurs d’un message dès la première page qu’ils ont lassé le lecteur dès la deuxième. Romans qui alignent sagement des scènes démonstratives, où l’on devine à l’accumulation des termes techniques que l’écrivain veut absolument qu’on remarque que oui, il s’est bien documenté. Ces mêmes écrivains semblant oublier ce qui fait les qualités d’un bon roman : un texte où vous ne savez pas où son auteur vous mène, un texte dont les personnages vous habitent, un texte auquel vous pensez durant des jours et des jours, un rythme et une écriture, en deux mots une œuvre littéraire digne de ce nom. Maria Pourchet a le talent de nous entrainer dans un roman palpitant, drôle, parfois même pastiche amusé d’une comédie romantique avec l’apparition d’un beau marin prénommé Marin, et pourtant ancré dans la réalité : le destin de Reine est emblématique des femmes qui veulent briser le plafond de verre limitant leur créativité et leur soif d’entreprendre.

Pourchet semble condenser nombre de questions qui ont agité la littérature française ces dernières décennies.

Mais c’est son traitement littéraire qui constitue la véritable réussite de ce texte. Pourchet construit un roman qu’on ne lâche pas, évite les lourdeurs du didactisme tout en proposant une lecture politique et féministe du fonctionnement de la société d’aujourd’hui, crée des personnages de fiction et pourtant crédibles, et se paie le luxe d’innover. Pourchet semble condenser nombre de questions qui ont agité la littérature française ces dernières décennies, et notamment la place du lecteur, du narrateur et de l’auteur. La romancière a une façon bien à elle de faire entrer le lecteur dans sa fiction, et de le déstabiliser. Ainsi use-t-elle parfois d’un « on », qui peut englober le narrateur et le lecteur ainsi la description du lycée qu’a fréquenté Reine : « On peut imaginer ici, avant 68, des élèves en rangs, en blouse, on leur dit tu, on leur promet le service militaire. On peut souffler, nous sommes en 1999 et c’est le bordel », comme si on regardait ensemble et de l’extérieur  le roman, alors que d’autres fois ce « on » est Reine elle-même : « On vide ses placards, on nettoie ses tiroirs de commode ». D’autres fois, le narrateur nous place au contraire cœur de l’action, usant d’un « vous » qui investit tel ou tel personnage.  « Vous êtes Étienne. Il est 6h16 pour vous aussi et alors ». Quelques pages plus loin : « Vous êtes Elisabeth ». Ou encore : « Au 2 rue Vivienne, vous êtes Pierre. Vous profitez du canapé chesterfield qui chaque jour ravive votre fierté : vous avez su l’imposer ici, quand votre compagne, hermétique au charme britannique, freinait des quatre fers ».

Et alors qu’on imagine ses personnages comme des personnes et que tout est fait pour que l’illusion soit parfaite, Maria Pourchet nous rappelle régulièrement que ce sont des êtres de papier, comme elle voulait les tenir à distance, et nous faire constamment réfléchir à leur statut, et au sien propre, elle qui mène le roman comme elle l’entend : « Passons vite sur l’entrevue rue de Lisbonne, avec l’héritier Dubosc qui dira non ». Car la distance est peut-être le maître mot de l’art de Pourchet, qui toujours en joue pour ménager ses effets. Cette distance est ainsi maintenue par une façon très particulière de conjuguer les verbes. Alors que parfois l’action est au présent, en train de se dérouler, à d’autres moments elle est au passé, et on l’examine après coup, et Pourchet peut aussi user du futur à l’intérieur d’un passé pour rappeler que le narrateur ou la narratrice connait la suite d’une histoire qui nous échappe encore au moment où nous la lisons : « La sécurité témoignera l’avoir foutu dehors hier soir », troublant d’ailleurs le statut du narrateur/auteur.

Tout en écrivant un texte porteur d’un message hautement politique, Maria Pourchet nous rappelle que nous sommes dans la littérature.

Mais les cartes sont constamment rebattues, et la distance toujours rappelée. Souvent, les scènes semblent analysées de l’extérieur, comme si le narrateur nous décrivait une photo et nous invitait à la décrypter. Une façon d’inviter le lecteur à participer au processus romanesque, extrêmement intéressante. « On suppose que You Invest n’est pas contre une association, à voir le sourire qui fend d’abord la face de Reine ». D’autres discrètes incongruités et trouvailles stylistiques attirent l’œil. « La voici sur la jetée du Conquet à s’étonner qu’il fasse beau. Auprès d’elle Marin, regard inquiet, braqué sur la sortie du port. Auprès d’eux deux, trois personnages dont on se fout, qui font tapisserie ». Ou encore : « Vous en pensez quoi de l’autre ? ……………. C’est exactement ça ». Ainsi, tout en écrivant un texte porteur d’un message hautement politique, qui nous permet de découvrir les forces qui sous-tendent les milieux économiques, Maria Pourchet nous rappelle que nous sommes dans la littérature, et semble prendre un plaisir jubilatoire à écrire. Car l’humour, voire la cocasserie, présents dans les livres précédents de l’auteure, surgissent ici à chaque page, dans les dialogues des personnages, l’absurdité de certaines situations, les surprises qu’elle nous ménage. Mais aussi et surtout dans son analyse du langage.

Car la langue est la grande affaire de Maria Pourchet. Plus que la situation où Reine se retrouve, ce sont les différents discours qu’elle doit assimiler, ou combattre, qui sont mis en scène. Ainsi la romancière et sociologue nous montre comment le capitalisme a crée sa propre langue, « cette langue baroque faite de phrase nominales, de vulgarités, de grammaire parfaite s’il le faut, d’anglicismes, de noms, d’onomatopées, de scores de tennis, de politesses, de métaphores animalières, de doigt sur les lèvres, de références à Warhol, d’ironie, de démonstrations mathématiques comme autant de figures de style, d’invitations à se faire enculer, de références à Confucius. De oui sans effets, de non sans appel ».

Ce qui, là encore, ne l’empêche pas de s’amuser et de discrètes allusions à de récents discours politiques parsèment le livre, pour mieux les retourner dans leur absurdité : « Que font-ils de leur pognon ? ».

Maria Pourchet, Les Impatients, Gallimard, Janvier 2019


Sylvie Tanette

Journaliste, Critique littéraire

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