Hommage

Jean Starobinski vu du XXIIe siècle – un hommage

Professeur de littérature et d'histoire des médias

La mort de Jean Starobinski est un évènement majeur dans l’histoire de l’herméneutique, ou plus exactement dans l’histoire de son atrophie progressive. L’un de ses anciens élèves lui rend ici hommage.

Lorsque les historiens du XXIIe siècle écriront l’histoire de la critique littéraire des temps anciens, il est très probable qu’ils considèreront le jour de la disparition de Jean Starobinski, le 4 mars 2019, comme une date éminemment symbolique. Avec le critique genevois, c’est en effet non seulement une des voix les plus respectées, les plus admirées de la critique littéraire qui s’éteint, mais c’est un monde qui disparaît ou qui finit de disparaître, un monde dont Jean Starobinski était un des tout derniers représentants, et un des plus illustres.

Ce monde, c’est celui dans lequel la critique la plus exigeante, décrite par Starobinski en termes de relation critique, occupait dans le champ littéraire une place éminente, un monde qui lui faisait en somme encore sa place, qui avait besoin d’elle. De la fin des années 50 à l’orée du XXIe siècle, la critique littéraire a brillé – pour une dernière fois ? – de tous ses feux. Elle a propulsé l’herméneutique vers un degré de sophistication jamais atteint auparavant, elle est devenue un art, une aventure, et Starobinski en a incontestablement été un des acteurs majeurs.

Les historiens du XXIIe siècle noteront également que les critiques littéraires qui ont été partie prenante de cette aventure se sont parfois disputés, surtout vers la fin des années 60 ; qu’il y a eu entre eux des débats féroces, des enjeux soi-disant théoriques qui ont conduit à d’irrémédiables ruptures. Et ils expliqueront à leurs lecteurs, au demeurant assez incertains, que, vues de Sirius ou du XXIIe siècle, ces polémiques n’ont plus trop d’importance, qu’entre théoriciens et herméneutes, structuralistes et anti-structuralistes, les points d’accord et les intérêts communs l’emportent largement sur les divergences. Malgré leurs différences, il y avait entre les acteurs de la génération Starobinski, qu’on a parfois logés à l’enseigne de la « nouvelle critique » ou des chemins actuels de la critique », puis de la « théorie littéraire », un air de famille et surtout une commune passion pour la littérature, pour sa compréhension, pour sa description et pour l’interprétation, jamais achevée, des œuvres qui la constituent.

Les critiques de la génération Starobinski ont représenté dans l’histoire des humanités une sorte de parenthèse heureuse.

J’insiste sur le terme de passion, pour souligner le fait que rien de toute cette aventure n’aurait été possible sans l’exemplaire engagement subjectif de ceux qui en étaient. L’aventure de la critique littéraire la plus exigeante et la plus belle qui ait jamais existé se décompose en autant d’aventures singulières arrivées à ceux qui se sont alors voués à l’interprétation des textes et à la compréhension de la littérature. La relation critique, à laquelle Starobinski a longuement réfléchi, c’est une relation entre deux sujets, c’est l’aventure d’un sujet qui en fait revivre un autre, c’est une histoire d’œil vivant, pour reprendre le titre d’un de ses premiers livres, paru en 1961. Et c’est ce qui amené le critique à déclarer bien plus tard dans un entretien, avec une belle et ironique mégalomanie, que Rousseau avait été son patient le plus célèbre, comme s’il avait effectivement eu le pouvoir de le faire revivre dans son regard et dans ses livres, comme s’il était réellement en relation avec le géant du XVIIIe siècle.

Le passage de Starobinski par la médecine et la psychiatrie, comme celui de nombreux autres critiques par la psychanalyse, aura été l’index de cet engagement subjectif dans l’interprétation, qui transforme celle-ci en une expérience anthropologique capable de faire sauter les cadres de toutes les disciplines académiques, mais notamment celui de la philologie. Et c’est pour cette raison que lui et les autres grands lecteurs de sa génération ont été suivis, qu’ils ont eu des élèves, des disciples ou plus simplement des lecteurs à qui ils ont transmis leur passion de la lecture et de l’interprétation. Cette passion nous a en somme dispensés de philologie et des alibis scientifiques qui plombent aujourd’hui les études littéraires.

Les historiens du XXIIe siècle relèveront enfin qu’au-delà de leurs situations académiques plus ou moins prestigieuses, les critiques de la génération Starobinski ont représenté dans l’histoire des humanités une sorte de parenthèse heureuse au cours de laquelle des critiques littéraires, qui étaient presque sans exception également des professeurs, se sont définis par leurs œuvres plutôt que par leurs performances académiques. Leur légitimité a été éditoriale plutôt qu’institutionnelle, leur consécration passait par Gallimard, Le Seuil ou Minuit plutôt que par les obscurs jurys de la Sorbonne ou les obscènes calculs de leur citation index ou de leur impact factor, dont on ignorait encore presque tout.

Ils ont été des auteurs et des écrivains – et dans le cas de Starobinski même un écrivain classique, peut-on dire au regard de la republication de ses œuvres dans la collection Quarto de Gallimard – avant d’être des hommes de science, même s’ils étaient très savants. Starobinski était certes érudit, plus que beaucoup d’autres, mais contrairement à ce qui est devenu la règle aujourd’hui, il n’a jamais écrit pour qu’on prenne la mesure de son érudition. Tout dans son monde n’était pas fait pour aboutir à un grand jeu culturel qui tient lieu de débat ou de dialogue scientifique, ou plus platement au décompte des notes de bas de page. Ce qu’il faisait, ce qu’il écrivait, il était seul à pouvoir l’écrire parce qu’il était le seul à l’avoir vu, parce que l’œil vivant était le sien. Il faut le souligner, parce que cette légitimité éditoriale dans laquelle les critiques de la génération Starobinski ont déposé leur subjectivité, leur passion, c’est également ce dont ils ont transmis le goût à ceux qui ont pu les suivre pendant un certain temps. De ma vie, je n’ai jamais rêvé de peer reviewed journal, ni d’impact factor. De ma vie je n’ai eu d’autre ambition que d’écrire, comme eux, de beaux livres, qui paraîtraient chez les mêmes éditeurs.

Tout porte à croire que les historiens du XXIIe siècle n’auront pas la tâche facile pour expliquer de telles aventures à leurs lecteurs, puisqu’aujourd’hui déjà le monde qui était celui de Jean Starobinski est devenu exotique à de nombreux égards. Les tournants néo-positiviste ou néo-philologique des études littéraires, auxquelles les technologies numériques réunies à l’enseigne des digital humanities viennent conférer une irréfutabilité quasi-transcendantale, vouent la relation critique qui a été au centre de tout le parcours de Starobinski à une survivance bizarre, pour ne pas dire une hérésie. Comme c’est peu scientifique, cet œil vivant, comme c’est suspect, cette subjectivité se nourrissant d’herméneutique, et inversement. Si ça se trouve, il se ferait recaler par le premier bureaucrate scientifique venu s’il se mettait en tête de faire une demande de financement pour un nouveau projet auprès des institutions prévues à cet effet. Comment peut-on écrire des livres ou des articles en les décorant d’aussi peu de notes de bas de page ? Et systématiquement sans co-auteurs et même sans équipe de recherche ? N’aurait-il pas de réseau, ce monsieur qui se prend pour un auteur ? Et pourquoi oublie-t-il aussi délibérément les mots-clés et les abstracts sans lesquels la recherche scientifique, il devrait le savoir, ne fonctionne pas ? Il ne va quand même pas nous obliger à lire ce qui n’a plus guère d’autre fonction que d’être cité dans de nouveaux produits scientifiques. Il serait quand même temps de réaliser que l’œil numérique a remplacé l’œil vivant, que les logiciels et les ordinateurs lisent à notre place, qu’ils dévorent des bibliothèques en quelques nanosecondes. Grâce à eux nous faisons de l’hyper-philologie, nous sommes les champions du notariat philologique accéléré et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, nous savons tout de tous les trafics d’influence qui ont constitué, de tout temps, le fonds de commerce de la philologie. Alors l’herméneutique, vous n’y pensez pas, vous n’y pensez plus. Il y a longtemps que nous avons changé d’échelle, que nous sommes passés des textes aux hypertextes, et l’hypertexte, ce n’est plus une affaire de sujet et de parole, ces vieilleries d’un autre temps.

A quoi ressemblerait un monde sans herméneutes, un monde dans lequel on aurait oublié ce qu’interpréter veut dire et du même coup ce que parler veut dire ?

Oui, compte tenu des progrès prévisibles de l’emprise de l’économie de l’attention dans les décennies à venir, les historiens du XXIIe siècle auront de la peine à expliquer qu’il existait autrefois un monde dans lequel on prenait le temps non seulement de lire des livres entiers, des gros livres même, mais encore des livres eux-mêmes consacrés à d’autres livres, à des œuvres comme on disait alors, comme ceux de Starobinski consacrés à Rousseau, Montaigne, Diderot, Baudelaire et à tant d’autres. Qu’il existait des individus qui consacraient toute leur attention, voire leur vie entière, à un seul auteur, à une seule œuvre, qui avait d’ailleurs souvent requis de son auteur qu’il y sacrifiât également toute sa vie. La littérature, dont il n’est pas sûr qu’elle existera encore au XXIIème siècle (contrairement à la critique littéraire, dont on peut être sûr qu’elle aura disparu), c’est le cauchemar de l’économie de l’attention : elle la fait exploser, elle oppose à cette économie de l’attention une logique du don, du potlatch, qui n’est plus une économie. Je donne tout mon temps, toute mon attention à l’écriture, cette chose qui se produit en pure perte, pour que toi, lecteur, tu me donnes également tout ton temps et toute ton attention, mais jamais celles-ci ne suffiront, jamais tu n’en auras fini avec moi. Peu de critiques donnent autant l’impression que Starobinski d’avoir accompagné quelques auteurs durant toute leur vie, et inversement d’avoir été accompagnés par eux. Au regard des impératifs contemporains de la visibilité et du networking en tous genres, c’est évidemment désastreux.

La mort de Jean Starobinski est un évènement majeur dans l’histoire de l’herméneutique, ou plus exactement dans l’histoire de son atrophie progressive. Si le critique avait songé à une nouvelle version de son Action et Réaction. Vie et aventure d’un couple, paru en 1999, il aurait peut-être pris acte du fait que de manière de plus en plus systématique, nos environnements médiatiques (qui incluent ce qui reste de la littérature, du cinéma, etc.) sont des systèmes d’action et de réaction immédiates, des systèmes de stimulation impliquant des réponses instantanées et dans beaucoup de cas quasiment physiques avec lesquelles la relation esthétique s’efface derrière le gaming interactif. Et il aurait noté que de tels systèmes laissent bien peu de place à ce qui a compté pour lui : la relation critique, l’interrogation patiente des textes et de la parole d’un auteur, une interrogation qui commence bien entendu au-delà des émotions et des réactions immédiates qui tiennent lieu de savoir-vivre à nos contemporains. Dans ce peu de place, c’est notre compétence herméneutique qui disparaît, soit tout aussi bien quelque chose comme notre faculté d’interpréter des paroles singulières et plus généralement le monde. Valéry a constaté au sortir de la première guerre mondiale que les civilisations étaient mortelles. Un siècle plus tard, il faut se demander, au moment de la disparition de Jean Starobinski, si l’herméneutique et la faculté d’interpréter ne le sont pas également. Il faut se demander à quoi ressemblerait un monde sans herméneutes, un monde dans lequel on aurait oublié ce qu’interpréter veut dire et du même coup ce que parler veut dire. Tout porte à croire que dans un monde sans herméneutes, nous serons à même de parler avec des automates, parce que nous parlerons comme les automates que nous serons devenus.

Un jour Jean Starobinski va décidément nous manquer. 


Vincent Kaufmann

Professeur de littérature et d'histoire des médias, MCM-Institute de l’Université de St. Gall, Suisse