Pour une Politique de la beauté – à propos de Jean-Pierre Siméon
« J’appelle ici beauté tout ce qui en l’homme, par l’homme et hors de l’homme, exhausse le réel et offense la mort, j’appelle beauté l’intransigeant refus opposé à tout ce qui oblitère et dévalue la possibilité de l’amour, j’appelle beauté encore le procès que le cœur intente à l’intelligence froide et aux stratégies du repli, et j’appelle beauté encore tout ce qui déborde les laideurs obligées et les mesquineries soumises. Je nomme ainsi dans la beauté toute joie conquise, l’effort de la bonté, l’audace d’une parole pleine et franche. Je revendique pour la poésie le courage de témoigner contre le nihilisme souffreteux de ce temps. À elle de promouvoir, poème à poème, une politique de la beauté dont le principe est d’incandescence dans la nuit. »
Il appelle. Il prédit que la poésie sauvera le monde. Il a publié, il y a plus d’un an, Politique de la Beauté. Jean-Pierre Siméon est un prophète que l’on n’écoute pas ou alors, pas longtemps. Sa poésie déshabille, et l’on déteste être nus.
On ouvre le poème.
On lit que,
« pour prouver le juste contre la règle
le poème va au bout de son erreur
ainsi l’amour qui va
contre les faits
vers son vertige ».
On apprend que,
« la joie n’est pas un don
elle se décide
dans la chair et dans la voix ».
On reconnaît que,
« Nous avons l’art de bien détruire
de faire rocaille et nuit
d’une prairie bruissante
nous avons bâti de nos mains
entre le monde et nous
un monde froid ».
On confesse que,
« Chaque jour l’homme apprend stupéfait
la nouvelle de sa mort prochaine
et se jette sur l’éternité
comme un chien sur un os ».
On le supplie d’arrêter lorsqu’il demande :
« Vous voulez que je parle de la vie véritable
c’est à dire ? »
et qu’il persiste…
« du vent d’hier
de la vitre sale
ou de la sensation dans les draps que l’heure
pivote sur elle-même ? »
Sentence.
« le bitume et le casque du motard
sont-ils plus vrais que le chant des tourterelles ? »
On pleure. Et c’est tout. On retourne à ses ongles qui poussent, au savon qu’il faut racheter, aux billets de train qu’il faut réserver. Comment nous le reprocher ? On ne veut pas vivre sous le poids du monde. On ne connaît que lui, ce monde, qu’on nous décrit sans issue. On est las de baisser les yeux sous les avertissements. On a 20 ou 30 ans pour rire, vivre, croire en l’éternité. On lâche ce poème qui n’offre pas de solutions. Car après tout, une parole poétique, même « belle comme l’oxygène naissant », ne répond ni n’argumente.
Pourtant, reconnaissons-le, nous sommes à bout d’arguments et de réponses. Et le catastrophisme qui nous gagne menace de forcer en nous le déni. Comment faire pour éviter un réchauffement de la planète à 2 degrés sans casse sociale ni dérives autoritaires ? Pas de réponse. Comment faire pour vivre sur Terre « comme avant » lorsque nous serons 10 milliards ? Pas de réponse. Où arrêter la poursuite du bonheur individuel pour qu’elle n’empiète pas sur le lien social ? Pas de réponse. Comment éviter que 1% de la population mondiale possède 46% des richesses ? Pas de réponse. Comment s’opposer aux relents identitaires et au rejet de l’autre sans que cela ne les renforce ? Pas de réponse.
Reconnaissons que les temps se dérobent. Que les certitudes s’écroulent. L’universel a mauvaise mine. Les périls s’ajoutent comme des perles sur un collier. Ils sont existentiels : le changement climatique, l’enlaidissement du monde, les violences identitaires, le regain des tensions financières, économiques et commerciales. À chaque jour suffit sa peine. Plus de plage sous les pavés. Sur les ronds-points, des gilets jaunes. Qu’a-t-on fait du rêve ?
Reconnaissons que nous sommes un peu égarés. Va, vis, deviens. Horizon de nous-même. Le développement personnel et les cours de yoga. Le besoin d’évasion, les vacances de Noël à Bangkok, la drogue et les festivals d’été. Le Macdo du dimanche soir. L’alarme automatique qui sonne pour nous forcer à attacher notre ceinture. L’année sabbatique, après quelques premières années de « vie professionnelle », le « tour du monde » seul ou à deux, à la recherche de soi-même, à la quête du « sens ». Lors d’une conférence à la Maison de la Poésie[1], Alain Badiou faisait remarquer que « la jeunesse n’est plus ligotée par la tradition » et il s’interrogeait : « que faire de cette liberté, de cette nouvelle errance ? ».
Au fond, Siméon ne propose pas tant une politique « pour » la beauté, qu’une politique contre la laideur, pouvant s’entendre comme le déni de l’homme et de la nature, comme le déni de l’homme dans la nature.
Il faut croire que c’est lorsque l’on a plus de mots, plus de réponses, que la poésie se fait la plus utile, car elle parvient à formuler ce que les mots ne disent plus. Elle répond par l’image. Dans un ouvrage posthume, l’universitaire Jean Onimus affirmait que « la poésie n’est pas cachée dans je ne sais quel excès de mots. La poésie cherche à traverser les mots parce qu’elle a autre chose à exprimer et les mots sont incapables de le dire ». C’est ainsi que, à la fin d’un recueil de poèmes, même si l’on n’a compris aucun des mots qui y étaient rassemblés, que l’on n’a saisi aucune de ses métaphores, on peut en retirer la force intime.
L’image qui transpire du recueil Politique de la beauté est, comme Siméon le dit lui-même, un témoignage « contre le nihilisme souffreteux de ce temps ». La beauté qu’il invoque n’est pas la Beauté, celle que Rimbaud, l’ayant prise sur ses genoux, avait trouvée amère et avait injuriée. Cette beauté en est une qui « ne triomphe pas », « preuve fragile, comme matin sous la neige ». Elle est une recherche, un souci constant de vivre avec la conscience de soi, des autres et du monde, une disposition à affronter la réalité. Au fond, Siméon ne propose pas tant une politique « pour » la beauté, qu’il nomme à peine, qu’une politique contre la laideur, pouvant s’entendre comme le déni de l’homme et de la nature, comme le déni de l’homme dans la nature. Dans son poème, toute beauté suggérée réside dans la nudité des sensations et dans l’effort de communion avec la nature :
« Des forets assises au bord du ciel
L’exclamation des montagnes
Au cœur du silence
Un sentier d’eau sous la brume
Un village qui dort dans ses pierres
Et ce qu’un oiseau porte d’infini sous son aile »
Aussi, toute beauté est un effort :
« Vivre est un geste qui par nécessité s’épuise
De vouloir tenir
Entre les mains
Un peu de l’eau des regards limpides »
Et, si la beauté peut être rencontrée dans les choses et des êtres, elle est une quête personnelle vers l’ultime présence à soi :
« Nous sommes venus par des chemins perdus
A la beauté qui n’a ni nom ni lieu
Et nous l’avons trouvée en nous
Disent les poètes disent les amants
Chair fragile
Comme un jardin blessé dans l’hiver »
Jean-Pierre Siméon ne se paye pas de mots et il poursuit sa quête. Avec Levez-vous du tombeau, récemment publié, il signe un nouveau recueil puissant qui poursuit son œuvre en faveur de la politisation du poème. Dans une verbe mystique aux accents rimbaldiens, nourrie d’incantations fragiles, le poète perpétue son ode à la beauté. Elle débute avec les « sept cordes » qu’il faudrait compter à notre lyre pour en sortir un chant d’espoir : l’oiseau, l’arbre, le silence, les rivières, les vents, le temps, l’ombre.
L’oiseau qui « se nourrit de riens au ras du sol, lui qui connaît infiniment la hauteur ».
L’arbre, « solitude toute traversée, par la grande geste de l’univers ».
Le silence, « perdu comme une joie lointaine ».
Les rivières, qui disent à l’homme comment « vivre heureusement noyé(s), dans un instant qui n’en finit pas ».
Les vents, dont la voix fait entendre « notre très grande peur de tomber de l’amour ».
Le temps, délivré des horloges, qui nous rappelle que « toute heure plantée d’arbres, et loyale envers les nécessités de l’amour, est plus longue que la vie ».
Et l’ombre, « qui n’est pas la mort de la lumière non, mais ensemble son revers et son repos ».
Les 7 cordes de la lyre, qui forment ensemble une harmonie. Dans la mythologie antique, la lyre est l’instrument des poètes, apportée sur terre par Hermès, fils de Zeus, qui la cède à Apollon, incarnation de la beauté.
La beauté toujours, revendiquée comme une richesse intérieure, qui lutte contre le vide, et qui pourrait seule nous libérer de la soif du toujours plus.
Siméon enjoint à sortir du « tombeau », à chercher la beauté encore, car, dit-il, « Il souffle un vent d’hiver dit-on sur le monde / Les âmes comme une eau sont prises par le gel ». Siméon propose une nouvelle morale, une « morale de feu », sans axiomes, « hors celui de l’amour infini qui monte dans l’âme ». Il prêche pour une pensée née du rêve, une pensée, même, au diapason du rêve, lorsqu’il encourage « l’élan vers d’indécises beautés / que la pensée ignore ». On pourrait songer qu’à travers son plébiscite de la beauté, son appel au rêve, Siméon souhaite réhabiliter, non sans anachronisme, l’utopie politique. Car l’utopie n’existe « nulle part » ailleurs que dans le rêve, et s’imagine souvent en dépit du réel. Cette impression est cependant dissipée par la quête constante de « l’instant », qui est la seule réalité, et par l’inlassable rappel à la fragilité. Rappel qui traverse le poème. Cette fragilité dans « l’instant » contredit toute idée de certitude, de défense farouche d’un monde irréel dont on a connu les dangers. Le plaidoyer de Siméon pour la « fragilité qui ne s’ignore pas » appelle plutôt à une recherche perpétuelle du beau, en chacun de nous, dans l’instant. La beauté toujours, revendiquée comme une richesse intérieure, qui lutte contre le vide, et qui pourrait seule nous libérer de la soif du toujours plus, de la possession, de la vie sans présence.
Le poète n’est pas le seul à rappeler la beauté dont il énonce le programme : « toute joie conquise, l’effort de la bonté, l’audace d’une parole pleine et franche ». De plus en plus nombreux sont ceux qui, politiques, artistes, intellectuels, associatifs, citoyens, lui répondent et s’insurgent contre le superficiel, la corruption du lien social, la fuite en avant dans la destruction de l’environnement. Comment ne pas voir, aussi, dans le mouvement des « gilets jaunes », un désir de beauté ? Sur les ronds-points, les premiers rassemblements fortuits avaient rapidement muté en un réseau d’entraide pérenne, où le désir d’être ensemble compte autant que le besoin d’être entendu. Rappelons-nous René Char : « Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté ».
« Politique de la beauté » ? Quel étrange attelage -– pourrait-on croire. Quel oxymore. Pourtant, la beauté est éminemment politique, ne serait-ce que parce qu’elle est une émotion qui se partage, et qui aide à l’ouverture vers autrui. Et la recherche de la beauté, comprise comme la part sensible présente en chacun de nous, le courage de la vérité, la capacité d’indignation, « l’effort de la bonté » – cette beauté-là est une des armes qui nous aideront à surmonter un certain catastrophisme contemporain autant qu’à recréer des horizons politiques. On dit que la politique a muté en empire de la règle, des professionnels et de la technique. On reconnaît qu’elle génère une défiance quasi-généralisée. Pourtant, quelque « technique » ou « désidéologisée » que soit devenue la politique, elle reste le lieu de la tragédie, de l’élan affectif, de la satire, de la fourberie, de l’épique et de l’émotion des conquêtes. Quoi de mieux que la langue pour lutter contre la novlangue ? Quoi de mieux que l’émotion à opposer à la gouvernance par les nombres ? Quoi de mieux que la vitalité du poème pour faire mentir l’ère du neutre ? Siméon veut croire que c’est « pour prouver le juste contre la règle », que le poème « va au bout de son erreur ». Et c’est encore pour nous sauver du cynisme qu’il nous encourage à la « probité des fleurs ».
Jean-Pierre Siméon, Politique de la beauté, Cheyne, 2017
Jean-Pierre Siméon, Levez-vous du tombeau, Gallimard, Collection Blanche, 2019