L’« énervant » Xavier Dolan – à propos de Ma vie avec John F. Donovan
Dolan est énervant, il sait écrire des scénarios savamment construits et extrêmement prenants (en l’occurrence co-écrire avec Jacob Tierney). Ici, la narration introduit une manière de mise en abyme. Rupert, dix ans après le suicide de son idole John Donovan, une vedette de série télévisée, relate sa correspondance avec ce dernier à une journaliste. Cette improbable amitié à distance est cimentée par des points communs comme la solitude (Rupert enfant n’a pas d’amis, John se sent isolé à Hollywood) ou le rapport à la fois distancié et passionnel à la mère.
Par son dispositif narratif qui fait alterner le présent du récit fait à la journaliste et des flash-backs révélant le contenu de celui-ci, il cherche à nous convaincre de la nécessité de l’histoire qu’il narre et de l’importance de ses enjeux. Notamment lorsqu’au bout d’un moment la journaliste se lasse de l’histoire de Rupert, et que ce dernier parvient aussitôt à convaincre de sa résonnance sociopolitique : il argue que la question gay dans l’industrie hollywoodienne en particulier n’est en fait pas moins importante que des guerres sur lesquelles elle a travaillé en Afrique ou au Proche-Orient. Le monde est un, nulle dichotomie entre son univers et le sien, eux deux s’escrimant à leur manière à changer le monde de l’intérieur. Ses « problèmes de riches » sont en vérité universels. Ce faisant, Dolan s’ingénie à rallier à son récit les spectateurs qui trouveraient les enjeux narratifs du film finalement superficiels et vains.
Dolan est énervant. Aimer un tube d’Adèle, il nous le rend possible. Partant, nous enlève toute crédibilité en la matière – des années de conquête de culture musicale « indé » digne de ce nom, d’un seul coup anéanties. Nous faire aimer « Rolling in the deep », c’est bien ça. Xavier Dolan a cette faculté de changer vos goûts, musicaux qui plus est. L’espace d’un moment, n’exagérons rien. Céline Dion perdait toute ringardise dans Mommy, Adèle dans Donovan. D’un seul coup, le « cool » change de camp.
Quel rôle joue ici ce tube d’Adèle ? Celui de nous immerger pleinement dans la fiction, de nous faire oublier tout le reste l’espace de deux heures. Comme dans d’autres de ses films, il joue sur le mixage et augmente le volume au bon moment pour susciter cette immersion.
Dolan est l’un des rares jeunes cinéastes à exprimer pleinement sa sensibilité, son hypersensibilité devrait-on dire, sans aussitôt s’en excuser ou la circonvenir.
Dolan est énervant. Pour toute une génération ou presque, il rend au mélodrame ses lettres de noblesse. On le sait, le public de Dolan est, pour une large partie, jeune – moins de 30 disons. Il nous laisserait presque espérer que la « jeunesse » d’aujourd’hui (dans sa globalité, composite elle est…) se départisse de son insensibilité (proclamée comme telle, du moins). Car Dolan est l’un des rares jeunes cinéastes à exprimer pleinement sa sensibilité, son hypersensibilité devrait-on dire, sans aussitôt s’en excuser ou la circonvenir. Il nous emporte à chaque fois dans un maelström d’émotions irrésistible et inénarrable. Or, le genre-roi en la matière n’est autre que le mélo.
Thématiquement, Ma vie avec John. F Donovan est un mélodrame bicéphale, traitant à la fois de l’homosexualité à Hollywood et du rapport mère-fils. Le mélodrame de la mère est poignant. La mère de Donovan rappelle les mères typiquement dolaniennes que l’on trouve depuis J’ai tué ma mère jusqu’à Juste la fin du monde, en passant évidemment par son chef d’œuvre Mommy : extraverties, exubérantes, loquaces et bruyantes, elles ont quelque chose de kitsch et de presque vulgaire qui embarrasse parfois le fils, mais leur côté magnanime et chaleureux prend souvent le dessus, faisant éclater toutes les réserves qu’on pourrait avoir. S’il est évident que la relation à sa mère est encline à susciter l’émotion, peu de mélodrames maternels peuvent se targuer d’être aussi bouleversant.
Ici, le rapport mère-fils le plus fouillé est celui entre Rupert et sa mère (Natalie Portman). Plusieurs scènes nous révèlent leurs différends, la distance qu’a instauré l’enfant, le fait qu’il lui en veut d’avoir abandonné sa carrière de comédienne (« si tu disparais un moment, tu ne reviens plus jamais » lui assène-t-il), la séparation avec le père.
Mais une scène révèle l’amour infini que porte l’enfant à sa mère. Typiquement dolanienne, aux lisières du clip, sorte de film dans le film qui constitue l’acmé du mélodrame, elle fait partie de ce que Pierre-Alexandre Fradet, dans Philosopher à travers le cinéma québécois. Xavier Dolan, Denis Côté, Stéphane Lafleur et autres cinéastes (2018), qualifie de « véritables morceaux de bravoure », « les nombreuses séquences musicales qu’on rencontre dans son œuvre suspendent émotionnellement le spectateur au-dessus de la visualité et créent un résultat où l’épiderme (l’extériorité, le corps, les frissons ressentis) prend le pas sur les organes d’intellection (l’intériorité, la parole, la faculté conceptuelle) ». Portman lit une rédaction d’anglais de Rupert, consistant en une lettre écrite à la personne la plus admirée par l’élève. Or bien sûr, c’est à la mère qu’est adressée la missive de notre héros. Portman le découvre à la faveur de la professeure d’anglais venue l’avertir de la « fugue » de Rupert pour Londres – pour une audition. Elle lui remet cette rédaction. Portman, qui croyait que son fils la méprisait, est stupéfaite et c’est dans cet écart avec la réalité que l’émotion va pouvoir se creuser, monter peu à peu et exploser. La chanson choisie, Stand by me, en est certes un catalyseur idoine et sans doute « habile », mais on aurait tort de croire que Dolan sacrifie aux recettes les plus éprouvées pour distiller l’émotion.
On sent – et on sait, du reste – que ce rapport aussi difficultueux que passionnel à la mère procède d’un matériau autobiographique. Aussi, sa nécessité viscérale crève l’écran. Rupert-Dolan rejoint par sa mère qui court vers lui est bouleversé et s’épanche dans une déclaration d’amitié (« je voudrais que tu restes ma meilleure amie, qu’il n’y ait que tous les deux ») soluble dans un lien parental. À notre propre rapport maternel, et en dépit peut-être de l’intentio auctoris de Dolan, vient alors se greffer notre mémoire cinéphilique, dépositaire notamment des rémanences d’Imitation of life de Douglas Sirk, où la honte d’une fille vis-à-vis de sa mère finit par se dissoudre à la faveur d’une étreinte retrouvée – bien que la mort guette.
L’amour de John pour sa mère (Susan Sarandon) n’est pas moins fort. Il souhaite revenir vivre chez sa mère, pendant un temps. Il nous rappelle alors les paroles du morceau de la chanteuse américano-japonaise Mitski « Classroom of 2013 » : « Mom, I’m tired/ Can I sleep in your house tonight ? / Mom, is it alright / If I stay for a year or two ? » puis « Mom, would you wash my back ? » qui n’est pas sans résonner avec le bain que prend Donovan devant sa mère au regard attendri. Le ralenti sur le profil de Sarandon rappelle alors un plan de Portman au début du film qui admire son enfant.
« Le style c’est savoir qui on est », phrase qui prend une valeur de manifeste esthétique pour l’œuvre dolanienne.
Dolan est énervant, sa mise en scène est toujours aussi organique, précise et efficace. Même lorsque les effets ne sont pas des plus subtils, elle vous agrippe et efface vos réticences. Vous rendez les armes. Sa patine visuelle est maintenant bien connue et ici, avouons-le, vire parfois au tic, sinon au cliché. Certes, comme le dit John, « le style c’est savoir qui on est », phrase qui prend une valeur de manifeste esthétique pour l’œuvre dolanienne. Mais les ralentis, si l’en est de très beaux et de très justifiés, sont dans l’ensemble trop présents. Le travail sur la lumière, en revanche, est globalement convaincant, les éclairages rouges, bleus et jaunes suggérant à chaque fois une atmosphère ou une tonalité particulière.
Le flou ? Il en avait trouvé une véritable nécessité dans son film précédent, où elle informait le solipsisme de chacun des personnages. Dans Mommy, la fameuse scène fantasmée par Diane, à la fin du film (sur fond d’Einaudi) était comme le précipité de ses puissances, avec une utilisation aussi magistrale que poignante. Dans Donovan, on retiendra surtout l’un des premiers plans du film, entièrement flou, avec la mère de John qui le cherche alors qu’il s’est donné la mort. Le reste du film consistera précisément à soustraire du brouillard l’histoire de Donovan, à en mettre au jour la vérité – projet dont la citation de Thoreau en exergue du film est en quelque sorte programmatique : « Mieux que l’amour, l’argent, la gloire, donnez-moi la vérité ».
Le style visuel du film contribue aussi à la thématisation des échos entre les deux correspondants. Ainsi, au plan très marquant de Rupert enfant après avoir reçu des brimades et des coups, avec une plongée entourée de feuillages, fait écho le plan avec une même plongée sur Donovan lors de la séquence suivante, alors qu’il est en plein dîner de famille. (Séquence durant laquelle, dans sa première partie qui voit la mère recevoir ses invités, beaucoup (trop ?) de zooms et de dézooms, accompagnés de légers mouvements de caméra très vifs, rendent compte du cadre assez chaotique qu’est celui de la famille de Donovan. Et de l’excentricité de sa mère.)
Néanmoins, les rimes visuelles peuvent aussi informer le destin ou les vies des deux protagonistes de façon séparée. Après qu’il a quitté son amant dans sa voiture, John est cadré dans la profondeur de champ en légère contre-plongée. Or, lorsque John reviendra finalement vers lui en sonnant à la porte de son appartement, ce sont ces mêmes paramètres techniques qui caractériseront l’image. Comme pour suggérer le destin solitaire et finalement tragique du protagoniste, mais également traduire la réversibilité des rôles dans l’irréversibilité de la séparation : je te quitte mais non c’est moi qui te quitte.
Dans la scène de boîte de nuit, à un plan sur John et l’acteur qui lui plaît qui se rapprochent et sont sur le point de s’embrasser succède l’image de Donovan en plein rapport charnel. Comme dans La Vie d’Adèle, le rapprochement des corps est raccordé directement sur l’acte sexuel, moyennant ellipse. La lumière rouge stylisée achève de baigner l’ambiance d’érotisme et la (surprenante) fermeture à l’iris sur le visage de Donovan alors heureux traduit la fugacité de ce bonheur idyllique.
Du reste, Dolan est encore une fois un admirable directeur d’acteurs. Natalie Portman est toujours d’une insigne beauté (dont elle n’hésite pas à outrager, qu’on se souvienne de V pour Vendetta ou des Fantômes de Goya par exemple) et d’une intelligence remarquable (que l’on perçoit dans son jeu même), et Kit Harington toujours d’un regard langoureux. Peu importe qu’il soit joyeux, séducteur, en colère, triste : langoureux. Dolan a sans doute choisi l’acteur de Games of thrones pour cette profondeur toute mélancolique qui caractérise son regard, qui instruit ici l’insoluble hiatus entre la représentation publique qu’il doit donner de lui en tant que vedette, et son moi véritable inséparable de son homosexualité qu’il dissimule en laissant les médias lui prêter une relation de couple avec sa meilleure amie.
Mais c’est surtout Jacob Tremblay (découvert principalement avec Wonder où il jouait un enfant affecté de malformation faciale), le jeune acteur qui incarne Rupert pré-ado, qui emporte le morceau. Il nous sidère, littéralement. D’une vitalité extraordinaire, il sait rendre ce qu’on subodore de Dolan enfant. Comme dans la scène de la télé : après avoir surgi dans le salon comme dans le plan, son regard aimanté par l’écran et fasciné par l’acteur (John Donovan, donc) s’agrémente d’exclamations de plus en plus vives, pour finir par d’incroyables hurlements de joie. Si la scène semble tout avoir pour irriter, elle est au contraire jouissive, car l’acteur parvient à nous faire partager avec une intensité inouïe son enthousiasme – tout confinant à l’hystérie qu’il soit.
Dolan est énervant, et malade. Son film, en tout cas, « un grand film malade » – selon la formule consacrée. Tel un gruyère, ses béances sont patentes. Ainsi, vers la fin du film, le personnage de l’agent (incarné par Bathy Bates) arrive presque comme un cheveu sur Donovan. On se doute que leurs relations étaient autrement développées au départ, mais manifestement le montage a coupé par là. La critique d’Hollywood devait être le thème principal du film, notamment à travers une rédactrice en chef de tabloïd qui s’escrimait à détruire la vie de Donovan. Personnage incarné par Jessica Chastain que Dolan a osé couper au montage… Soyons honnêtes, on donnerait cher pour pouvoir regarder la « version longue » du film – quatre heures paraît-il – avec la célèbre rousse. Mais retirer une star de cette ampleur au montage, plutôt que d’étayer la prétention de Dolan, révèle bien plutôt l’audace et la force de caractère d’un cinéaste prêt à annihiler des rêves de casting hollywoodien au regard de la nécessité qu’impose une œuvre.
Il en faut de l’audace, il en faut de l’énergie, il en faut du travail pour exprimer et développer tout ce « talent » initial.
Dolan est énervant, certes il connaît son talent. On les connaît ces artistes immodestes. Mais, c’est un truisme, on ne devient pas réalisateur si on ne croit pas en ses capacités artistiques. Il faut même une pointe de prétention pour oser jouer dans la cour des grands, Desplechin, Kechiche, Hong Sang Soo et les autres. Une audace qui ne manque pas à Dolan, qui a su s’en servir pour en faire une force. Les haters pullulent, sur les réseaux sociaux – de là le départ de Dolan de la tweetosphère – ou ailleurs du reste. Il en faut de l’audace, il en faut de l’énergie, il en faut du travail pour exprimer et développer tout ce « talent » initial. Il ne faut rien pour publier un message de haine.
D’aucuns lui ont également reproché une certaine inculture ou la prétention de ne pas avouer l’influence de tel ou tel cinéaste (Almodovar, Wong Kar wai…). Pourtant, Dolan est de ces réalisateurs qui ne connaissent pas l’histoire du cinéma par cœur, et qui n’en sont pas moins des plus talentueux ; nulle coquetterie ou vantardise dans cet aveu. Pierre-Alexandre Fradet, dans son ouvrage susmentionné, observe que « d’un côté, créant à partir d’une culture limitée et de façon autodidacte, Dolan cherche à s’arracher à l’histoire pour se libérer d’un certain réseau d’attentes et de réflexes ; de l’autre, afin de s’assurer que sa création ne nous conduise pas à un résultat rebattu, il ajuste ce résultat, avant de le livrer au public, en partenariat avec un groupe de gens compétents qui ont une bonne connaissance du cinéma et de sa technique. Tout se passe à vrai dire comme si Dolan parvenait à allier intelligemment les deux méthodes (distinctes mais réconciliables) que Bergson et Deleuze mettent en avant dans leur œuvre : d’une part, la connaissance de la culture classique, censée selon Bergson nous faire prendre conscience de notre ignorance et nous permettre de créer ; d’autre part, l’oubli selon Deleuze de produire des lignes de fuite dans “l’innocence du devenir” ».
Dans Donovan, il est difficile de ne pas voir dans le personnage de Rupert un avatar ou un double de Dolan. Or, sa professeure d’anglais s’avère des plus laudatives avec Rupert sur ses rédactions d’imagination qu’elle estime « toujours excellentes » ; à sa mère, elle confie qu’en tant qu’enseignante au collège, elle « voit rarement une destinée », comme elle en trouve chez Rupert. Dolan sait qu’il a quelque chose de spécial, et c’est tant mieux pour nous spectateurs.
Début avril, une longue biographie de Xavier Dolan paraîtra. À Cannes, on espère la sélection de Matthias et Maxime, son prochain film dont le tournage s’est achevé l’an dernier. De quoi encore énerver – et/ou subjuguer.