Art Contemporain

Où sont-ils passés ? – sur l’exposition La Fabrique du vivant au Centre Pompidou

Doctorant en philosophie esthétique

L’exposition collective « La Fabrique du vivant » rassemble au Centre Pompidou des artistes, ingénieurs, scientifiques et entrepreneurs dont les projets et les œuvres déplacent ou franchissent les frontières entre inerte et animé, artificiel et naturel. Déambuler dans cette exposition mobilise des affects et des rapports contrastés à l’égard du vivant. Expérience de visite.

On est en Galerie 4 du Centre Pompidou, non loin de l’endroit où Human, la chienne de Pierre Huyghe à la patte peinte en rose, surgissait en 2013 au détour d’une cimaise avant de disparaître, se faufilant entre les aquariums de la série Zoodram. On se souvient qu’un bernard-l’ermite avait élu domicile dans une réplique de la Muse endormie de Constantin Brancusi… Mais quel vivant allons-nous rencontrer cette fois-ci, et surtout quelle histoire va-t-on nous raconter à son propos ?

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La première partie de l’exposition La Fabrique du vivant – 3ème édition du cycle Mutations / Créations, « manifestation annuelle (…) tournée vers la prospective et les technosciences » – est principalement consacrée aux innovations du design et de l’architecture bio-inspirés ou bio-technologiques, qui, nous dit-on, brouillent toujours plus la frontière entre vivant et artificiel. Alors que je navigue à vue entre les dizaines de projets exposés, aux objets et aux ambitions très divers – des constructions en mycélium de champignon au mobilier et aux luminaires faits d’algues ou de bacon séché et « décellularisé » –, le centre de gravité de mon attention bascule soudain de mes yeux vers mes oreilles. Ma curiosité a été éveillée par les sons qui traversent l’espace. Rompant le rythme de la visite, je me fige un instant. Ce doit être le son d’une vidéo que je n’ai pas encore visionnée. C’est dans cette salle… À moins que cela ne vienne de la suivante ? Je reprends la visite, m’étonne de certaines propositions, formule des jugements trop rapides sur leur caractère plus ou moins réalisable et convaincant pour « écologiser » nos modes de vie.  Je lis le cartel d’un « Kit d’ingénierie génétique DIY », mais le son attire à nouveau mon attention. Je tente de le « suivre » dans l’espace, des oreilles, mais il a bien l’air de fuir et de disparaître à chaque fois qu’on y prête un peu trop attention. Décidément, d’où viennent donc ces sons ? Pas d’enceintes. Rien qui n’ait l’air d’un dispositif sonore, alors que je balaie, des yeux cette fois, l’espace de cette première salle. Le son s’est arrêté. Je continue.

La deuxième salle contraste avec la première car elle présente presque exclusivement des propositions artistiques. Dans le discours de l’exposition, pourtant, tout (objets de design, projets architecturaux et scientifiques, œuvres d’art) semble mis sur le même plan : il s’agirait en somme de différents exemples constituant un panorama de ce que l’on peut fabriquer avec du vivant aujourd’hui, quand il ne s’agit pas de le fabriquer tout court. On trouvera dans ce deuxième espace du « vivant » tel qu’on est habitué à le reconnaître dans notre expérience ordinaire, quoiqu’abstrait de son environnement naturel : quelques graines ont germé à l’intérieur d’une « bio-imprimante 3D ». En face, des cristaux en forme de chaise. Plus loin, une cuve remplie d’un fluide « couleur incarnat »…

Après avoir hésité, je finis par glisser ma tête à l’intérieur d’un caisson noir suspendu, ouvert par le bas. Au sol, légèrement décalé, un gros rocher de basalte noir. Ici, il n’y a rien à voir — la boîte occulte d’ailleurs le reste de l’exposition, créant une respiration dans un espace assez chargé d’objets. J’inspire. Je fais bien : il y a à sentir. Les effluves d’un parfum floral réveillent mes narines. Je renifle un peu plus fort, essayant de m’imprégner de l’odeur et d’identifier ses nuances en bougeant la tête. J’y reviendrai, comme pour vérifier si l’odeur a changé entre temps, quoique je réaliserai que je ne l’avais pas bien « mémorisée ». Pour le moment, la curiosité et la dimension ludique de l’expérience olfactive me guident. Mais je comprends peu à peu ce qui se joue ici, à force de jeter un œil distrait à la vidéo sur le mur d’en face. Je finis par la visionner en entier : les odeurs que nous pouvons sentir sont celles de trois espèces de fleurs disparues au 19ème siècle « en raison des activités humaines ». On nous raconte le processus scientifique, mais surtout, on nous dit qu’on ne saura en réalité jamais quelle était l’odeur exacte des fleurs, malgré les prouesses de la biotechnologie et de l’ingénierie génétique (analyse ADN et synthèse de la séquence de gènes à partir des spécimens séchés des collections d’histoire naturelle). On ne fera jamais que s’approcher de l’arôme initial.

Soudain, une pensée, assez troublante, me traverse : et si l’odeur du mimosa, que je connais (ou crois connaître) si bien et dont j’aime tant faire l’expérience à la fin de l’hiver, comme j’ai pu le faire une semaine plus tôt, éveillant des souvenirs, certains nébuleux, d’autres très précis – avec qui, quand, où – et leurs émotions associées… et si cette odeur singulière, indissociable du jaune poussin et duveteux des fleurs dont elle émane, odeur qui n’existe pleinement qu’au moment même où je suis en train de les sentir, venait à disparaître ? Qui s’en souviendrait, et pour combien de temps ? Le reste de l’année, je conserve un vague souvenir du plaisir simple que me procure cette odeur ; pourtant, je serais bien embarrassé de la mettre en mots. (Comment décrire à quelqu’un qui n’en aurait jamais fait l’expérience l’odeur du mimosa ? Le saurais-je ?)

On finit la visite, un peu distrait, car nos pensées sont encore, en sourdine, avec le mimosa et les fleurs disparues de cette installation intitulée Resurrecting the sublime (2019). Dans la dernière salle plongée dans le noir, des expérimentations de la recherche scientifique et médicale – comme la raie robotique ou « tissue-engineered soft robotic ray that’s controlled with light » du Disease Biophysics Group de l’Université d’Harvard – sont présentées quasi indifféremment, semble-t-il, des propositions artistiques. Leurs enjeux sont variés, des propositions du Bioart, dont on finit presque par se demander s’il ne s’agit pas de projets scientifiques de création d’hybrides à prendre au sérieux (comme les Plant-human Monsters de Špela Petrič), jusqu’aux sculptures d’Hicham Berrada qui n’ont rien, strictement, d’organique ou de vivant, si ce n’est qu’une réaction chimique accélère la transformation de métaux disposés dans des aquariums.

Mais d’où venaient donc ces sons ? J’essaie de les entendre à nouveau. Rien. Je n’ai pourtant pas rêvé… Je suis aux aguets, sur le qui-vive. Où sont-ils passés ? Le type d’attention qui s’est déployé en arrière-plan a sans doute quelque chose à voir avec l’expérience de pistage telle que la raconte le philosophe Baptiste Morizot (2018) : il décrit un type particulier d’attention exacerbée ou de disposition curieuse à l’égard du vivant dont on cherche à déchiffrer les signes de présence. Souvent, on doit d’ailleurs se contenter des traces, laissées et autres indices de la piste animale : il est assez rare de rencontrer l’animal in vivo à l’issue d’une séance de pistage… On finit par déclarer forfait, et une médiatrice nous renvoie au cartel situé à l’entrée (il est sans aucun doute heureux qu’on ne l’ait pas remarqué plus tôt) : Biotope (2019), une composition de Jean-Luc Hervé. Conçu pour l’exposition, le « dispositif acousmatique craintif » nous fait entendre les voix d’« animaux sonores, invisibles car dissimulés au sein de l’espace d’exposition ». La composition polyphonique réagit à la présence humaine « à la manière d’organismes vivants qui s’affolent ou se taisent si les visiteurs sont trop intrusifs, nombreux ou bruyants. Ils ne reprennent leur chant que lorsque le calme est revenu ». Dans le catalogue, un croquis dévoile comment l’artiste a pensé la gamme des comportements qui s’expriment dans sa composition. On était bien en train de pister les sons, autant de signes ou d’indices d’une présence qu’on n’est jamais parvenu à débusquer.

Du vivant aux vivants

Partout, nous avons cherché le vivant. Ce qui était vivant. Dans chaque objet, chaque œuvre, chaque cartel. Mais surtout, on a fini par se demander ce que cela voulait bien dire. « La fabrique du vivant »… mais de quel vivant ? Paradoxalement, on l’aura compris, on a le sentiment étrange d’avoir fait l’expérience d’une présence d’êtres vivants dans deux œuvres où le vivant au sens d’organisme biologique est, en fait, strictement absent. Elles ne sont pas même composées des néo–« bio-matériaux » aujourd’hui utilisés par les designers pour créer de manière plus durable et éco-consciente. Mais ce qu’il y a de vivant en elles ne relève pas de la simple analogie, comme avec la chaise en cristaux de Tokujin Yoshioka, dont la formation a quelque chose d’« organique », ou les sculptures minérales captivantes d’Hicham Berrada. Dans tout le reste de l’exposition, on a plutôt le sentiment d’une certaine absence d’êtres vivants. On serait même tentés de dire, comme le suggère son co-commissaire Olivier Zeitoun lui-même dans son texte pour le catalogue, que le renversement auquel on assiste est « parfois sépulcral » (p.88), et qu’on se trouve finalement face à des objets morts. Du moins, du vivant sous assistance respiratoire : un cartel nous indique même la présence d’un « système de support de vie ».

De fait, il y a bien « du » vivant dans les projets présentés. Le choix de l’article partitif du, signalant un usage du nom « vivant » comme indénombrable, a son importance, car il invite à le penser comme de la matière (l’article partitif singulier désignant généralement un inanimé), et non comme des/les êtres vivants, dénombrables et grammaticalement précédés d’un déterminant défini ou indéfini. On dit « le/un veau », pour parler de l’animal vivant, « du veau », pour désigner sa viande : de la matière inanimée consommable. Mais en quels sens y a-t-il vivant(s) ? À y regarder de plus près, on peut esquisser une rapide classification, où l’on constate que le terme est en fait étiré entre deux extrêmes, d’une absence à l’autre (elles ne disent pas le même rapport au vivant), en passant par des processus biologiques élémentaires :

1. Un rapport analogique ou métaphorique où le vivant est pensé comme principe abstrait : « processus », « auto-organisation », « autonomie », « croissance », « dégénérescence », etc. On pense aux architectes qui, nous dit-on, « simulent les systèmes évolutifs de croissance du vivant pour développer une architecture bio-computationnelle » ou à la chaise en cristaux.

2. De la matière organique, autrement dit du vivant, mais littéralement mort : des algues séchées, de la peau, du bacon décellularisé

3. De la matière produite par des êtres vivants, sans qu’ils soient présents : soie d’araignée, cocons de vers à soie, cire d’abeilles…

4. Des processus biologiques élémentaires : multiplication de cellules, processus de photosynthèse, etc.

5. Des êtres vivants en tant qu’organismes individuels vivants (souvent des organismes relativement simples, ou de petite taille) : bactéries, algues, champignons, mousse, plantes, etc.

6. Du non-vivant, au sens biologique, mais des relations et des comportements que l’on associe au vivant : une composition qui se comporte comme un ensemble d’êtres vivants, une relation olfactive entre les humains et les fleurs.

À travers ces multiples sens associés au vivant, dont on pourrait affiner la classification, ce sont aussi différentes échelles du vivant qui cohabitent dans l’exposition, alors que ses textes semblent présupposer, comme nous le faisons souvent, que nous savons a priori ce que « le vivant » désigne. Ces différentes échelles vont en fait du gène à l’écosystème ou milieu, en passant par l’individu et l’espèce. Ici, dans l’histoire qui nous est racontée, elles sont souvent réduites à n’être plus que « de la matière vivante ».

Qui fabrique quoi et pour quoi

Si son statut et son rôle sont peu interrogés dans le discours de l’exposition, l’humain est, de fait, présent partout, et le choix du nom « La Fabrique » dissimule mal le verbe fabriquer. Les deux grandes questions soulevées par l’exposition, jamais explicitement posées comme telles, étaient contenues dans son titre même : d’abord, qui fabrique ? Qui « programme », « synthétise », « modélise », « code », « re-crée », « transforme » le vivant ? Si c’est Homo faber, qui utilise des outils et maîtrise les moyens en vue des fins, alors cette question en contient une autre : pour quoi, à quelles fins ? Ensuite, qu’entend-on par vivant (voir supra) ? Tout ce qui est ou non formulé dans le discours de l’exposition (textes de salle, cartels, livret, catalogue) dit sans doute, en creux, différents types de rapports (potentiellement problématiques) au vivant. Car différentes conceptions du vivant entretiennent différents types de rapports, et inversement.

Le bio- ou « zoo-drame », pour détourner le titre de Pierre Huyghe, dont on parle partout mais dont il est seulement question ici en passant, c’est celui de la crise écologique, et plus précisément de la Sixième Extinction de masse des espèces, en grande partie causée (fait inédit) par l’une d’entre elles, l’humain. Si le discours de l’exposition, qui choisit de nous situer « à l’ère du numérique », ne pose nullement cet enjeu comme central et structurant, il est présent notamment dans Resurrecting the sublime, puisqu’il s’agit de ressusciter l’odeur de fleurs disparues en raison des activités coloniales humaines — détail crucial. Par ailleurs, pourquoi le design et l’architecture cherchent-ils à collaborer ou à créer avec du vivant ? Pourquoi produire des objets « écologiques », faire respirer les bâtiments en ville, les rendre plus « vivants »… C’est évident, mais nulle part remis en perspective : « pour sauver la planète ! » en produisant plus durable. Si cela est si évident, pourquoi le préciser ? Parce que se demander pour quoi ces objets et ces projets existent, quelle est leur signification et leur finalité, pourrait nous aider à distinguer entre différentes manières de répondre à un même problème (la crise écologique) et ici en particulier, différentes conceptions et (déficit de) relations au vivant. Si on imite, programme, modélise ou recrée le vivant, ce serait donc pour inventer des modes de vie plus respectueux de l’environnement grâce aux nouvelles (bio)technologies. L’imitation des phénomènes et processus naturels n’est pas nouvelle dans l’histoire des techniques humaines. Mais en l’imitant, comment définissons-nous dans le même temps le vivant « imité », ensuite, à quelles fins ? On peut continuer à ajouter le préfixe bio- à une diversité de pratiques et d’objets, mais comment nos manières d’imiter ou de fabriquer le vivant racontent-elles toujours nos manières de le penser et d’entrer (ou non) en relation avec lui ?

En l’occurrence, on peut se demander dans quelle vision de l’Anthropocène le discours de l’exposition inscrit les projets présentés. Ils semblent présentés comme l’aboutissement de la grande frise chronologique qui déroule, sur le premier mur de l’exposition, une progression quasi inexorable des connaissances et des techniques en lien avec la nature et le vivant. Comme le résume le philosophe Baptiste Morizot, ce type de récit défendu par les tenants d’un Good Anthropocene « postule une techno-nature hybride, où tout le non-humain serait hybridé d’humain, occultant toute altérité, toute extériorité, toute étrangeté de ce qu’on appelait auparavant la “nature“. Il tend à valoriser le passage à cette nouvelle ère, inversant son statut originel de crise en une réserve d’opportunités » (Baptiste Morizot, 2017). Comme on peut le lire dans le « Manifeste éco-moderniste », il n’y aurait pas de limites à la croissance et au progrès humains, et nous pouvons « réaliser un remarquable Anthropocène ». Celui-ci « exige que les humains utilisent leurs capacités techniques, économiques et sociales, sans cesse grandissantes, pour améliorer la condition humaine, stabiliser le climat, et protéger la nature ». Le philosophe Clive Hamilton parle à ce sujet d’une théodicée revisitée ou « anthropodicée » qui repose sur un argument de type théologique où tout (y compris le mal ; ici les dommages écologiques) se résoudrait finalement en une preuve de la volonté de dieu (ici de la supériorité et de la maîtrise de l’homme sur la nature). L’Anthropocène finit par être célébrée comme le « signe de la capacité humaine à transformer et à contrôler la nature ».

Sur fond de ce récit héroïque, les bio-technologies, le design et l’architecture bio-inspirés pourraient nous permettre de sauver le monde, en repoussant toujours un peu plus loin la frontier du vivant/non-vivant… Et les projets scientifiques de dé-extinction de défaire les dégâts collatéraux de la marche de l’histoire et du progrès, et ainsi de nous racheter : Marie-Ange Brayer écrit dans le catalogue que « L’ingénierie génétique permet désormais d’inverser l’ordre des choses, de reproduire artificiellement un “vivant“ disparu à travers la création d’écosystèmes artificiels »… (à propos de Resurrecting the Sublime).

On peut soupçonner que c’est la même histoire occidentale moderne du progrès scientifique et technologique qui nous permet aujourd’hui de « fabriquer » le vivant, et peut-être un jour de le dé-éteindre, qui a contribué à conduire au bord de l’extinction un grand nombre d’espèces vivantes, qui disparaissent parfois avant même que nous les connaissions. Pourrons-nous re-fabriquer les vivants ? Si, au contraire, il est déjà « trop tard », et que tout est sur le point de s’effondrer et de disparaître, comment ne pas perdre espoir et penser que la bonne volonté des designers et des architectes n’y fera rien ? On a pourtant envie de croire à la plupart de ces projets, tentés par la perspective d’un Good Anthropocene et d’une dé-extinction où nous jouerons encore le rôle principal du Héros.

Mais selon Estelle Zhong Mengual et Baptiste Morizot, la crise que nous vivons est sans doute plus fondamentalement une crise de la relation ou « crise de la sensibilité » à la nature et aux vivants, en partie liée à ce que Robert M. Pyle formulait déjà en 1993 comme une « extinction de l’expérience » de la nature dans des environnements de plus en plus urbanisés. Une crise « difficile à nommer et à comprendre », mais que nous pourrions retracer dans l’histoire de nos représentations, y compris artistiques, du vivant. Dans ce contexte, et pour reformuler les termes de l’introduction de l’exposition, avant de se demander « Comment programmer le vivant », la question qui devrait d’abord ou du moins aussi se poser aujourd’hui n’est-elle pas « Comment nous orienter pour préserver ce qui nous importe et nous anime », autrement dit ce qui nous relie aux vivants dans l’expérience vécue ?

De l’expérimentation à l’expérience de ce qui nous importe et nous anime

Dans Resurrecting the sublime (2019), comme l’indique le titre de cette installation née d’une collaboration entre Alexandra Daisy Ginsberg, Christina Agapakis et Sissel Tolaas, il s’agit non pas de procéder à une entreprise de dé-extinction (une ambiguïté dans la traduction sous-titrée du film fait planer un doute, tout comme l’interprétation suggérée par la commissaire de l’exposition, à l’opposé de ce que les artistes prennent soin d’expliquer : « This is not de-extinction ») des trois espèces de fleurs disparues, mais bien de ressusciter le sublime, autrement dit un type d’expérience esthétique (ici du vivant : l’expérience du parfum d’une fleur).

Si le mimosa, Acacia dealbata – très réputé en parfumerie – venait à disparaître, cela signifierait peut-être avant tout, pour les humains, la perte d’une expérience olfactive (notons tout de même qu’en beaucoup d’endroits, le mimosa, originellement introduit en Europe depuis l’Australie, est considéré comme une espèce invasive). À travers l’expérience de cette installation, on prend la mesure ou une certaine mesure, très incarnée, affective et intime, de ce que pourrait signifier pour nous l’extinction d’une espèce. Lorsqu’une espèce disparaît, c’est en fait un monde qui disparaît avec elle, comme le formule Vinciane Despret citant les mots du romancier Éric Chevillard : une perspective unique sur le monde, une manière propre d’être affecté et d’affecter. Il écrit : « C’est tout un pan de la réalité qui s’affaisse, une conception complète et articulée des phénomènes ». Ajoutons ici que c’est aussi une manière dont les autres vivants – humains compris – sont affectés et animés par ce point de vue ou point de vie pour reprendre une jolie formule d’Emanuele Coccia (2016), la façon dont nous sommes touchés par une manière singulière d’être, qui disparaît. La manière dont l’odeur d’une fleur nous affecte et nous importe. « Le monde a rétréci tout à coup. » (Vinciane Despret, 2014).

Il y a bien du vivant dans cette exposition, des choses qui ressemblent de près ou de loin, à des degrés divers, à du vivant (il est même fait mention d’êtres « semi-vivants »), avec, à partir ou autour duquel on fait des expérimentations : pourquoi ce sentiment général d’absence ? Ce n’est en fait pas le vivant qui est quasiment absent, mais l’expérience du vivant. Autrement dit, ce dont on fait l’expérience lorsqu’on entre en relation avec des êtres vivants — qu’il s’agisse de la présence invisible, mais parfois fortement ressentie, de bactéries jusqu’à la relation affective entretenue avec un chien. Encore dit différemment, et si ce n’est, de manière sidérante dans Resurrecting the sublime, ce qui est relativement absent, c’est une présence de ce qui nous importe dans le vivant, d’abord en tant qu’êtres humains, vivants. C’est sans doute pourquoi l’expérience du vivant en ce sens très précis émerge si puissamment (bien que dans les deux cas, de manière quasi invisible) dans les installations sonores et olfactives décrites plus haut, où l’on se sent impliqués dans l’œuvre comme sujets vivants, comme êtres capables d’être affectés : on entend, on respire, on sent, on est curieux, alerte, attentif, triste, désarçonné, joyeux…

Dans Resurrecting the sublime et dans Biotope, il n’est pas question de matérialité vivante, mais bien d’une expérience vécue du vivant. Comment mobiliser des affects nous permettant de nous y relier, d’entrer en relation non pas seulement sur le mode du monstre hybride de plante et d’humain, où le rapport n’est finalement que d’une combinaison de parties, mais sur celui de ce qui nous lie dans l’expérience ? Il faut tout de même préciser que si le Bioart joue sur l’ambiguïté, difficile de ne pas lire la distance critique contenue dans le terme même de monstre – sur son site, l’artiste Špela Petrič parle de « petits monstres nés d’un amour impossible » –, ou dans la démarche d’Oron Catts et de Ionat Zurr pour le projet (for art is like a living organism)… Better Dead than Dying (2014-2019), où des cellules cancéreuses « incarnent une ombre semi-vivante » dans un bioréacteur qui finit par se transformer en « chambre de mort ». Cités par Marie-Ange Brayer dans le catalogue, les artistes affirment d’ailleurs de leurs entités semi-vivantes qu’elles « incarnent notre hypocrisie envers le monde vivant et l’exploitation de systèmes vivants à des fins anthropocentriques » (p.73). Mais ce sont sans doute les œuvres ou les objets dans lesquels ce que peut signifier, pour nous humains, une rencontre ou une relation avec un autre être vivant – un animal furtif et craintif, une fleur au parfum agréable –, en termes d’affects vécus et partageables, qui pourraient constituer de bons guides pour nous orienter dans la crise actuelle de la biodiversité et de nos relations aux vivants. Car elles sont capables d’intensifier l’expérience (en la transformant en une expérience esthétique) de ce qui nous importe et nous anime dans nos relations avec d’autres êtres vivants – de ce qui nous rend vivants. Les histoires que nous retraçons, les récits que nous racontons, les verbes que nous choisissons, les contextes que nous décidons de mettre en avant comptent, car ils entretiennent, reconduisent, délimitent et (re)définissent nos manières d’agir et d’entrer en rapport avec le monde vivant autour. Il y a quelques mois, au Palais de Tokyo, les collaborations et les arachno-concerts avec les araignées et les toiles hybrides de Tomás Saraceno laissaient entrevoir des manières d’habiter dont nous pourrions nous bio-inspirer pour nos propres architectures humaines, mais surtout et d’abord des manières possibles de co-habiter, en commençant par prêter et faire attention aux compagnes arachnides qui peuplent nos maisons depuis que sont apparus les premiers représentants de notre espèce. Pour bricoler, ensemble et de manière située, de nouvelles relations avec les vivants — où la préposition avec ne signifie plus seulement “à l’aide de” mais aussi “en compagnie de” ou “de concert”.

La Fabrique du vivant « Mutations / Créations 3 », exposition au Centre Pompidou du 20 février 2019 au 15 avril 2019.

Joshua de Paiva

Doctorant en philosophie esthétique