Politique

Que veut dire « Heimat » aujourd’hui ?

Philosophe et sociologue

Marqué par Heimat, la série télévisée d’Edgar Reitz, Bruno Latour a depuis adopté ce mot qui jamais n’oblige à l’identité ou exigerait des liens du sang. « Heimat » c’est plutôt un opérateur qui permet de saisir à nouveau, existentiellement, pour soi ou pour les autres, ce que veut dire appartenir à un lieu concret. Un mot plus que jamais utile et nécessaire alors qu’approchent de périlleuses élections européennes.

Les Français ne possèdent pas d’équivalent du mot « Heimat », lequel fait toujours d’ailleurs l’objet de discussions continuelles en Allemagne. Pour moi, inévitablement, le terme renvoie à la série télévisée d’Edgar Reitz qui m’avait bouleversé. Alors qu’en bon petit Français de l’après-guerre, j’avais de l’Allemagne une version abstraite et plutôt polémique, cette série de films m’a rendu l’Allemagne proche et vivante.

Il y a donc pour moi dans Heimat une médecine si puissante qu’elle peut donner à un complet étranger, grâce à l’artifice d’une œuvre d’art, le sentiment d’appartenir, de faire corps, de reconnaître comme son voisin et son proche, un pays entier jusque-là éloigné. J’ai toujours entretenu ce fantasme d’être dans un train, quelque part en Allemagne, et de pouvoir parler avec Maria de notre vie à Schabbach ou d’échanger mes souvenirs d’enfance avec Paul ou Eduard sur le Hünsruck. « Heimat » n’a pour moi rien qui oblige à l’identité ou qui exigerait des liens du sang : c’est plutôt un opérateur qui permet de saisir à nouveau, existentiellement, pour soi ou pour les autres, ce que veut dire appartenir à un lieu concret.

Si la question du « Heimat » revient partout, et pas seulement en Allemagne, c’est évidemment parce que, quels que soient nos différents pays de naissance, nous subissons une crise générale de perte de soi et de sol. C’est ce sentiment de déréliction que le psychiatre Glenn Albrecht a capté par le mot solastalgia. La nostalgie est un sentiment universel et sans âge qui nous fait rire ou pleurer au souvenir d’un passé disparu. Mais pour reprendre le titre plein d’humour de Simone Signoret « la nostalgie n’est plus ce qu’elle était » ! Ce n’est plus le passé à jamais disparu qui nous fait pleurer de misère ; c’est la disparition de notre sol, sous nos yeux, qui nous prive peu à peu de nos conditions d’existence. La solastagia c’est d’avoir le mal du pays, sans avoir émigré ; le mal du pays, en quelque sorte, dans son pays (homesickness at home). C’est l’effet le plus radical de ce que j’appelle le Nouveau Régime Climatique : la crise climatique, la disparition généralisée des espèces, la stérilisation des paysages, nous rend fous.

Aujourd’hui des peuples privés de terre cherchent à venir s’installer auprès de gens qui se sentent, eux aussi, privés de terre, sans avoir pour autant bougé de chez eux.

On ne comprend rien, me semble-t-il, à l’importance donnée à la question des migrations, si l’on ne prend pas en compte cette généralisation du sentiment de la perte de sol. Les gens qui se sentent assurés d’un sol sous leurs pieds ont toujours été capables d’en accueillir d’autres que les guerres, les famines et les catastrophes avaient chassés de leur terre. Toute l’histoire des migrations européennes le montre assez clairement. Mais aujourd’hui des peuples privés de terre cherchent à venir s’installer auprès de gens qui se sentent, eux aussi, privés de terre, sans avoir pour autant bougé de chez eux. Comme si la crise de la migration était devenue universelle et mettait en conflit les migrants de l’extérieur avec les migrants de l’intérieur. Ceux qui doivent quitter leur pays et ceux dont le pays, si l’on ose dire, les a quittés.

Ce qui donne à cette crise universelle son caractère tragique, c’est que les deux solutions traditionnelles, tous les analystes le reconnaissent, ne résolvent rien.

La première que l’on pourrait appeler « globaliste » consiste à convaincre les citoyens de continuer à aller de l’avant et à regarder l’horizon plus ou moins radieux qui leur permettait d’oublier leurs attachements anciens, de rompre avec leur esprit provincial, et de participer au grand maelstrom de la mondialisation. Le problème c’est que pour être « citoyen du monde », il faut qu’il y ait un monde en état de marche qui assure la richesse de ceux qui s’y consacrent. Or, la crise planétaire a rendu impossible de croire encore à l’existence d’un monde capable de servir de socle, de ressource et d’assurer le revenu aux multitudes en marche vers la globalisation. Le monde, à savoir la planète, s’est rebellée. Elle met en cause les conditions d’existence de ces « citoyens du monde » qui se retrouvent brusquement « sans monde » aux prises avec une crise aigüe de solastalgia.

La deuxième solution est bien connue puisqu’elle est mise en œuvre partout au même moment du Brésil à la Hongrie, des États Unis à la Pologne, de l’Angleterre du Brexit à l’Allemagne d’aujourd’hui. Les « néo-nationalistes » cherchent un sol, eux aussi, qui leur assurera protection, identité et richesse. Mais il ne suffit pas d’abandonner une à une toutes les contraintes de la mondialisation, pour se retrouver assuré d’un territoire qui serait durable, solide, crédible et viable. L’imaginaire des états néo-nationaux vers lesquels on nous demande d’émigrer, maintenant que le rêve de la mondialisation a perdu de son éclat, cet imaginaire est encore plus pauvre, moins peuplé, moins réaliste, que celui des États-nations solidaires et intégrés qu’il prétend remplacer. Ce qui explique d’ailleurs la rage avec laquelle ce projet d’enfermement est partout défendu. Il n’a pas d’autre contenu que l’identité et cette identité n’a pas d’autre contenu que l’hostilité contre les autres, les migrants justement, qui menacent de crever la bulle d’illusions avec laquelle ces identités se sont inventées.

Il faut bien reconnaître qu’il n’y a plus d’offre politique qui permettrait d’échapper à cette double faillite des globalistes comme des néo-nationalistes d’offrir un sol aux peuples qui se sentent trahis et perdus. Les formes anciennes de libéralisme — au sens français ou anglais de ce terme — comme les formes anciennes de démocratie sociale se sont effondrées avec les partis qui les incarnaient. Quand ces partis existent encore ils ne semblent pas capables de parler dans une langue et à une profondeur existentielle qui soit suffisante pour lier de nouveau les questions de peuple et les questions de sol. La plupart du temps, c’est parce qu’ils craignent le caractère « réactionnaire » de l’association de ces deux termes.

C’est là ce qui explique les incertitudes sur le bon et le mauvais emploi du mot « Heimat », terme trop local pour être aimé des « globalistes » mais beaucoup trop mondial, concret, matériel, multiple, universel pour être encore compris des « néo-nationalistes » qui veulent le rabattre sur l’ancien « blut und boden ». Ce que les politistes ne comprennent toujours pas, c’est que toutes les questions politiques dépendent désormais de la crise écologique généralisée. Avec une violence et dans une urgence encore largement sous-estimées la crise écologique oblige à reprendre les termes de peuple et de sol et de leur donner un sens enfin concret. Au lieu de se plaindre de la « montée des populismes » et d’attendre quelque « sursaut » des libéraux, ils feraient mieux de chercher littéralement sous leurs pieds sur quel sol les peuples auxquels ils prétendent s’adresser cherchent leur subsistance et de quel monde ils espèrent leur prospérité.

Il y a dans la première série du Heimat d’Edgar Reitz des moments où le noir et blanc est remplacé par la couleur. Ces moments ne sont pas forcément les plus dramatiques ; autant que je puisse en juger, ce sont plutôt ceux où il y a un accord entre toutes les couches qui composent justement le Heimat au sens de monde vécu. Un sentiment de plénitude qui n’est nullement fondé sur l’extraordinaire ou le mystérieux mais sur l’adéquation et la superposition entre le déroulement de la vie ordinaire et la représentation symbolique de ce même déroulement. C’est ce point fondamental qui explique la puissance de conviction du mot Heimat. Il faudrait pouvoir traduire en français ce terme par monde vécu, mais en entendant par là le monde dont on vit.

En effet, les sentiments de bonheur et de liberté associés au sol dépendent de la possibilité de faire coïncider ce dont on vit, ce qui permet de subsister, avec ce que l’on peut se représenter. C’est l’un des sens du mot territoire, en français, une fois débarrassé de sa dimension uniquement juridique ou géographique : « Mon territoire, c’est l’ensemble de tous les êtres, humains et non-humains, aussi éloignés, hétérogènes qu’ils puissent être, qui me permettent d’assurer des conditions durables de subsistance ». Inversement, je suis sans territoire, sans sol, sans Heimat si je perds ces conditions de subsistance ou si, les ayant encore, je suis incapable de me les représenter.

Le nouveau régime climatique est bel et bien un nouveau régime : toutes les questions liées à la liberté, à la propriété, à l’occupation du territoire des autres se sont rouvertes.

Or il est clair qu’un citoyen à qui l’on dit qu’il n’y a plus ni insecte, ni oiseau, ni eau, ni air, se sent aussi privé de sol que si on lui annonce que l’usine où il travaillait a été délocalisée au Vietnam ou que la mine de charbon voisine a rempli le corps de sa fille de dangereux polluants qui mettent en péril ses enfants. Toutes les crises de subsistance, qu’elles viennent de ce qu’on appelait pour simplifier l’économie ou, toujours pour simplifier, l’écologie, convergent désormais vers une seule et même description de territoire. Ce que le terme de Heimat permet de si bien capter, ce n’est pas le pays de l’enfance auquel la nostalgie nous ramène toujours dans un mélange de larmes et de rire ; ce n’est pas non plus l’ancien terrain provincial et paysan auquel il faudrait toujours s’arracher pour accéder enfin au monde frénétique et universel de la modernisation ; c’est encore moins le retour au village des déçus de la mondialisation qui se mettent à nouveau à s’habiller en culottes de cuir et à chanter des hymnes patriotiques démodés. Ce que désigne le mot Heimat c’est la possibilité de faire correspondre ce qui nous fait vivre avec ce dont on est conscient. Là, les passages de la vie ordinaire apparaissent en couleur et pas en noir et blanc.

Les historiens de l’environnement ou de l’économie ne nous laissent évidemment que peu d’espoir de jamais retrouver cette situation « en couleur ». En effet, depuis au moins le XVIIe siècle, mais dans un décalage qui n’a cessé de s’accroître jusqu’à prendre la dimension gigantesque d’aujourd’hui, les peuples européens d’abord, et, depuis tous les peuples, ou, pour être exact, la partie riche de tous les peuples, vivent d’un sol qui n’est pas le leur. Inutile d’espérer retrouver le bonheur de l’Heimat, si votre richesse dépend, non plus du pays auquel vous appartenez légalement et où vous exercez vos droits de citoyen, mais de terres étrangères, lointaines, d’où vous tirez vos ressources mais pour lesquelles vous ne vous sentez aucun attachement ni aucune responsabilité. Si toutes les questions de sol et d’appartenance au sol sont devenues la source de tant de confusion et de tant de violence, c’est évidemment à cause de cette inauthenticité fondamentale, native, structurelle, originelle : vous vivez d’un pays qui n’est pas le vôtre ; ou, inversement, vous vous sentez libre dans un pays, le vôtre, qui n’est riche que parce que d’autres, humains ou non-humains, ont perdu leurs libertés.

Si le nouveau régime climatique est bel et bien un nouveau régime, c’est parce que toutes les questions liées à la liberté, à la propriété, à l’occupation du territoire des autres, bref toutes les questions de géopolitiques autant que de droit, se sont rouvertes. On comprend que les idéaux politiques comme le libéralisme, la sociale démocratie, le nationalisme ne peuvent en aucun cas répondre aux enjeux de ce nouveau régime puisque ces idéaux ont été inventés en Occident pendant la période où le décalage ne cessait de grandir entre la croissance des pays légaux que les occidentaux occupaient et les pays réels dont ces mêmes occidentaux bénéficiaient et continuent de bénéficier. En considérant l’histoire économique et écologiques des trois derniers siècles, il est évident que tout retour de l’Heimat, cette correspondance entre conditions de vie et sentiments de vivre – le « bien vivre » de la tradition sud-américaine – ne pourrait être, aujourd’hui, qu’une imposture. C’est bel et bien maintenant qu’il faut passer d’un ancien à un nouveau régime climatique.

Si je m’intéresse à l’épisode des Cahiers de Doléances demandés par le roi Louis XVI en janvier 1789 alors que le gouvernement était en situation de banqueroute, c’est précisément parce que l’on trouve là un exemple d’un changement de régime qui démarre par une entreprise tout à fait originale de redescription du territoire vécu. En quelques mois, le peuple français, qui n’existait pas vraiment comme « peuple » conscient de lui-même, parvient à rédiger près de 60 000 cahiers qui décrivent, avec une grande précision, à la fois un « pays », une « paroisse », un « terroir » qui permet à un groupe de subsister, mais aussi les injustices commises par d’autres — les nobles, les clercs — et qui rendent cette subsistance plus ou moins invivable. Parvenir à décrire un paysage, les conditions de subsistance et les injustices dans le même document, voilà ce qui me paraît important pour rouvrir aujourd’hui la question du lien entre un peuple et son sol.

On peut faire l’hypothèse que l’identité nationale est sans aucun rapport de congruence ou de réalisme avec les attachements réels dont les citoyens tirent leur subsistance.

Les néo-nationalistes s’imaginent qu’ils savent ce que c’est que le peuple qu’ils prétendent représenter, mais ils ne se donnent même pas le début du commencement d’une description de ce même sol où ils prétendent durablement résider. Or, l’épisode des Cahiers de Doléances montre que le mouvement est inverse : un peuple émerge de la compréhension du sol sur lequel il réside et des injustices qui y sont commises. On peut faire l’hypothèse que l’identité nationale est sans aucun rapport de congruence ou de réalisme avec les attachements réels dont les citoyens tirent leur subsistance. Ne dit-on pas que les comtés anglais qui ont voté le plus volontiers pour le Brexit sont aussi ceux qui bénéficiaient le plus de l’effort de solidarité européen ? Comment des gens qui ne savent pas « où ils sont » auraient-ils des positions politiques qu’ils seraient capables d’articuler ? Pour opiner en politique, il faut un monde concret, que l’on puisse décrire et où l’on puisse repérer des amis et des ennemis afin de définir ses intérêts et, justement, ses doléances.

Inutile, évidemment, d’attendre des globalistes, une description même vague des territoires vécus, puisque le globe sur lequel ils prétendaient nous faire atterrir n’a aucune espèce de place sur terre, sur la planète que nous devons occuper. La distance est si grande que si nous considérons, par exemple, le jour de l’année où la machine économique globale commence à manger son capital sans pouvoir jamais le reconstituer, il faut remonter maintenant au 2 mai pour l’Allemagne et au 15 mars pour les États-Unis. Difficile d’imaginer un plus grand décalage entre le réalisme cosmique et la forme juridique des États-nations. N’est-il pas ironique que l’on appelle « capitaliste » un système économique global qui mange son précieux capital de façon aussi insouciante et aussi dissolue ?! Le décalage est si colossal entre le sol réel et le sol fantasmé que les globalistes ne seront jamais en position de donner des leçons de réalisme et de courage aux populistes qui fuient en masse vers la protection des nouveaux nationalismes identitaires.

Comme on le voit en comparant les différentes saisons du chef d’œuvre de Reitz, depuis la fin du XIXe siècle jusqu’aux années deux mille, le monde vécu, au sens du monde dont on vit, est devenu peu à peu de plus en difficile à décrire. Cela ne veut pas dire que l’on va revenir au Heimat compris comme terroir ou territoire, cela veut dire qu’il y a dans le concept de Heimat un puissant opérateur de description qu’il faut mettre en œuvre, par les arts comme par les sciences, pour rendre à nouveau commensurable ces deux ensembles aujourd’hui disjoints : ce qui permet de subsister, ce que nous appelons nos possessions légitimes. Pour le moment, c’est vrai, la déconnexion est totale. Mais il ne tient qu’à nous qu’elle se réduise.

(NDLR : texte paru en allemand le 13 mars dans Die Zeit)


Bruno Latour

Philosophe et sociologue, Professeur émérite au médialab de Sciences Po