Morts-vivants ou vivants-morts ? – à propos de The Dead Don’t Die de Jim Jarmusch
Notre siècle semble féru de zombies. On ne compte plus les jeux vidéo, dessins-animés, essais, séries et films qui déclinent la figure du mort-vivant. Dernier en date, le The Dead Don’t Die de Jim Jarmusch revisite avec humour les clichés de ce qui est devenu un genre incontournable du film d’horreur depuis La Nuit des Morts-Vivants réalisé en 1968 par George Romero, lequel figure au panthéon des films de zombies. Pas étonnant alors que ce réalisateur fétiche soit cité dans ce nouvel opus par le responsable d’une station-service fan de cinéma et de comics lorsqu’il aperçoit la voiture vintage de jeunes « de la grande ville » conduite par une nécessaire bimbo court vêtue, figure récurrente de nombreux films d’horreur des années quatre-vingt. De même retrouve-t-on d’autres poncifs de ce genre de production comme la petite ville de province perdue au milieu d’une nature luxuriante, le snack, le motel ou le poste de police occupé par le placide Bill Murray, la sensible Chloë Sevigny et l’imperturbable Adam Driver, habillés dans le traditionnel uniforme beige et conduisant la non moins classique Ford noir et blanche.
Cette accumulation de références et de lieux communs donne ainsi l’impression que l’on assiste à un film dans un film. Impression renforcée lorsqu’à l’ancien Ghost Buster qui s’étonne de reconnaître la chanson qui passe à la radio, son coéquipier révèle qu’il n’y a rien d’étonnant à cela puisqu’il s’agit de la musique du film, titre composé et interprété par Sturgill Simpson.
Nous nous trouvons alors face à la mise en boite des personnages de cette histoire qui, comme aime à le répéter le jeune policier finira mal, mais sans qu’il ne sache au début vraiment pourquoi, avant qu’il n’avoue avoir déjà lu… le script. Les acteurs se voient donc enfermés dans leur stéréotype. Comprenez dans un « type » « solidifié » (du grec stereos qui signifie solide, dur, rigide) par la convention. Ils ne peuvent donc pas s’extraire de leur persona[1] qui s’assume et se revendique extrêmement codé et écrit. Ils ne font alors que reproduire les codes éculés du flic placide, de l’étudiante sexy, de la serveuse de café ou du geek collectionneur de vieux comics et amateur de films de… zombies. Un enfermement que trahit ce moment où les trois flics répètent sans le savoir à la découverte du corps des premières victimes la même « réplique », laquelle révèle ici la nature hautement conventionnée et reproductrice de l’exercice cinématographique. A croire que le cinéma dit « de genre » ne serait pour Jarmusch qu’affaire de reproduction de conventions, sans réelle subjectivité ni liberté. Des poses et des dialogues que l’on « réplique » à l’envi au grès des re-productions hollywoodiennes.
Ce faisant, Jim Jarmusch fait de l’enferment l’essence même du film « zombiesque », paradigme que nous retrouvons dès les origines de ces « créatures » dans la tradition vaudou haïtienne. Ces « zombis » – sans le « e » – originaires étaient en effet des hommes ou des femmes qui se trouvaient condamnés à être empoisonnés parce qu’ils avaient fait du mal à un membre de la communauté ou était jugés « nocifs » pour cette dernière. Ils étaient alors drogués avec de la tétrodotoxine qui avait pour effet de les mettre dans un état de mort chimique et enfermés momentanément dans un cercueil. Après avoir procédé à une véritable cérémonie funéraire, le sorcier – ou bokor – les réveillait et en les droguant à nouveau avec des benzodiazépines, des barbituriques ou encore un régime sans sel qui avait pour effet de produire un œdème au cerveau, les privait de tout libre-arbitre pour en faire des esclaves. La mort y était alors symbolique et sociale, et donnait lieu à trois types successifs d’enfermement. Le premier dans le sommeil, le second dans le cercueil et le dernier dans l’asservissement. Le zombi est donc un vivant mort à sa vie comme à sa liberté. Une tradition que rappelle Zombi Child de Bertrand Bonello, autre film présenté à Cannes cette année dans le cadre de la Quinzaine des Réalisateurs.
Quant aux déclinaisons hollywoodiennes de ce mythe, la claustration sera d’abord celle volontaire et contrainte des survivants qui, comme dans le premier opus « zombistique » de Romero se cloîtreront dans une maison pour échapper aux morts-vivants. De même dans cette étonnante déclinaison pleine de sensibilité et de tendresse que fut en 2015 le Maggie de Henry Hobson où un père s’enferme avec sa fille infectée pour l’empêcher d’être mise en quarantaine avec tous les autres morts-vivants en devenir.
Dans Walking Dead, les humains se barricadent quant à eux en clans dans des camps protégés par des murailles. Le véritable sujet de cette série désormais culte devient alors au fil des saisons non plus les zombies mais bien les relations inter-humaines au cœur desquelles domine la quête de pouvoir. Y est en effet interrogé l’atavisme belliqueux de l’homme, rendu d’autant plus absurde que la survie y est privée de tout raison d’être, la victoire sur les zombies apparaissant très vite inenvisageable et la mort fatalement condamnée à une « zombification ».
Dans Black Summer, série produite par Netflix, l’enfermement est total tant toute possibilité d’échapper à des mort-vivants plus agressifs et coriaces que jamais semble exclue. Les survivants sont donc condamnés à courir sans fin, une fuite contre l’inévitable qui fait des encore-vivants des déjà-morts et des mort-vivants en devenir. Là encore, il n’y a plus ni vivant ni mort. Il n’y a plus que des vivant-morts et des mort-vivants.
Chez Jarmusch, une ancienne alcoolique demande du Chardonnay, les « enfants » partent en quête de bonbons et de jouets et les « adultes » de wifi ou de Bluetooth.
La multiplication des productions mettant en scène et déclinant cette figure du zombie que connurent ces dernières années, jusqu’à devenir humoristique et sentimentale dans l’improbable Santa Clarita Diet, autre production Netflix pourrait alors trahir une société emprisonnée elle-même dans son présent, privée d’à-venir enchanteur, à la recherche de distractions pour se maintenir en non-vie. Une vie morte d’espérance, une mort vivante de loisirs. Pour le réalisateur de The Dead Don’t Die, les « zombies, ce n’est plus Godzilla ou Frankenstein, c’est nous. Le produit même du système, le signe que l’ordre social est rompu.
Depuis Romero, les zombies sont systématiquement la conséquence d’une connerie des humains ». [2] Pour cette raison, les « zombies sont les vestiges d’une société matérialiste »[3] bloquée dans ses désirs consuméristes. Un écho à Romero bien sûr qui campait son film Zombies dans un centre commercial mais aussi à la bande dessinée Zombillénium d’Arthur de Pins qui se passe quant à elle dans un Parc d’Attraction. Chez Jarmusch, une ancienne alcoolique demande du Chardonnay, les « enfants » partent en quête de bonbons et de jouets et les « adultes » de wifi ou de Bluetooth. Une scène édifiante montre d’ailleurs des morts-vivants errer un portable allumé à la main.
Les zombies révéleraient alors notre nature de vivant-mort, ayant perdu tout contact avec le réel et le monde, uniquement mus par le besoin de consommer toujours plus. Une déliquescence de notre humanité et de notre subjectivité – décidément les zombis haitiens ne sont pas loin – qu’observe sidéré Tom Waits qui campe un ermite vivant dans la forêt, seul survivant à cette zombification de l’humanité grâce à son exil du consumérisme débridé et aliénant de ses contemporains.
D’autre part, si les zombis vaudous étaient la conséquence d’une punition d’un individu par la société, la mort-vie dans sa version hollywoodienne relèvera quant à elle d’une auto-damnation de l’homme, victime de sa pollution, à l’instar de The Dead Don’t Die où l’usage du « fracking polaire » a sorti la Terre de son axe et provoqué un dérèglement du cycle du jour et de la nuit, un retour des animaux domestiques à leur état sauvage.. et un réveil des morts.
La mort-vie se révèle donc être une damnation de l’homme par l’homme. Etat ô combien proche du nôtre, humanité en proie plus que jamais à une technologie invasive, déshumanisante et aliénante, au collapse civilisationnel et aux conséquences dramatiques d’un réchauffement climatique désormais inéluctable.
Notre fascination pour ces êtres qui ne meurent pas et qui ne connaissent donc pas la libération d’une mort devenue une malédiction, celle d’un corps en décomposition qui erre éternellement à la recherche de nourriture viendrait dès lors d’un ressentiment commun de l’enfermement. Comme ces créatures damnées à la non-vie et à la non-mort éternelles nous souffrons d’une impossibilité à nous projeter dans autre chose qu’un présent devenu notre prison. Comme eux nous semblons enchainés à un monde en déliquescence et sommes esclaves d’un appétit insatiable qui nous pousse à consommer toujours plus pour ne pas penser à un future angoissant, et à errer nous aussi à la recherche continuelle d’un nouveau smartphone, d’un nouvel « ami » ou d’une nouvelle passion.
Une vie morte de tout sens en somme, n’ayant plus de raison d’être et de direction à suivre, bloquée dans une consommation sans transcendance.