Exposition

Un coup de pioche – à propos de « Préhistoire : une énigme moderne » au Centre Pompidou

Critique

Au Centre Pompidou, le parcours progressif et chronologique d’une exposition montre la préhistoire comme objet de fascination des avants-gardes surréalistes et abstraites et d’un certain nombre d’artistes contemporains. Où il apparaît que l’énigme de la préhistoire s’avère aussi vive que celle de la modernité.

« Préhistoire : une énigme moderne » occupera tout l’été le dernier étage du Centre Pompidou. L’exposition donne à voir de grandes œuvres modernes et contemporaines. Cézanne, Picasso, Brassaï, Giacometti mais aussi des artistes moins connus ou plus récents tels Levi Fisher Ames, Louise Bourgeois, Giuseppe Penone et Dove Allouche qui côtoient la Vénus Impudique, la Vénus de Lespugue et une riche collection d’objets de la préhistoire. À travers ce grand rassemblement nous est montré comment, depuis la naissance de l’art moderne, les artistes ont participé à l’élaboration de la préhistoire comme représentation et de la préhistoire comme discipline.

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L’exposition ne cherche cependant pas à résoudre les questions de cette discipline. En montrant comment artistes et scientifiques modernes collaborent à la « naissance de la préhistoire » par leurs méthodes, leurs lubies intimes ou leurs fantasmes communs, elle pointe en quoi la préhistoire est un objet entouré de chimères ; une énigme dont les questions demeureront ouvertes.

De Dominique Fourcade, qui prête à l’exposition l’une de ses Vénus, paraîtra prochainement chez P.O.L. Magdaléniennement, un essai sur les figures préhistoriques. Dans son poème liminaire « l’œil inondé », il évoque la Vénus de Lespugue, mais aussi Cézanne, et la sonate Hammerklavier de Beethoven sous les mains de Richter. Le poète enchevêtre les tons, les registres et les temps, mêle des œuvres qui ne convoquent pas d’autre récit que celui de l’œil, le regard d’une vie dans lequel elles sont intervenues. L’émerveillement, la mise à nu d’un œil fraîchement – et littéralement – opéré, mettent en scène une autre « énigme » au cœur de laquelle intervient aussi la Vénus de Lespugue.

Cette dernière, l’une des pièces maîtresses de l’exposition du fait de sa célébrité, est présentée comme les autres statuettes pour son intérêt autant scientifique et historique qu’artistique. Au-delà de cette notoriété, son histoire la rend toutefois emblématique de la préhistoire analysée par l’exposition : comme elle, elle est une découverte de la modernité, une énigme, et l’objet d’une fascination commune.

Avant de se voir consacrer un espace plus confortable au Centre Pompidou, la Vénus de Lespugue se trouvait au Musée de l’Homme dans une salle obscure, rejouant le cliché de la caverne : absolument invisible. Il a fallu attendre qu’un musée d’art moderne et contemporain s’en empare pour la sortir de ces conditions d’invisibilité. Ce qui est apparu alors, plus flagrante que tous les clichés de fécondité et d’hommes des cavernes qui parasitaient la scénographie du Musée de l’Homme, c’est la belle et douloureuse cassure qui traverse ses volumes, la rend partielle, énigmatique et incomplète : la statue a reçu, lors de sa découverte, un infortuné coup de pioche.

Par le fait même de préserver et approfondir les indécisions de la discipline préhistorique encore naissante, les artistes modernes font de l’énigme une véritable méthode de connaissance.

C’est peut-être dans ce coup de pioche, moins important dans l’exposition qu’aux yeux de Dominique Fourcade, que réside la véritable énigme. Celle dont les artistes se sont emparés, moins porteurs d’une volonté de connaissance et de remise au jour de la préhistoire que tributaires de sa dimension partielle, ses questions et ses brisures, ses creux et ses silences. Par le fait même de préserver et approfondir les indécisions de la discipline préhistorique encore naissante, les artistes modernes font de l’énigme une véritable méthode de connaissance.

Si le parcours de l’exposition donne à voir une excellente présentation d’œuvres préhistoriques et modernes autour de « l’énigme » de la préhistoire, cette dernière ne constitue cependant pas directement un enjeu de connaissance, et l’on peut regretter de ne pas entrer plus en-dedans. La scénographie de Pascal Rodriguez s’enroule spatialement autour de l’ambivalence de son objet, comme d’un axe central, pour mieux la laisser intacte, littéralement « cryptée ».

La première salle figure cette crypte, pour donner une véritable expérience de la difficulté moderne à établir une connaissance de l’homme des cavernes, de son humanité et de son art. Presque vide, sombre, s’y présente une trinité d’éléments, ici et là dans les recoins de grotte : une citation de Jorge Luis Borges en hauteur, un crâne préhistorique sur le côté, une peinture de Paul Klee au fond – une vanité. Ce n’est ni la caverne platonicienne ni la grotte préhistorique des dioramas anciens. Mais si nous n’entrons pas dans l’exposition par le cliché de la caverne, cliché de la préhistoire, nous ne sortons pas pour autant de l’énigme, car la scénographie prolonge cette expérience initiale tout au long de l’exposition.

Comme la vanité d’un crâne en arrière-plan se rappelle à nous tout au long de la vie, la caverne est le motif qui scandera tout le parcours scénographique. Au milieu du parcours se trouve justement la salle de La caverne, et au cœur de celle-ci, la Crypte de Claudio Parmiggiani. Il faut se mettre à terre, se cogner pour entrer dans cette salle noire. Les sons du dehors y sont distordus, et les yeux s’habituent à l’obscurité pour percevoir les empreintes de mains négatives au mur, partout. De l’extérieur c’est un monolithe comme celui de 2001 : l’Odyssée de L’espace, une forme de point d’interrogation.

Ainsi, au sortir de la caverne centrale, la visite nous fait continuer de tourner – littéralement – autour de « l’énigme » de la préhistoire.

La question du fantasme rend poreuse la frontière entre les méthodes artistiques et les méthodes scientifiques.

Au fil de l’exposition, nous comprenons pourtant que les artistes ne se contentent pas de tourner autour des énigmes. En répondant aux œuvres de la préhistoire, ils interviennent au lieu où elle échappe le plus à notre compréhension. Le regard est ce coup de pioche qui abîme au moment même où il découvre ; une mise à nu que le fantasme investit au risque d’en dénaturer la possibilité d’une connaissance. L’exposition réussit à déployer la subtilité de cet investissement : fantasmes d’artistes ou de scientifiques… de la lubie intime nous glissons vers la communauté des fantasmes qui traverse les époques. C’est précisément la mise en scène de ceux-ci qui permet de déjouer le cliché d’une opposition entre l’approche artistique et les méthodes scientifiques.

Entre les salles sur les thèmes des femmes, des animaux ou des cavernes s’intercalent les couloirs. Semblables aux boyaux des cavernes, ils dessinent des parallèles pertinents entre les différentes représentations de la préhistoire. Le tout premier met en face à face deux vitrines. D’un côté, une forme scientifique d’engouement pour la préhistoire au fil de ses découvertes : revues, publications scientifiques… De l’autre, une forme artistique de saisie de la préhistoire, par l’inspiration, la copie et l’imagination : les animaux préhistoriques de Levi Fisher Ames, introduits dans l’exposition par l’évocation préliminaire de son traumatisme de la guerre de Sécession. Les petites figures en bois sculpté sont nombreuses, minutieuses, disposées dans des vitrines soigneusement étiquetées et référençant les caractéristiques de l’animal imaginé. Son travail se donne comme une réponse préhistorique ou originelle à la rupture proprement historique de la guerre, le fantasme et la construction imaginaire permettant à l’artiste de dévier de l’histoire moderne.

La question du fantasme rend donc poreuse la frontière entre les méthodes artistiques et les méthodes scientifiques. Par l’utilisation de la vitrine – que reprend en clin d’œil la scénographie pour présenter les documents et les revues –, la précision anatomique et les noms latins, Levi Fisher Ames s’empare d’un mode de présentation propre aux sciences naturelles. Il n’est pas le seul dans ce cas : les techniques modernes de la stratigraphie intéressent Cézanne, le cheval étrange de la planche de Max Ernst est rendu avec la minutie des dessins de médecine anatomique. Il y a une irruption évidente de la science dans les représentations artistiques ; on ne peut plus opposer préhistoire dans l’art et science de la préhistoire.

À l’inverse des couloirs qui œuvrent en points de focus sur l’intime, les salles favorisent la libre mise en regard des œuvres et de leurs horizons, et mettent en scène de grands thèmes à travers les époques et les individus. La salle La terre sans les hommes aborde ainsi le fantasme de la disparition humaine, du rôle de l’art dans l’apparition de l’humanité. On trouve encore L’homme et l’animal et L’homme et l’outil qui aborde la question de l’homme préhistorique par celle de son geste, seule existence à demeurer de lui aujourd’hui, tant les objets qu’il nous laisse ont traversé le temps.

Cette mise en scène permet effectivement de rassembler les œuvres, sans pour autant interférer avec la chronologie de l’exposition. Or la communauté de fantasmes évoquée plus haut pose une autre énigme que celle de la Préhistoire, et qui devrait justement interférer avec le récit chronologique, le briser d’un coup de pioche. Cette énigme qui fait dire à Giacometti que « le réel n’a été qu’effleuré depuis la Vénus préhistorique de Lespugue », est bien celle qui fera dire un demi-siècle plus tard à Dominique Fourcade : « j’ai dû recevoir le même coup de pioche sinon je ne me sentirais pas si proche que celui qui t’a découverte ».

Car le regard affecte l’œuvre, et l’œuvre le regard. À travers l’exemple de la figure de Lespugue, Fourcade et Giacometti soulignent à quel point les œuvres ne cessent d’intervenir dans notre temps vécu, qu’elles proviennent de la préhistoire ou de l’époque moderne. Elles déjouent ainsi tout contexte, tout récit.

Cette énigme-là n’est donc pas celle de la préhistoire pour l’œil moderne, mais celle de l’œil à la rencontre de la modernité. Non pas la modernité dont la naissance est concomitante à celle de la discipline préhistorique, mais la modernité de l’œuvre qui ouvre des brèches dans la matière préhistorique. Les artistes s’engouffrent dans ces brèches et ne se contentent pas de tourner autour. Ils s’y attaquent, lui donnent forme par le dessin, la matière. Ils y travaillent au corps un enjeu de connaissance fondamental : « Dessine des cavernes. Dessine des cavernes, cavernes, cavernes.Là et là seulement le mouvement est réussi. Voir pourquoi, en trouver les possibilités, mais doute »[1]Effleurer le réel : le fantasme n’est pas la chimère qui laisse l’énigme demeurer, mais la fascination qui permet d’intervenir en elle.

Le regard rendu à l’enfance est ce qui nous permet de n’être pas simplement postmodernes.

Ainsi de salle en couloir, de lubie en thème, la communauté de fantasmes qui lie les époques évolue donc selon une progression plus essentiellement esthétique, par le biais d’une représentation de plus en plus pop de la préhistoire. La caverne devient un bunker atomique puis le futur habitat post-apocalyptique. Au projet urbaniste sérieux en viennent à se mêler des mythologies modernes nourries par les comics, les séries B et des formes de narration plus populaires. Un changement de ton s’opère : les fantasmes se donnent peu à peu dans une esthétique divertissante. Le visiteur est conduit de la galerie moderne à la galerie contemporaine. Là, les œuvres ressemblent à des jouets, la salle d’exposition à une salle de jeu.

Il ne faut pas mettre trop vite cette dimension ludique sur le compte des enjeux de médiation culturelle propres au Centre Pompidou. Non plus sur une tendance actuelle au divertissement, subvertissant tous les sujets par la dérision. La part ludique de la scénographie – rentrer dans la crypte, lever les yeux au ciel pour regarder les dinosaures de Jack et Dinos Chapman comme un enfant sous ses mobiles – peut aussi se comprendre comme une adresse à l’enfance. Aux enfants qui seront ravis de rencontrer ces dinosaures de la préhistoire et ces dinosaures de l’art moderne ; mais aussi à l’enfance qui habite tout regard confronté à l’œuvre d’art.

Cette dernière est constitutive de la préhistoire au-delà du seul cliché d’une enfance primitive de l’humanité. Les enfants sont les premiers à se glisser dans les boyaux de la préhistoire et reposer les yeux des millénaires après sur des œuvres qu’ils reconnaissent comme telles ; à voir – à reconnaître – dans le dessin, dans l’empreinte, une présence humaine et familière. Ils sont les plus concernés par cet art donné sans récit, eux qui n’ont pas toujours les mots, ni connaissance des représentations historiques : pas de « Vénus » ni d’« icône » pour se plaquer sur des œuvres qui précèdent justement le mot.

Ainsi que l’écrit encore Fourcade, « l’œil inondé / réapprend à être regard, qui est son angoisse propre ». Le regard rendu à l’enfance est ce qui nous permet de n’être pas simplement postmodernes. Au contraire, il nous inscrit dans la modernité indépassable des gestes qui défient le récit historique depuis la caverne de la préhistoire jusqu’à la galerie contemporaine, pour se donner hors de toute nouveauté. Les modernes ont nourri ce geste, dans lequel à présent notre regard intervient. L’enjeu habite la scénographie de l’exposition : modernité et préhistoire sont ensemble, une énigme du moderne qui font d’elles nos contemporaines. Nous avons donc nous aussi à charge l’énigme de cette modernité, qui traverse les époques hors de toute nouveauté pour faire une « Joconde » moderne de la Vénus de Lespugue, et de nous ses contemporains.

 

« Préhistoire : une énigme moderne », Centre Pompidou, 8 mai 2019 – 16 septembre 2019.


[1] Alberto Giacometti, note d’un carnet, vers 1946. En exergue dans une salle de l’exposition.

Rose Vidal

Critique, Artiste

Notes

[1] Alberto Giacometti, note d’un carnet, vers 1946. En exergue dans une salle de l’exposition.