Art

Parce qu’être Humain c’est être « presque » – sur l’exposition de Thomas Houseago

Théoricien de l’art et des médias

Le Musée d’Art moderne de la Ville de Paris présente jusqu’au 14 juillet la première rétrospective en France de Thomas Houseago, artiste anglais installé aux Etats-Unis. « Almost Human » retrace ainsi les différentes évolutions de son travail, depuis ses œuvres des années 1990 jusqu’à ses dernières réalisations. L’occasion d’inviter l’espace de l’atelier de l’artiste au sein de celui du musée.

On a du mal à quitter l’exposition Almost Human, première rétrospective parisienne de l’œuvre de l’artiste anglais Thomas Houseago présentée au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris. D’abord en raison de la monumentalité des œuvres présentes. Ensuite pour leur événementialité.

publicité

Monumentales par leur format tout d’abord. C’est le cas de ses sculptures, à l’instar de cet Homme pressé (2010-2011) qui nous domine de ses 5 mètres de haut (514,2 x 157 x 381 cm). C’est le cas également de ses peintures et dessins réalisés sur des toiles de plus de 2 mètres (274,3 x 182,9 cm). En résulte une difficulté à se détacher de ces œuvres. À chaque tentative, l’impression de ne pas avoir fait le tour et de n’avoir pas réussi à « voir » toutes les nuances, les détails ou les réalités de ces images planes ou sculpturales nous oblige à y revenir.

Car c’est bien « d’images » qu’il s’agit dans l’ensemble de l’œuvre de Thomas Houseago. D’abord parce que pour les Grecs de l’Antiquité, « l’image » désignait autant la peinture que la sculpture. Mais surtout parce que le dessiné et le sculpté ne font qu’un dans le processus créatif de l’artiste installé aujourd’hui à Los Angeles.

C’est ainsi qu’il réalise des masques en plâtre, chanvre et consolidés à l’aide de fer à béton qu’il agrémente de traits à la mine de plomb et de surfaces colorées au crayon de couleur. C’est ainsi également que de nombreuses sculptures sont « augmentées » de traits ou d’entailles, autant de saillies qui congédient la frontière séparant traditionnellement le dessin de la sculpture. C’est ainsi enfin que l’ensemble de ses sculptures font coexister surface et creux, les bandes plâtrées comme les plaques de bronze s’ouvrant sur une structure faite de tiges de métal qui dessinent là encore des lignes de force et architecturent le vide.

Il s’agit pour l’artiste d’inviter l’espace de l’atelier dans celui de l’exposition.

Mais la monumentalité réside également dans la dimension architecturante de Untitled (Moon Gate) et de l’ensemble de ses Untitled (Abstract). Semblables à des portiques ou à des temples, elles semblent reproduire, recréer ou fantasmer les vestiges d’une civilisation inconnue.

En réalité, il s’agit d’autant de tentatives pour lui d’inviter l’espace de l’atelier dans celui de l’exposition. Elles sont donc un espace dans l’espace, chargées de faire la jonction entre l’endroit où se pense et se crée l’œuvre et celui où elle est exposée. Elles sont alors bien des portails ou des sas qui nous font passer d’un lieu à un autre comme entre ces deux processus qui font advenir l’art : la création et la monstration, la genèse et l’offrande. Ces « architectures » sont alors autant de monuments à l’espace de création, central pour l’artiste anglais.

Ce désir de faire entrer l’atelier dans le musée fut à l’origine de l’œuvre présentée dans la dernière salle, laquelle donne à voir toute la dimension événementielle cette fois de son travail. Cast Studio est un espace réalisé en argile puis en plâtre, une œuvre-espace composée d’un lit, de trois chaises et d’une « scène ». Il est pour Houseago un lieu-total où l’on peut se reposer, débattre, ou jouer. Il porte alors en sa structure même les traces de main et de doigts, mais aussi de corps et de pieds qui ont présidé à sa réalisation et qui, là encore font exister l’atelier-création au sein du musée-exposition.

Une proposition qu’il décida d’optimiser en présentant dans la même pièce des photos et surtout une vidéo qui, diffusée sur tout le mur qui nous fait face lorsqu’on arrive dans la pièce, nous montre l’artiste mais aussi sa famille et ses amis créer et habiter ce lieu. On y voit alors Thomas Houseago s’y rouler, s’y faire glisser, s’y maculer et s’y recouvrir de terre, s’y hybrider avec la matière qui le recouvre, le transforme, le défigure.

Il nous donne à voir ce que l’on ne voit habituellement pas. L’avant de l’œuvre et le pendant de son devenir, de son élaboration, de sa plastification (au sens du grec plastein qui signifie forme). Retour primal à la terre et à l’eau avec lesquels il ne fait plus qu’un. Espace où viennent le rejoindre amis, poètes, danseurs, musiciens ainsi que sa compagne et son fils.

L’atelier est alors pour Thomas Houseago autant un espace de création que de vie, espace total et totalisant qui absorbe autant qu’il s’en nourrit le sculpteur. Une scène le montre d’ailleurs qui met un boudin de terre dans sa bouche, lorsque dans une autre on le voit se débarrasser d’autres tronçons dont il avait rempli son pantalon. S’il nous est dit dans la Bible que poussière nous redeviendrons poussière, pour le sculpteur originaire de Leeds, la réalité est toute autre. Il s’agit plutôt d’une terre qui redevient de la terre. Rappelant par là qu’Adamus, terme latin dont tire son prénom le premier homme biblique désigne la terre.

D’autres artistes ont également utilisé ce matériau. On se rappelle en effet du Défi à la boue de Kazuo Shiraga en 1955 et plus récemment de Miquel Barceló et de Josef Nadj au festival d’Avignon avec Paso Doble en 2006. Mais pour Houseago, la terre n’est plus la matière de la performance. Elle est bien plutôt celle du jeu et de la récréation comme moyen de se recréer. Une recréation qui prend tout son sens pour cet artiste qui en 2018 réalisa des dessins inspirés de séances de « psychologie somatique ».

L’artiste préfère le cheap, l’économique et le disponible. Il est l’antithèse d’un Jeff Koons ou d’un Xavier Veilhan.

Cette vidéo nous offre alors un spectacle ô combien salvateur dans une société où ne semblent plus compter que la technologie, la non-matière, le lisse, la perfection et l’optimisation du temps, de l’espace comme de nos gestes. Ici, l’artiste y perd son temps justement, y dégénère pour mieux s’y régénérer, privilégie les traces de mains, les protubérances, les scories et les excroissances bubonneuses. Ici Houseago affirme le prima de la farce, du pas de côté, de la glissade et de l’hybridité. Ici nul matériau précieux, nulle surenchère technologique, nulle démonstration technique.

L’artiste préfère au contraire le cheap, l’économique et le disponible. Il est l’antithèse d’un Jeff Koons ou d’un Xavier Veilhan. Ils sont Apollon, il est Bacchus et nous rappelle que nous sommes faits de matière et d’improvisation avant d’être composés d’algorithme et de calcul. Alors que nous passons nos journées à filtrer notre existence et à n’avoir avec le monde qu’une relation écranisée, Thomas Houseago nous enjoint, et c’est heureux à faire l’expérience de la matière. Le presque Humain de ces œuvres, titre de l’exposition renvoie alors à ces déclinaisons de cet Humain, de sa tête à son habitat.

Notre humanité n’y est jamais la même et n’y est jamais entière. Mais pourtant. Cette esthétique du presque qu’expérimente l’artiste – presque humain, presque fini, presque dessin, presque sculpture ou presque atelier – pourraient bien dire davantage sur notre être-un-Humain que ces fictions augmentées que nous publions tous les jours sur les réseaux sociaux.

Toujours sensible, jamais vraiment intelligible, notre humanité est de l’ordre du presque. Ne sommes-nous pas chacun de nous presque spirituel, presque humoral, presque intellectuel, presque manuel, presque tribun, presque artiste… ? Embrassant toutes ces natures sans nous y réduire complètement.

Mais surtout presque parfaits, presque beaux, presque sachant, presque maitre, presque horrible, presque bestial, presque laid, presque objet… Être Humain réside dès lors dans cet art du « presque » qui révèle toute notre complexité et nous rend insaisissable. Une grande leçon pleine d’humilité que Thomas Houseago nous offre au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris jusqu’au 14 juillet 2019.

 

Thomas Houseago, Almost Human, exposition Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, jusqu’au 14 juillet 2019


Bertrand Naivin

Théoricien de l’art et des médias, Chercheur associé au laboratoire Art des images et art contemporain (AIAC) et enseigne à l’Université Paris-8