« Je me suis toujours été un autre » – à propos de Romain Gary dans la Pléiade
À la question « Ce que je voudrais être », du questionnaire de Proust, Gary répondait : « Romain Gary, mais c’est impossible ». Mireille Sacotte cite cette phrase dans son introduction aux deux volumes des œuvres de Gary qu’édite ces jours-ci La Pléiade. Elle met en valeur la liberté d’un écrivain qui s’est inventé beaucoup de noms et de vies. « Qu’est-ce que c’est, pour toi, être juif ? Une certaine façon de me faire chier » : avec son judaïsme aussi, voire surtout avec lui, Gary jouait à cache-cache. La façon dont Gary botte en touche dans ce passage de La Nuit sera calme met en valeur une constante de l’œuvre garyenne, l’esquive.
La réunion de ses romans et récits à une époque, la nôtre, où l’assignation identitaire est devenue une obsession, fait apparaître le contraste entre l’intelligence qu’avait l’écrivain des zones grises, des nuances, des incertitudes, et une vision du monde qui s’impose aujourd’hui pour laquelle rien n’existent en dehors du blanc et du noir. Lire Pseudo et Vie et mort d’Emile Ajar à la suite de La Promesse de l’aube et de La Vie devant soi, textes plus connus que les deux premiers, permet de comprendre que Gary, en se cachant derrière un pseudonyme, ne visait pas la mystification pour elle-même. Ce qu’il voulait, c’était raconter la vie des autres sans se sentir limité dans cet exercice : « Personne n’est dans sa peau sans être dans la peau des autres » écrit-il dans La Nuit sera calme, et il ajoute : « J’ai tout le temps mal chez les autres ». Donc je veux aller y voir, et si possible, changer la donne.
Né à Vilnius en 1914 sous le nom de Roman Kacew, Gary a peu connu son père, qui fut mobilisé pendant la Première guerre mondiale. Il revint à Vilnius pour exercer le métier de fourreur, puis quitta définitivement sa femme en 1929. Il serait mort « de peur » sur le chemin d’un camp d’extermination (La Promesse de l’aube). Avec sa mère, Gary part vivre à Varsovie, et ce petit couple mère-fils finit par rejoindre Nice. Enfant de l’incertitude et de l’instabilité, Romain Gary fuyait toute assignation : « Le verbe appartenir a toujours eu chez Gary un goût âpre», remarque justement Maxime Decout dans L’Album Gary, qui paraît en même temps que les deux volumes d’œuvres.
Une exception confirme cette règle : Gary fit corps jusqu’à la fin de sa vie avec la France Libre qu’il avait rejointe dès juin 1940 pour y combattre aux côtés de Mendès France et de Malraux dans les Forces aériennes françaises libres. Cette communauté de résistants était constituée d’hommes de nationalités et d’origines différentes, et échappait ainsi aux limites, dont l’écrivain avait « horreur». Les « Notes » que la Pléiade consacre aux Cerfs-volants (1979), le dernier roman qu’écrivit Romain Gary avant son suicide le 2 décembre 1980, nous apprennent qu’il fit envoyer un tirage personnalisé du texte à chaque Compagnon de la Libération : « Il y en a environ 350» précise-t-il à Claude Gallimard, auquel il demande la fabrication de ces exemplaires.
Alors pourquoi était-ce si compliqué pour Gary d’être Gary ? Parce que, explique-t-il dans Vie et mort d’Emile Ajar, sorte de testament que Gallimard publie après son suicide, il était pris d’ « une fringale de vie, sous toutes ses formes et dans toutes ses possibilités, que chaque saveur goûtée ne faisait que creuser davantage. Je ne m’en suis tiré, du point de vue de l’équilibre psychologique, que grâce à la sexualité et au roman, prodigieux moyen d’incarnations toujours nouvelles. Je me suis toujours été un autre. Et dès que je rencontrai une constante : mon fils, un amour, le chien Sandy, je poussais mon attachement à cette stabilité jusqu’à la passion ». Je me suis toujours été un autre : la formule choisie en hommage au Je est un autre de Rimbaud voici ce qu’elle signifie selon le philosophe Paul Audi, le meilleur lecteur de Gary : « On ne dira jamais à quel point d’être été un autre aura été pour Gary comme une manière de respirer, c’est-à-dire d’échapper à soi, d’être soi et rien d’autre que soi ».
Pour sortir de lui-même, Gary écrit des romans : « Je ne pétitionne pas, je ne brandis pas, je ne défile pas, parce que j’ai dernière moi une œuvre de vingt volumes qui proteste, manifeste, pétitionne, appelle, crie, montre et hurle », écrit-il dans La Nuit sera calme, ces faux entretiens dont les questions attribuées au journaliste François Bondy furent en réalité rédigées par Romain Gary lui-même avec l’accord du journaliste. Ce texte ne figure pas dans les volumes de la Pléiade. Mais Éducation européenne, son premier roman, rédigé alors qu’il était bombardier dans l’escadrille Lorraine, Les Racines du ciel, La Promesse de l’aube, Chien Blanc, Gros-câlin ou La Vie devant soi (signé Ajar et récompensé du Prix Goncourt en 1975), tous portés par la fraternité, la pitié et l’hospitalité, y sont.
En chacun de nous, sait Gary, l’humanité bataille avec l’inhumanité, et ce balancement habite tous ses romans.
L’entrée dans la Pléiade est donc le signe que le snobisme intellectuel qui voyait en Gary un écrivain tout juste truculent s’est atténué. Mireille Sacotte rappelle les griefs adressés à l’auteur, d’après elle jusque dans les années 2000 : il écrivait mal le français qui n’était pas sa langue maternelle, et ses romans débordaient d’imagination et de personnages à l’heure où triomphaient le Nouveau Roman, le formalisme et la mort du Sujet : « On commence par exclure le personnage dans le roman, et on finit par massacrer six millions de Juifs » écrit Gary avec son humour noir dans Pour Sganarelle, un pamphlet sur le roman qui ne fait pas non plus partie de la Pléiade. Enfin, sa fidélité au général de Gaulle ne jouait sûrement pas en sa faveur.
« Le je dans tous ses états», « des livres, nourris de ce siècle jusqu’à la rage», « synthèses de cultures», « défense et illustration du Roman», « Je cherche un homme » : tels sont les sous-titres que donne Mireille Sacotte aux différentes parties qui composent son texte introductif. « Je cherche un homme », étude de l’humanisme de Gary, résume par son intitulé tous les dégagements précédents. Idéaliste, l’écrivain se sent « charge d’âme», l’expression étant d’ailleurs le titre de l’un de ses livres. « Les hommes ont besoin d’amitié » dit Morel dans Les Racines du ciel, le premier roman pour lequel Gary obtient le Prix Goncourt en 1956. Il se passe en Afrique, et il y est question de l’extermination… des éléphants. C’est aussi, remarque Mireille Sacotte, un texte visionnaire sur les décolonisations à venir. En chacun de nous, sait Gary, l’humanité bataille avec l’inhumanité, et ce balancement habite tous ses romans. Chien Blanc raconte l’arrivée chez Romain Gary et Jean Seberg, à Los Angeles où l’écrivain était consul général de France, d’un chien-loup dont Gary découvre peu à peu qu’il fut dressé pour attaquer exclusivement les Noirs. Gary écrit le texte à la première personne en le faisant passer pour autobiographique, alors qu’il relève aussi du fantastique : jamais Gary n’est seulement autobiographique.
Dans cette « anatomie de la haine», comme l’écrivain définit son livre auprès d’un journaliste de France-Soir, dans ce miroir des « contradictions des conflits racistes » (Mireille Sacotte), la réalité se mêle à l’imagination. Gary s’attache au chien, il n’écoute pas ceux qui lui conseillent de s’en séparer, et le confie à un Noir qui lui promet de parvenir à déradicaliser l’animal. Fable éthique et tableau de l’histoire immédiate, Chien Blanc mêle plusieurs événements contemporains (ou presque) : la guerre du Vietnam, la guerre du Biafra, les émeutes des ghettos noirs de Détroit et de Los Angeles, l’invasion de Prague par les Soviétiques, et mai 68, à Paris. Gary circule à toute allure d’un pays à l’autre, de Chicago à Washington en passant par Los Angeles, à la manière d’un géant chaussé de bottes de sept lieues.
Autre fil directeur de l’œuvre de l’écrivain : le cosmopolitisme porte sa littérature aussi bien que sa biographie. Un épisode compliqué de la vie de Gary figure en toile de fond du tragi-comique Chien Blanc : dans les années 1970, Jean Seberg est victime d’un membre des Black Panthers qui la manipule. Il obtient d’elle ce qu’il veut en appuyant sur sa culpabilité de star blanche née dans un ancien pays esclavagiste. Le F.B.I. surveille l’actrice de près et fait courir la rumeur selon laquelle elle serait enceinte d’un Black Panthers, ce qui est faux. Jean Seberg est cependant bien enceinte, elle accouche, le nourrisson meurt, elle ne se remettra pas de cet épisode. À la mort de Seberg en 1979, Gary donne une conférence de presse chez Gallimard et accuse le F.B.I. de porter la responsabilité de la mort de son ex-femme. Il dit vrai : une note du F.B.I. qui lui a été transmise et que cite Mireille Sacotte dans les notes demandait de « harceler, perturber et détruire Jean Seberg ».
Fougueux, exubérant, mais aussi douloureux, terriblement angoissé et très aimant, Gary savait enchanter son entourage. L’écrivain avait « un côté farces et attrapes », selon expression de Paul Audi. Une superbe photo de L’Album le montre entouré d’Yves Agid, le jeune fils de son ami d’enfance niçois, René Agid, et de l’épouse de celui-ci. La photo date de 1951, Gary a donc 47 ans. Âgé de 11 ans, Yves Agid se tourne vers Gary et le regarde, amusé et émerveillé. En 1962 naissait Alexandre Diego, le fils de Jean Seberg et de Romain Gary. Le couple, que vingt-cinq années séparent, a commencé par cacher la naissance de Diego pour ne pas attirer la presse ni les remarques du Quai d’Orsay. Gary était diplomate, et sa vie personnelle agitée ne plaisait pas toujours à sa hiérarchie.
Dans son œuvre comme dans sa vie, Gary lutte contre la réalité toujours décevante, violente, attristante, et espère en repousser les limites grâce à l’imagination.
Et la mère de Romain Gary, garde-t-elle sa place fondamentale après la lecture des romans et des récits ici rassemblés ? Oui, son amour demeure le socle sur lequel Gary s’est élevé, dans tous les sens du terme. Mais les contributeurs de la Pléiade dessinent les prolongements de cet amour, les forces qu’il a ouvertes en Gary. Si Denis Labouret, l’auteur des notes consacrées au roman dont Mina Kacew est l’héroïne, La Promesse de l’aube (1960), n’omet pas de rappeler cette célèbre phrase, « Avec l’amour maternel, la vie vous fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais. On est obligé ensuite de manger froid jusqu’à la fin de ses jours », il pense que le cœur de cette autobiographie travaillée par la fiction n’est pas la mère de Gary, mais la « la lutte». Dans son œuvre comme dans sa vie, Gary lutte contre la réalité toujours décevante, violente, attristante, et espère en repousser les limites grâce à l’imagination.
Denis Labouret remarque que Mina Kacew et de Gaulle avaient pour point commun d’être deux « géniaux créateurs de fictions ». Ils fantasmaient la France, de Gaulle s’en faisant « une certaine idée (…), la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs», et Mina devenue Nina dans La Promesse de l’aube, lui donnant Victor Hugo comme Président, pour la vendre encore mieux à son fils, si besoin était. Romain Gary, si doué pour l’autodérision, s’est moqué de sa propre attirance pour les travestissements et de sa peur de la réalité, dans Pseudo (1976): « Le docteur Christianssen me dit que je faisais une nouvelle crise de réalité, avec l’angoisse normale dans ces cas-là ». Ce roman époustouflant, virtuose par sa construction et son vocabulaire, logorrhéique comme l’était Herzog de Saul Bellow, est écrit à la première personne par un personnage schizophrène, juif, censé être Paul Pavlowitch (le neveu de Gary que ce dernier avait choisi pour incarner Ajar), martelant qu’il n’est pas Ajar. Il est interné et soigné au Danemark par le curieux Christianssen : « Docteur, c’est infâme. Je connais maintenant la raison de tous mes efforts pour fuir mon identité, la cause de toutes mes angoisses et pipis de peur, de ma culpabilité et de mon refus de l’hérédité. Je suis juif, docteur, d’où haine de soi-même et racisme à son propre égard. D’où nœud sur nœud, invention en chaîne d’identités ». Et le roman débute de cette façon : « J’ai tout essayé pour me soustraire, mais personne n’y est arrivé, on est tous des additionnés ».
Romain Gary avait dans ses bagages plusieurs professions de foi, à comprendre au sens « d’espérances » et non de certitudes. Et s’il est un être qui a mis ses actes en conformité avec ses paroles, c’est bien lui. Elles se retrouvent dans toutes ses œuvres dont la caractéristique est que, malgré la diversité des genres auxquelles elles répondent et des noms d’auteurs qui les signent, les mêmes credo les traversent. Citons-en quelques-uns. Comme Camus, Gary était contre tous ceux qui croient avoir absolument raison. Il croyait en la faiblesse, aux victoires individuelles et à la mémoire, à laquelle il dédie Les Cerfs-volants. Il refusait de désespérer car il en avait fait la promesse à sa mère. Il savait que son humour, profondément juif, était un moyen de survie : « Instinctivement, sans influence littéraire apparente, je découvris l’humour, cette façon habile et entièrement satisfaisante de désamorcer le réel au moment même où il va vous tomber dessus (…) L’humour est une déclaration de dignité, une affirmation de la supériorité de l’homme sur ce qui lui arrive ». (La Promesse de l’aube).
Enfin, Romain Gary croyait en l’amour et au couple (ce qui est rare), qu’il définissait dans Clair de femme comme la relation « d’un homme qui vit d’une femme et d’une femme qui vit d’un homme ». La Vie devant soi se termine pas ces mots : « Il faut aimer ». L’amour, tout comme le rire, l’espoir, l’humilité et le refus des limites et de l’impossible, furent pour cet homme d’aucune mode et à contre-courant l’expression même de la liberté.
Romain Gary, Romans et récits, volume I et II, La Pléiade, 16 mai 2019.
Maxime Decout, Album Romain Gary, La Pléiade, 16 mai 2019.
Cet article a été publié pour la première fois le 16 mai 2019 sur AOC.