Hommage

Toni Morrison rassemble les pièces maîtresses de notre existence

Historienne de l'art contemporain

Née dans l’Ohio en 1931, Toni Morrison est morte à New York le 5 août dernier. Auteure de l’une des œuvres littéraires majeures de la fin du XXe et début du XXIe siècle, elle s’est d’abord appuyée sur son formidable travail d’éditrice du Black Book, pour écrire ensuite un ensemble de romans et d’essais qui permettent de transcender les traumas, de déployer les forces vives de l’imagination, de porter les voix au-delà de l’au-delà.

Beaucoup d’images peuvent hanter pour longtemps les esprits à la lecture des onze romans de Toni Morrison. L’une d’entre elles, indélébile, serait le ventre sans nombril de Pilate, l’une des figures centrales de La chanson de Salomon (1977). Dominé par les chants des spirituals et les nombreuses croyances des descendants d’esclaves aux Amériques, le livre est porté par ce personnage de femme, flottant et singulier, qui a réussi à naître seule en quittant le ventre de sa mère morte en couches et dont l’ombilic, une fois cicatrisé, s’est effacé à jamais. « Après que leur mère fut morte, elle s’était débattue pour se frayer un passage hors de son sein, sans l’aide de contractions des muscles ou de la poussée ruisselante des eaux utérines. C’est pourquoi tout le temps qu’il fut proche de sa sœur, il lui connut un ventre aussi lisse et ferme que son dos, sans nulle ponctuation d’un nombril ».

Pilate occupe un statut particulier dans l’œuvre de Morrison car elle produit une disjonction généalogique et affirme une autonomie farouche. Ne pas avoir de nombril interrompt la filiation et projette l’histoire dans une dimension allégorique ; le corps se dégage de son passé et s’engage dans un futur où la procréation ne suit pas les codes biologiques. La rupture marquée par la disparition d’un signe physique éminemment symbolique est autant une libération qu’un fardeau. Le poids de la recherche mémorielle rattrape la légèreté de l’émancipation. Cette dernière est déjà dans les mots que Toni Morrison modèle en les amplifiant de manière à faire sentir toute la matérialité qu’ils expriment. Fluides, solides, aériens ou souterrains, ces mots autorisent la naissance de descriptions sublimes et subtiles ancrées dans une réalité historique et culturelle qui saute aux yeux à chaque phrase.

Dans l’hommage que rend Angela Davis à Toni Morrison quelques jours après sa mort la nuit du 5 au 6 août 2019 dans l’émission Democracy Now !, elle insiste sur la fonction de l’écriture et la révoluti


Elvan Zabunyan

Historienne de l'art contemporain, Professeure à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et critique d’art