Politique

Sciences sociales et action publique

Historien

Selon certains, la conduite de nos sociétés complexes requiert des compétences techniques dont seraient dépourvus celles et ceux qui « pensent large » et auxquelles on reproche paresseusement l’approche abstraite et vaporeuse des faits sociaux. C’est évidemment le contraire qu’il est urgent de défendre, tant l’expertise montre aujourd’hui ses limites dans la gestion des affaires de l’Etat.

L’histoire des intellectuels, telle qu’elle s’est le plus souvent écrite, est ponctuée par l’engagement de hautes figures dans de grandes causes. De Voltaire aux derniers grands noms des années 1980, l’odyssée des clercs se relate à partir de pratiques où la prise de parole publique s’impose comme le principal levier de l’action. La science y est plus légitimante qu’opérante.

La nouvelle situation faite aux intellectuels, parfois décrite comme une déprise sociale et politique au profit d’un repli sur l’activité scientifique, conduit à réinterroger cette histoire héroïque. Les intellectuels, notamment ceux qui sont issus des sciences sociales, se sont aussi inscrits dans une autre histoire qui les insère dans un rapport négligé à l’action publique. Face à l’injustice, ils ne furent pas seulement les meilleurs agents de l’indignation légitime mais aussi ceux qui s’efforcèrent d’y remédier : pas seulement la harangue de Sartre sur son tonneau mais aussi, par exemple, les austères efforts des philosophes de la République pour bâtir un système scolaire bénéficiant au plus grand nombre.

Nombreux en effet furent les grands universitaires qui se mirent au service de l’État à la fin du XIXe siècle pour élever une République correspondant aux valeurs morales, en faveur desquelles ils affichaient leur faveur. Philosophes, sociologues dans le sillage de Durkheim, à commencer par le maître lui-même, historiens, juristes ne ménagèrent pas leur peine pour donner à la République l’école répondant à son programme où devaient se conjuguer liberté et égalité. La République se développa sur le socle d’une alliance passée entre le droit et les humanités. Dans les allées du pouvoir se fréquentaient professeurs et avocats, et son exercice ne renvoyait pas à une spécialité apprise. Les compétences naissaient de la combinaison de l’expérience et de savoirs puisés dans le trésor de la culture nationale. L’État n’était pas encore « piloté » par une science camérale en bonne et due forme. Seul le projet politique que formait la réalisation d’une société républicaine guidait l’action et les débats qui la prenait pour objet.

Ni indignés, ni conseillers du prince, ces intellectuels se présentent comme des hommes de l’action publique

L’installation définitive de la République dans le paysage politique français appelait sans doute une révision de sa gouvernance. Modèle « accompli », n’attendant plus sa fondation mais se préparant à d’inévitables ajustements, le régime républicain se dota d’une classe politique peu à peu professionnalisée. La création de l’École nationale d’administration après la Deuxième Guerre mondiale constitue une étape importante dans cette évolution dont l’une des conséquences, tout à la fois sociologique et culturelle, fut de rendre beaucoup moins fluides les relations entre les gouvernants et les milieux académiques.

Cette tendance fut il est vrai renforcée par la professionnalisation des humanités elles-mêmes, happées par le grand mouvement des sciences sociales qui en fit progressivement durant les mêmes années des savoirs spécialisés produits dans des « laboratoires » et adossés à des langages indigènes comme à des références expertes peu accessibles. Ce double mouvement produisit de l’éloignement en dépit de l’effort de quelques-uns triomphant parfois sur les deux tableaux : celui de la science comme grands savants et celui de l’influence politique comme conseillers ou bâtisseurs de politiques publiques.

Pendant la Grande Guerre, plusieurs élèves ou proches d’Emile Durkheim, Maurice Halbwachs, François Simiand, Hubert Bourgin et quelques autres esprit brillants venus d’autres disciplines comme le juriste William Oualid, le géographe Fernand Maurette voire l’historien Paul Mantoux, appuyèrent le ministre de l’Armement Albert Thomas, lui-même d’ailleurs formé au sein de l’Ecole normale supérieure et agrégé d’histoire. Certains suivront Thomas après-guerre lorsqu’il prit la direction de l’Organisation international du Travail. Ces hommes furent davantage que des gestionnaires puisqu’ils conçurent leur présence au plus haut niveau de l’État non seulement comme une épreuve de laboratoire, mais aussi comme l’occasion de le transformer dans la fidélité à ce que leurs travaux de recherche leur avaient appris.

Ni indignés, ni conseillers du prince, ces intellectuels se présentent comme des hommes de l’action publique, accordant à leur engagement la valeur de la science à laquelle leur œuvre les attache. Cette histoire longue des savants au service de l’Etat reste à écrire et même à valoriser au regard de celle des grands acteurs de la vie politique, conquérants et administrateurs, éloignés du monde des savoirs qu’ils ne produisent pas. Incarnant pour certains la figure du traitre ou de l’ambitieux ayant renoncé aux valeurs fondatrices sur lesquelles s’est élevée la figure de l’intellectuel, ces clercs d’Etat méritent mieux que ce procès un peu court en indignité.

Tous ces hommes, chercheurs de premier plan, savants audacieux et inventifs furent aussi des hommes d’institutions

Une thèse récente, encore inédite, en reconstitue aussi une séquence dans les années de l’après seconde guerre mondiale. Severo Mastronardi y met en évidence le rôle d’organisateurs rempli par quelques grandes figures des sciences sociales d’après-guerre : Lucien Febvre, Fernand Braudel, Claude Lévi-Strauss, Georges Balandier et l’historien, sans doute moins connu mais dont l’engagement fut tout aussi important, Charles Morazé. Tous ces hommes, chercheurs de premier plan, savants audacieux et inventifs furent aussi des hommes d’institutions, aussi agiles dans le maniement des concepts et des terrains que dans celui des jeux d’influence politique et la gestion administrative.

L’histoire intellectuelle néglige souvent cette dernière part de l’œuvre de scientifiques dont elle observe au plus près les productions écrites sans en apercevoir les prolongements institutionnels. Febvre, Morazé, Braudel, Lévi-Strauss ou Balandier ont beaucoup contribué au façonnement d’institutions nouvelles à même de relever de nouveaux défis intellectuels. L’UNESCO a été leur cadre commun. Au sein de l’organisation internationale, ils ont porté de grandes entreprises intellectuelles : les Cahiers d’histoire mondiale, dirigés par Febvre de leur création en 1953 à la mort de l’historien en 1956, l’Histoire de l’Humanité dont on commença la publication en plusieurs langues dans les années 1960.

L’UNESCO structura en son sein les sciences sociales en s’appuyant sur ces grandes figures. Lévi-Strauss et Balandier y furent tous deux à l’origine du département de sciences sociales ou du Conseil international des sciences sociales en 1952. Balandier fut pour sa part embauché comme directeur du Bureau international de recherche sur les implications sociales du progrès technique sur les conseils de Lévi-Strauss. C’est dans ce cadre que l’on s’interroge sur la diversité des temps sociaux et sur les différentes temporalités dont Braudel finit par proposer une lecture canonique.

Ce monde est-il si périmé qu’on l’entend dire parfois en raison des complexités appelant des compétences techniques dont seraient dépourvus celles et ceux qui « pensent large » et auxquelles on reproche paresseusement l’approche abstraite et vaporeuse des faits sociaux ? C’est évidemment le contraire qu’il est urgent de défendre, tant l’expertise montre aujourd’hui ses limites dans la gestion des affaires de l’Etat.

Au moment même où, avec une certaine lucidité critique, on s’interroge sur la qualité de la formation des futurs haut-fonctionnaires, il n’est pas inutile de se tourner vers d’autres modèles dont l’histoire est riche. Non pas pour les imiter ou les reproduire. On sait les catastrophes nées de l’importation irréfléchi du passé dans le présent. Il n’en demeure pas moins vrai que la fermeture de nos sociétés, enfermant chacun dans un entre-soi professionnel épuise les imaginations dont nous avons pourtant si besoin.

Or des solutions simples existent. Certaines sont déjà à l’œuvre qui permettent de combler l’abîme grandissant qui sépare la classe politique et la haute fonction publique des milieux de la recherche, à commencer par ceux des sciences humaines et sociales dont la France est pourtant l’une des grandes patries. Les ponts ne sont cependant pas rompus. Groupes d’experts, rapports officiels, commissions parlementaires, rencontres et réseaux plus ou moins formels activent des circulations de savoirs savants auprès de l’appareil d’État et peuvent même inspirer des politiques publiques. Récemment, le Président de la République, Emmanuel Macron, invita à l’Élysée une soixantaine de chercheurs, dont beaucoup étaient issus des sciences humaines et sociales pour l’un des « grands débats » engendrés par la crise des « gilets jaunes ».

Il n’est pas certain que la formule ait été la plus adaptée au rapprochement entre les deux mondes tant le spectacle instrumental laissait dans l’ombre la volonté de construire un échange sérieux. Son prédécesseur s’était quant à lui inscrit dans la tradition des « déjeuners d’intellectuels », en format beaucoup plus réduit, plus élitiste donc mais à l’écart du public, conviant à sa table des chercheurs lui assurant des échanges de vues plus approfondis sur des thématiques plus serrées.

Il n’est pas certain que l’expertise réduite à la connaissance de tableaux EXCEL soit aujourd’hui suffisante à la gouvernance de sociétés complexes

Le décalage reste cependant grand entre savoirs savants et connaissances ordinaires mises à la disposition des responsables politiques de haut niveau. Quand les premiers sont gouvernés par le temps long et l’incertitude, les secondes doivent répondre aux exigences d’un temps court et de logiques expertes que contestent les sciences sociales critiques relevant d’une recherche fondamentale presque indifférente aux enjeux d’une application immédiate. Telle est d’ailleurs l’une des principales sources de malentendus, à l’origine de la méfiance réciproque qui domine les relations entre chercheurs et responsables politiques.

Comment remédier à cette situation qui a d’ailleurs une longue histoire comme l’illustre, par exemple, la difficulté qu’eut Albert Thomas à composer son entourage à l’Organisation internationale du Travail ? Rapprocher les deux univers ignorant leurs logiques d’action respectives passe par l’amélioration d’une interconnaissance qui leur fait défaut au-delà de quelques clichés. L’installation de chercheurs « en résidence », à la manière des artistes, pourrait en dissiper quelques-uns en mettant au jour « pourquoi les uns et les autres agissent ainsi et pas autrement ». Membre du Conseil constitutionnel durant neuf années, la sociologue Dominique Schnapper fut en mesure de participer à l’action de l’une des plus prestigieuses et puissantes instances républicaines tout en se comportant à la manière d’une chercheuse sur son terrain, avec la durée et une légitimité partielle comme atouts supplémentaires.

Au moment même où l’on s’interroge sur la réforme voire la suppression de l’Ecole nationale d’administration, il convient de plaider une fois de plus en faveur du rôle des universités dans la formation de la classe politique et de la haute fonction publique française. N’est-il pas regrettable que les dirigeants français contournent pour la plupart le monde académique où se localise désormais le plus fort potentiel de la recherche française ? Il n’est pas certain que l’expertise réduite à la connaissance de tableaux EXCEL et aux variations théoriques auxquelles ils peuvent donner lieu soit aujourd’hui suffisante à la gouvernance de sociétés complexes.

Comment ne pas s’inquiéter de cette dérive caricaturalement saint-simonienne où les gouvernants s’en tiennent à l’administration de « choses » saisies de manière abstraites, dans l’indifférence d’une « science de l’homme », dont rêvait pourtant Saint-Simon, conjuguant des savoirs multiples rassemblés sous l’unité des sciences sociales ? Que peut faire une classe politique tout à la fois coupée de ces savoirs et de l’expérience de terrain que conférait la fréquentation « à l’ancienne » des territoires par des élus qui en étaient souvent issus ? Beaucoup d’erreurs sans doute, et peut-être même quelques monstruosités.

NDLR : Christophe Prochasson publie le 28 août Voyage d’un historien à l’intérieur de l’État, Fayard, collection “Raison de plus”.

 


Christophe Prochasson

Historien, Président de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales