Littérature

Martin en notre jardin d’Eden – à propos d’ Un autre Eden de Bernard Chambaz

Écrivain

On n’entre pas seul au jardin d’Eden, et c’est accompagné de ses propres fantômes, dont il ravive l’écho, que Bernard Chambaz invoque conjointement le souvenir de son fils disparu, Martin, et de Jack London qu’il rêve parcourant une nouvelle fois, mais cette fois-ci à ses côtés, les espaces canadiens aux infinis possibles.

Si les enfants ont une telle peur des fantômes c’est qu’ils ne les reconnaissent pas, ils sont bien trop jeunes : ne les ayant pas connus vivants, ils ignorent lesquels sont haïssables, lesquels désirables, lorsqu’ils s’y cognent à chaque coin de nos phrases, de nos mots, quand d’une mimique ou d’une tournure d’esprit nous les laissons revenir dessous la conversation – et subitement flotte une présence, derrière le rideau, sous la table ; l’enfant ne saurait dire où précisément mais qu’on ne lui demande plus d’aller se coucher seul. Les fantômes sont partout, dans nos langues qu’ils ont façonnées, et combien de vivants réputés tels qui le sont déjà un peu, fantômes d’eux-mêmes ? La frontière est si poreuse. Moi-même, certains jours, j’avoue être pris de doutes. Ne suis-je pas l’un seulement de cette foule de fantômes que j’ai rêvé devenir ?

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Ce qui est sûr, c’est que la bibliothèque leur est un jardin d’Eden, à ces fantômes qui, d’être morts, ont cessé de vivre, mais pas d’exister. À qui en douterait on ne saurait trop recommander de lire Un autre Eden, de Bernard Chambaz – et j’ai failli écrire « de Martin Eden » tant le double individualiste de Jack London me tire la manche, à ma table de travail, si fier et ravivé qu’il est d’habiter de nouveau un livre des grands espaces où tout fut possible, et pourquoi ce qui fut possible ne le serait-il plus ?

Il suffit d’ouvrir le livre comme on entre au jardin, les fantômes y foisonnent qui surgissent à l’instant propice pour mettre leur grain de sel dans l’histoire de Jack London, l’homme qui avait renoncé à chercher de l’or pour en produire sur la page : je veux dire, pour inventer une œuvre populaire d’une telle puissance vitale que s’y enracine une part florissante de la littérature américaine. On croise ici quelques-uns de ses plus illustres représentants, de Henry Miller à Jack Kerouac, ils rient souvent, ils parlent beaucoup. Quant au rôle de Virgile, il revient pour une part et comme il se devait à Herman Melville.

Loin d’être une biographie, quand bien même les fils principaux de la vie et de l’œuvre de l’auteur de L’Appel de la forêt s’y retrouvent tous de sa naissance (1876) à sa mort (1916) dont, foin de légendes, nul ne sait si elle fut accidentelle ou volontaire, Un autre Eden n’est pas davantage un tombeau. C’est encore moins un essai, quoi que tout y soit vérifié, et juste : le ton est plutôt à la rêverie, l’écriture s’y fait légère et soyeuse comme plumes d’ange même lorsqu’il s’agit d’établir la généalogie littéraire de l’ancien marin ayant dévoré d’une faim de loup Emily Dickinson et aussi bien Conan Doyle, cité dans un très beau passage : « La boxe les réunit. L’un et l’autre la considèrent comme le sport le plus noble, autrement dit le plus humain. Jack s’y connaît et ce qui le fascine chez Conan Doyle c’est la qualité de sa description d’un uppercut à la mâchoire, un coup magistral et précis, comme une phrase quand on a de la chance ; c’est également l’humour, quand les chiens payent demi-tarif pour assister à ce combat. (…) Les derniers mois de son existence, Jack London revient sur sa dette à son égard. “Je voudrais vous parler de ce qu’était ma vie avant ma rencontre avec Sherlock Holmes.” La rencontre en question est une édition pirate de Une étude en rouge qu’il a lue, à quinze ans, dans la cabine de son sloop. »

La vie et la littérature ne se séparent jamais, ici : au contraire, c’est la contagion de l’une par l’autre à laquelle vise Bernard Chambaz dans l’espoir de relever les corps, même lorsqu’il évoque les deux filles de London, le Snark ou les femmes de sa vie (sans oublier à ce chapitre ni sa nourrice noire, « Jennie », ni son initiatrice en bibliothèque, la poétesse Ina Coolbrith).

Un autre Eden prend une dimension profondément singulière et performative.

Roman, alors ? D’autant que l’auteur se met en scène ou plutôt en selle, puisqu’il écrit au rythme d’un périple en vélo, suivant la frontière canadienne d’ouest en est tandis que sa compagne (son « amoureuse ») fait le trajet en voiture. Mais peu importe, au fond, sinon ce qu’on en retient, à savoir qu’il faut beaucoup pédaler, abandonner le corps à l’effort, pour avoir l’esprit libre d’apercevoir le jardin d’Eden. Car il conviendrait plutôt de parler de ce livre comme d’un refuge aux marges dudit jardin : une sorte de cabane en littérature comme il en existait au Canada de l’époque, bricolée en pleine nature pour offrir un peu de repos aux âmes errantes, loin de l’agitation des vivants.

Lors des différents arrêts du cycliste, parfois rejoint par sa compagne à la lisière d’un lieu au nom magique, il leur arrive de voir Jack London, de l’entendre même lorsqu’il n’est pas seul : « À la première heure, nous les repérons à l’extrémité du lagon. L’air de rien, ils visent les canards avec une sarbacane en bambou, des flopées de colverts à la poitrine lilas, Martin le plus adroit, exultant à chaque coup gagnant, Jack le plus bavard (…). Nous sommes partagés entre l’envie d’approcher et la crainte de rompre le charme. La raison l’emporte et nous restons à bonne distance ; mais nous comprenons qu’il y a une sorte de rideau de verre entre eux et nous, et si nous les voyons et les entendons parfaitement, eux ne perçoivent pas notre présence. / Au bout d’un moment, ils délaissent les canards (…). Bien entendu, nous les suivons et mon amoureuse observe que Martin a gardé cette démarche légèrement chaloupée qui lui venait d’une jambe plus courte d’un demi-centimètre. »

C’est qu’il fallait un intercesseur, pour réussir ce tableau vivant au pays des fantômes : pour parvenir, non pas à pénétrer au jardin d’Eden, mais du moins à l’approcher en spectateur. Cet intercesseur était tout désigné d’être à un siècle de distance le jumeau de Jack London : mort à seize ans, Martin Chambaz est né en janvier 76, comme Jack London, l’un le 12, l’autre le 15. Encore fallait-il que l’intercesseur ne soit pas seulement un proche du narrateur : encore fallait-il qu’il hante au préalable la bibliothèque afin de pouvoir y revenir.

C’est là que Un autre Eden prend une dimension profondément singulière et performative : on peut évidemment le lire comme le récit autonome qu’il est, mais pour en prendre la mesure, pour comprendre que son titre n’est pas seulement une référence au double de Jack London, qu’il est une référence à cet autrement du monde que l’on arpente en lisant, en écrivant, il faut repartir du début, c’est-à-dire de la naissance de la tragédie, telle que Bernard Chambaz l’avait mise en mots dans Martin cet été, peu après la mort de son enfant, et cela mérite bien un petit détour au pays des souvenirs de lecture.

C’était donc en 1994, me renseigne la bibliographie de Bernard Chambaz. Je crois bien que ce devait être en tout début d’année, mais ce jour-là avait été de soleil, et je me souviens de doigts richement bagués arpentant comme un scarabée doré le manche de la guitare d’un gitan, au pied du Palais des Rois de Majorque. À cet instant-là le livre était dans ma sacoche et n’avait pas encore été ouvert ; je n’imaginais pas, jeune père que j’étais sur le point de devenir pour la seconde fois, la secousse tellurique qui allait me saisir tout debout, ou plus exactement me saisir assis devant un verre de bière, mais assis très précisément au centre de l’univers : puisque j’ai ouvert Martin cet été alors que j’attendais le train du retour au buffet de la gare de Perpignan, là même où Dali disait avoir eu « une espèce d’extase cosmogonique ».

Et l’univers a tremblé comme une feuille de papier peut le faire, dès les premières pages de ce livre d’une pudeur aussi intense que sa précision est minutieuse, presque maniaque, dans la tentative de saisir tout à la fois une vérité de Martin et l’impossible vérité de sa mort. Je me souviens à peine de la raison pour laquelle le journal Politis m’avait envoyé quelques jours en reportage à Perpignan, mais je n’ai pas besoin d’aller chercher le livre sur son rayonnage pour me souvenir que Martin Chambaz est mort l’été de ses seize ans, peu après avoir passé le bac de français, en Angleterre où il se trouvait en séjour linguistique, tué sur le coup dans un accident de voiture, l’aorte tranchée. Rarement l’instant tragique par essence qu’est la mort brutale d’un enfant, ce basculement instantané d’un monde que l’on ne savait pas même solaire dans l’opacité la plus profonde, n’a été saisi avec autant de franchise, le cœur révulsé sur la page (comme on peut l’avoir sur la main).

Il y avait du monde, beaucoup de monde dans la gare de Perpignan. Il risquait d’y en avoir également dans le train, et c’était insupportable, de ne pas pouvoir s’abandonner aux vibrations du texte, condamné à retenir les larmes, de ne pas davantage savoir ne pas pleurer, sinon à refermer le livre sur l’index quelques secondes pour reprendre souffle et contenance avant d’y replonger, un abîme. De fait, de ce séjour à Perpignan, me revient en premier lieu la chambre de Martin, et le bureau que son père lui avait récemment offert, seul endroit où il parvenait à renouer avec l’écriture malgré l’extinction de la voix de Martin, « le fading, l’évanouissement du son, sous peu, la syncope du sens.»

En vérité, la force du texte est d’être en adéquation parfaite avec lui-même, d’être très exactement ce qu’il dit qu’il veut être : un fragile tombeau de papier mais qui tremble et qui murmure, écrit «par amour» par un père qui refuse de succomber «à l’hébétude, à cet effondrement qui nous laisse stupide, muet comme une tombe », qui veut au contraire du fond de la détresse murmurer un chant de vie, murmurer à l’oreille des lecteurs hébétés à leur tour le vrai prix de la vie, s’adressant au-delà de ceux qui ont connu Martin à tous les autres afin « qu’ils puissent à leur tour l’aimer et, à travers lui, plus que la prunelle de leurs yeux, leurs propres enfants ».

Bernard Chambaz n’est revenu à Martin ou, plus exactement, n’a laissé Martin revenir dans ses livres que vingt ans après.

Sans doute aussi Martin cet été a-t-il également la puissance d’être un retour à l’écriture après des mois d’un deuil impossible à soulever, et non pas une entrée en littérature : Chambaz avait déjà publié l’année même de l’accident d’une part un recueil de poèmes chez Seghers (Italiques deux) d’autre part un premier roman chaudement accueilli et même primé, L’Arbre de vies (François Bourin, 1992). Historien, poète, essayiste, romancier, il a désormais publié plus d’une cinquantaine de livres, mais longtemps Martin cet été est resté à l’écart de son œuvre.

L’écrivain Bernard Chambaz n’est revenu à Martin ou, plus exactement, n’a laissé Martin revenir dans ses livres que vingt ans après, publiant Dernières nouvelles du martin-pêcheur en 2014 : il y racontait une traversée des États-Unis, à vélo déjà, mais en suivant cette fois-là le cours du soleil, de la côte Est au Pacifique – et comme autant de pierres blanches, il ponctuait son récit de portraits de familles américaines illustres ayant en commun la perte d’un enfant : « Depuis dix-neuf ans, je n’ai écrit que de biais à “ce sujet”. Aujourd’hui j’y reviens de front, sur la route. La marche à pied ou n’importe quel véhicule auraient fait l’affaire. Mais si je suis à vélo, il doit bien y avoir une raison », écrivait-il.

Les livres de Martin étaient désormais deux, et le récit s’ouvrait au monde, au monde des autres livres, aussi. Et c’est bien ce qui lui donne la puissance de jouer les intercesseurs dans Un autre Eden, dont les dernières lignes ne sont pas les moins émouvantes. À l’issue de son périple canadien, l’auteur observe une flopée de phoques : « ils flottent, ils remontent un moment sur la banquise, ils se font une beauté pour qu’on ne voie pas qu’ils ont les yeux tristes, ils regardent leur poil qui brille et rêvent à leur dulcinée, ils applaudissent à tout rompre, clap clap clap, ils donnent une dernière fois de leurs nouvelles ce vendredi après-midi où je mets le point final aux repentirs de ce roman. Et j’aimerais simplement qu’ils sachent que notre petit martin-pêcheur a jour pour jour l’âge que j’avais le soir où il s’est envolé,» à savoir quarante et un ans, l’âge de la mort prématurée de London.

Alors on referme le livre, puis on le rouvre, on le feuillette. On cherche cette page où Jack London retourne voir la poétesse Ina Coolbrith, vingt ans après l’avoir rencontrée à la bibliothèque. Il est devenu célèbre, bien plus qu’elle. Elle le reçoit. Ils discutent. « Et puis voilà. Il ne s’y attend pas. D’une voix soudain plus basse, Ina lui révèle qu’elle a eu un petit garçon, qu’elle a écrit un poème bien des années après sa disparition même si ça ne sert à rien, mais – au moins – il y a ce poème où on le voit encore battre des mains pour attraper un rayon de soleil, quel âge a-t-il, trois ans peut-être, et moi je riais tellement j’étais heureuse, je riais, et depuis je vois tantôt ces mains qui applaudissent de joie tantôt ces mains croisées sur sa poitrine dans son petit cercueil encore ouvert. / Alors il comprend qu’il doit se lever et lui dire au revoir. » Et nous, qu’il faut refermer le livre sur la pointe des pieds, le rendre à la bibliothèque afin que ses personnages puissent de nouveau participer à l’opéra muet qui toutes les nuits déploie son bruissement d’outre-monde, sur nos étagères.

 

Bernard Chambaz, Un autre Eden, Le Seuil, 352 pages.


Bertrand Leclair

Écrivain, Critique littéraire

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