Littérature

Un homme singulier – à propos du Peuple de mon père de Yaël Pachet

Écrivain

Dans Le Peuple de mon père, Yaël Pachet fait le portrait de son père défunt, Pierre. Professeur, intellectuel, pilier de la Quinzaine littéraire de Maurice Nadeau, Pierre Pachet (1937-2016) devint à proprement parler écrivain sur le tard, avec un livre assez extraordinaire, Autobiographie de mon père, où il racontait, ainsi, la vie de son propre père à la première personne… Ce n’est pas ce qu’a choisi de faire ici sa fille, mais c’est encore une affaire de filiation et de famille, d’identité, peut-être de genre, et surtout de littérature : rendre justice à son père, c’est trouver la justesse d’une forme, dans un livre qui respecte – magnifiquement – la singularité de son sujet.

Pierre Le Tan vient de mourir, et l’on s’est souvenu qu’il avait illustré, parmi tant d’autres, avec son génie propre, la couverture d’un livre de Pierre Pachet au si beau titre, si simple, comme un Lied de Mahler, Adieu. L’adieu était alors celui adressé à sa femme Soizic, décédée en 1999, dans un texte d’une très grande puissance d’émotion, pourtant sans effusion superflue, comme écrit d’une voix juste autant que brisée. Le geste est désormais vers lui retourné, par sa fille Yaël, dans un livre qui rend hommage, dans sa forme même, à l’originalité d’un homme un peu hors normes, Le Peuple de mon père.

Cette originalité est celle d’un écrivain, un intellectuel bien sûr, et d’abord un professeur assez singulier, quelque chose comme un irréductible râleur, insoumis aux modes, un drôle de type, pour tout dire, qui avait presque toujours l’air de surgir de mauvaise humeur, quand on suivait son cours de littérature à Jussieu. Cela m’est arrivé le temps bref d’une année, quand je préparais un concours dont Pachet avait en charge une petite partie du programme, en littérature comparée.

Significativement, sa fille commence par là son récit, évoquant cette activité d’enseignant dans une première séquence qui voit le professeur, son père, traverser presque rituellement la Seine pour accéder, sans couture ni coupure apparente avec le monde alentour, à la salle où sa parole se donnera aux étudiants, dans un dispositif qui peut rappeler quelque chose d’un idéal grec ancien (Pachet avait soutenu une thèse sur les fragments de Cléanthe, un disciple de Zénon, et traduit entre autres la République de Platon) : « Il était professeur de littérature à Jussieu. C’est-à-dire qu’il prenait le bus, le matin, le 47 exactement, avec à la main un sac en plastique et des livres dedans. Le bus empruntait le pont Sully pour traverser la Seine. Le soleil frappait l’eau grise du fleuve. Toute la beauté de Paris se réfléchissait alors sur l’eau, encadrée par les quais, les escaliers de pierre, les peupliers de l’île Saint-Louis. Dix minutes plus tard, il descendait à la station Jussieu et franchissait l’immense esplanade qui s’étale devant la haute tour de l’université de Paris-VII… »

Qu’on ne m’en veuille pas d’évoquer ici un souvenir personnel, sans doute partagé par beaucoup d’étudiants qu’il vit passer dans ses cours, au fil des semestres. La rumeur disait alors que le professeur Pachet avait une technique bien à lui pour fidéliser un petit public d’étudiants – disons des « happy few », pour ce lecteur de Stendhal – en se montrant peu amène dans les premières séances, rigoureuses mais sans effets oratoires, afin de décourager peut-être les moins motivé(e)s et se retrouver ensuite en une espèce de communauté d’élection, où l’on se sentait bien, presque privilégié, dans le rapport à une voix grave, belle et un peu lente, dont le souci semblait être d’abord de vérité.

C’est cela qui apparaît aussi dans Le Peuple de mon père : Pachet n’aimait pas les artifices, la pétarade rhétorique qui est celle, parfois, des universitaires à paillettes désireux d’épater leur auditoire… Il y avait chez lui quelque chose comme une recherche, une profondeur un peu austère, l’exigence enfin d’un « je » qui se confronte de façon absolument personnelle aux textes, et crée du coup une forme d’exigence chez celles et ceux à qui il s’adresse, et qui attendent en retour un acquiescement, ou un conseil. Pour le dire simplement, il semble que Pachet donnait l’envie d’être « à la hauteur », ne trichant jamais avec le vrai. Sa fille Yaël décrit très subtilement cet art – cette maïeutique, au fond – du « je ne sais pas » : « Il disait, après m’avoir écoutée : je ne sais pas. Ce qui, après m’avoir décontenancée, m’obligeait rétrospectivement à trouver dans les dédales de mes réflexions la question qu’il ne me semblait pas avoir posée. La question à laquelle à laquelle il avait répondu : je ne sais pas. Cette question secrète qui se tient dans tous les discours, comme une ombre. »

Yaël raconte avec une infinie délicatesse ce qui peut être aussi un poids, la difficulté d’un héritage, la trace parfois non révélée, dans nos propres habitudes du quotidien, de ce qui fut déterminé par nos parents.

Une question secrète ? Longtemps après avoir suivi son cours, j’écrivis un article sur Adieu, en rappelant aussi l’admiration que j’avais pour les Conversations à Jassy, cet extraordinaire livre de voyage vers le centre de l’Europe et du vingtième siècle, si l’on veut, au nord de la Roumanie, lieu de massacres et d’une identité perdue, abîmée en tout cas dans les chaos successifs de l’histoire. Pachet m’envoya pour me remercier une lettre assez longue et fort amicale, où il ne pouvait cependant se retenir de pointer quelques désaccords, comme s’il m’avait lu avec l’encre très discrètement rouge d’un stylo correcteur… Je ne retrouve pas aujourd’hui cette lettre, hélas, mais je me souviens que j’en éprouvai, la lisant, de la joie : parce qu’elle offrait, au-delà des circonstances bien modestes d’un article, une invitation à penser plus loin. Une question, plutôt qu’une réponse. Et c’est de cette générosité assez singulière – celle d’un maître bougon mais bon, pour le dire d’une formule – que rend compte également sa fille, en composant le récit d’une vie, et l’histoire d’une famille.

C’est un livre du père, en effet, mais de la mère tout autant, et du grand-père Simkha, dont les trajectoires sont évoquées pour essayer de comprendre des existences – et peut-être la sienne propre – sans les enfermer dans la logique d’une généalogie rétrospective, fatalement fausse. La beauté du Peuple de mon père tient ici à cette espèce de séquençage qui pourrait sembler aléatoire, mais respecte une exigence de vérité que l’auteure a comme reçue en héritage : « La fiction familiale ne s’écrit pas, épisode après épisode, dans une connaissance de toutes les circonstances, elle est trouée et discontinue. Ou alors, il faut se résoudre à voir la famille comme un dieu Shiva, agitant ses multiples bras à partir d’un tronc unique, souriant devant la pluralité contradictoire qui le constitue et de nos efforts pour la résumer. »

Il en ressort, comme aiguisées d’émotion par l’acceptation du discontinu, des pages bouleversantes sur les liens entre Pierre et Soizic, leur histoire d’amour, le rapport aux enfants, par exemple dans le goût partagé de la lecture ou du jeu (des parties de Monopoly où le père gagne toujours implacablement !), le souvenir également, qui tient une grande place, des vacances au bord la mer, du bonheur du soleil et de la nage… Nulle hagiographie, pourtant. Pachet était un homme complexe, nerveux, dont il ne fut pas forcément facile d’être la fille, et Yaël raconte avec une infinie délicatesse ce qui peut être aussi un poids, la difficulté d’un héritage, la trace parfois non révélée, dans nos propres habitudes du quotidien, de ce qui fut déterminé par nos parents.

Il en ressort aussi quelque chose comme le tableau discrètement historicisé d’une dignité intellectuelle qui ne semble plus forcément de mise aujourd’hui.

Surtout, elle réussit, en dépit de l’éclatement apparent de son texte, à faire le récit poignant d’une progression vers la mort, et de ce que représente le fait d’y accompagner en quelque sorte son père : ce que cela bouleverse dans la relation qu’on avait avec lui, et qui pourtant demeure comme en filigranes, présente et perdue tout à la fois. Qui a vécu pareille expérience, au-delà de toutes les différences contextuelles, culturelles ou sociales, ne pourra qu’éprouver la vérité douloureuse, mais sans pathos, d’une reconnaissance. Il y a ici quelque chose d’un peu cru, ou d’un peu triste, mais qui n’élude pas la force étrange de cet homme pour qui compta tant l’amour, et qui avait pris la décision de photographier, à la fin de sa vie, toutes les personnes qu’il rencontrait.

Il en ressort aussi quelque chose comme le tableau discrètement historicisé d’une dignité intellectuelle qui ne semble plus forcément de mise aujourd’hui. Yaël Pachet raconte ainsi l’histoire d’une éducation, et on pourrait presque dire d’une conscience, dans une famille juive du vingtième siècle. Elle le fait avec parfois une saveur malicieuse, quand par exemple sont décrites en détail les considérations presque cocasses qui ont amené au changement du nom d’Apatchevsky en Pachet…. Et bien sûr, ce faisant, c’est sa propre identité à laquelle elle tend un miroir, sans être sûre, dirait-on, d’y voir absolument clair, fidèle en cela au « je ne sais pas » de son père. Il est certain en tout cas qu’elle n’élude pas la question de sa place de fille, et de femme, qui ne va pas de soi, dans sa relation à un monde où le masculin semble demeurer si fort. Dans son premier et beau livre publié en 2002, On est bien, on a peur (dont le titre pouvait faire écho à celui d’un essai de son père, De quoi j’ai peur), elle disait avoir la « conscience colérique d’être une femme qui écrit face à des hommes »

Écrire, voilà bien peut-être le dernier mot, celui où aboutit le parcours d’un homme qui accordait à la vie de la pensée une place essentielle, tentant par exemple d’approcher la question du rêve hors du champ freudien, ou s’engageant dans la défense des « refuzniks » dont le sort donne ici la matière d’un épilogue magnifique, ode au mystère et à la liberté, qui s’achève par l’évocation d’une « possible alliance entre soi et le monde ». C’est un horizon dont on ne peut qu’admettre la sagesse, dans l’imperfection de nos vies trouées, mais aussi l’exigence de vérité, simple et problématique, à laquelle se soumet Yaël Pachet en écrivant.

 

Yaël Pachet, Le Peuple de mon père, Fayard, 272 pages.


Fabrice Gabriel

Écrivain, Critique littéraire

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