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Jeunes pousses technologiques : moteur ou perturbateur de la recherche ?

Sociologue du travail

Avec les start-up technologiques, un nouveau dispositif de recherche s’installe, forçant les travailleurs de la recherche à s’y intégrer et ainsi se plier à des obligations et des rythmes d’institutions qui leur étaient jusque là étrangers. Cette organisation par les temps et par des résultats prédéfinis exclut les recherches les plus aventureuses et les plus aléatoires.

Naguère encore, le travail de recherche s’accomplissait pour l’essentiel dans des institutions pérennes, soit l’université, soit la grande entreprise. Aujourd’hui, tant les pouvoirs publics que les stratèges industriels peuvent préférer recourir à des firmes toutes différentes, les jeunes pousses technologiques nouvellement créées. Ce mouvement est-il à l’origine d’un nouvel appareil social de recherche, composé de réseaux inédits réunissant les institutions traditionnelles et d’autres plus labiles et plus floues ? Pourquoi cette évolution, et que signifie-t-elle ?

La recherche contribue à la création de richesses.

Depuis toujours, on a reconnu que la recherche participait au développement économique et social, et on l’a financée en tant que telle. Il y a encore quelques années, les apports que l’on espérait de la recherche étaient distingués selon l’institution qui en avait la charge, soit l’université, soit l’entreprise. Les opérations amont, fondamentales, mais plus aléatoires, dont les résultats étaient différés dans le temps, relevaient de la recherche académique. Par contre, les travaux en aval, appliqués, aux temporalités calculables, dépendaient de la recherche industrielle. Ces différentes finalités justifiaient la division du travail entre institutions, laquelle n’excluait évidemment pas leurs interactions. En effet, si une nouvelle connaissance, s’ajoutant au flux de savoirs déjà élaborés et codifiés, peut sembler au premier abord ne participer que de façon lointaine au progrès économique et social, il arrive qu’elle soit reformulée et appropriée par des praticiens qui en obtiennent des services ou des produits inédits. Ce processus est d’ailleurs souvent inversé, un résultat obtenu en recherche industrielle provoquant des travaux mobilisant la recherche académique.

La fonction sociale de recherche était donc ainsi segmentée, déployée entre deux pôles. Toutefois, dans une branche comme dans l’autre, les travailleurs étaient le plus souvent des salariés bénéficiant d’une stabilité d’emploi. Cette pérennité était justifiée par le socle important de compétences scientifiques et techniques sur lequel repose cette activité.

Le capitalisme financier dominant actuellement compte lui aussi sur la recherche et l’innovation pour créer de la richesse, mais il en escompte des profits immédiats. Ses stratèges publics et privés calculent au plus juste leurs financements et sont portés à privilégier les initiatives qui présentent des débouchés commerciaux certains. Cette nouvelle orientation a tout à la fois bouleversé les processus de la recherche industrielle comme ceux de l’académique, elle les a conduits à rapprocher leurs moyens et leurs méthodes, et les a obligés à abandonner une partie de leurs opérations traditionnelles à de nouveaux venus, les jeunes pousses technologiques.

Les bouleversements du travail de recherche au sein des institutions traditionnelles.

Dans les entreprises, les stratèges ont de tout temps investi dans la recherche pour renouveler ou pour améliorer leurs productions. En quête de savoirs et de savoir-faire nouveaux, ils déterminent précisément la finalité de leurs financements et suivent de près le déroulement des opérations, jusqu’au résultat prévu. En revanche, les programmes de la recherche académique ont été, traditionnellement, gérés au sein d’une communauté, par disciplines, et menés dans le but d’accroître, de compléter, d’approfondir les connaissances, les praticiens locaux gardant une part d’autonomie pour les réaliser. La compétition entre unités spécialisées, lorsqu’il s’en trouvait de semblables dans chacun de ces deux pôles, a toujours été vive.

Depuis quelques années, le travail de recherche est conçu et géré comme un mouvement unique qui entraine des académiques comme des industriels, rapproche les buts poursuivis par ces institutions, et tend à leur imposer un rythme commun. Cette évolution signale que les commerciaux ont remplacé ici les pairs, là les stratèges : les objectifs sont maintenant définis en fonction de la capacité d’un produit/service ou d’une connaissance à être compétitif sur un marché face à des concurrences accrues. Lorsque les opérations programmées couvrent l’ensemble du processus, allant du fondamental à l’appliqué, elles obligent les différentes unités à collaborer mais elles peuvent aussi être centrées sur l’un ou sur l’autre de ces segments. Elles sont toutes gérées comme des contrats, sous la forme de « projets ». Chaque contrat est négocié entre un financeur et un chercheur- réalisateur. Il est administré selon la logique du projet : le maître d’ouvrage définit l’objectif de recherche qu’il attend, les moyens qu’il est susceptible d’y consacrer, le délai qu’il accorde pour y parvenir.

Le résultat obtenu n’est pas hypothétique, il n’est pas une heureuse surprise, il appartient au domaine du « prévu ». Dès l’origine, il est défini pour s’intégrer au marché des connaissances ou à celui des produits/services. Le chercheur-réalisateur, chef de projet, qui a répondu à cette demande, en est le maître d’œuvre. Il fait face au défi proposé, il compose l’équipe, opère la répartition des tâches entre les travailleurs, contrôle le processus, les rythmes d’exécution, les dépenses engagées et la solidité des issues intermédiaires. Il est le garant devant le donneur d’ordre de la réussite du projet.

L’introduction de cette logique projet restreint l’autonomie des praticiens de la recherche en permettant aux commanditaires de contrôler le déroulement de leur travail, et de juger du temps de réalisation et du coût d’une opération. En même temps, cette procédure rend ces mêmes praticiens plus ou moins responsables  de la réussite ou de l’échec de la tentative, et leur attribue des qualités correspondantes. Elle organise en conséquence une hiérarchie au sein de l’équipe de recherche et exacerbe la concurrence entre chercheurs.

En même temps que se met en place cette nouvelle gestion, les avancées scientifiques et techniques et le développement de l’instrumentation conduisent, les entreprises d’abord, puis les universités à réorganiser leurs dispositifs de management. Il convient désormais de distinguer les compétences thématiques des aptitudes techniques de pointe et de spécifier les unités et les praticiens : ainsi une unité dite de recherche se verra attribuer l’analyse d’une question scientifique, ou bien l’étude d’un objet lié à un débouché (une maladie, un produit), alors qu’une plateforme technologique pourvue d’appareillages nouveaux et de nombreux ingénieurs/techniciens devra répondre à une demande de cette même unité. Chaque projet se réalise au sein de cette organisation matricielle, le chef de projet choisissant ses collaborateurs dans ces différentes équipes, et répartissant les travaux entre ces différentes compétences. Dans une telle organisation, un système de tarification interne peut être introduit, le coût de chaque segment d’activité étant imputé à une unité, ce fonctionnement enseignent aux salariés les pratiques commerciales à tenir et le service à rendre à une clientèle.

Cette organisation interne aux institutions des deux pôles leur est ainsi commune, ce qui les rapproche encore un peu plus.

L’externalisation de certaines fonctions et la priorité accordée aux jeunes pousses

Du fait de stratégies ou de situations économiques difficiles, très concurrentielles, les entreprises et les universités forcées de diminuer leurs coûts de recherche sont conduites à externaliser certaines de leurs fonctions, unités ou plateformes, ou de se séparer de certains salariés. Les jeunes pousses technologiques sont souvent issues de cette pratique, quand elles ne sont pas créées par un ancien salarié. Certaines d’entre elles ont été conçues en coopération avec l’institution de départ, ou du moins avec son simple aval.

Dans leur secteur de compétences, ces nouvelles unités prennent en charge aussi bien des opérations visant à des applications immédiates que d’autres qui pointent des résultats plus lointains. Elles commencent en général par participer à un projet patronné par leur institution d’origine, puis prennent leur autonomie et offrent leurs services à une clientèle plus large. Elles proposent des prestations de recherche ponctuelles, et répondent à des appels d’offre pour obtenir des contrats, tout en travaillant sur leurs propres opérations.

Dans ce nouveau contexte, les financiers/marchands des grandes entreprises et des États ne sont plus tenus d’envisager, dans leurs projets, le recours aux seules institutions traditionnelles, et de se limiter à faire usage des seules ressources internes de l’académique, ou de l’industriel : ils effacent les frontières et élargissent leurs opérations à ces sociétés technologiques. Les projets mêlent les niveaux et traversent les institutions, ce qui permet de diminuer les coûts et les temps de travail tout en augmentant le pouvoir du management commanditaire. Les chefs de projet n’appartiennent plus forcément à une grande structure et peuvent provenir d’une des jeunes pousses ; ils choisissent les compétences qui leurs sont nécessaires, soit dans une institution traditionnelle, soit dans une jeune pousse ; la division du travail entre segments du processus, entre organisations, entre praticiens de la recherche s’accroît. Entre les jeunes sociétés et les institutions traditionnelles, s’organisent peu à peu des relations de sous-traitance, de collaboration, de rivalité, de compétition. Des réseaux de recherche se constituent et se croisent, ils sont composés d’institutions pérennes et d’institutions floues, aptes à la fois à inventer des savoirs scientifiques et techniques et de production de produits/services nouveaux.

Cette forme de management aboutit à une individualisation des travailleurs. Chacun d’entre eux est choisi pour intervenir sur un projet en fonction de compétences particulières. Les jeunes, doctorants ou post-doctorants, initiés aux théories récentes, formés aux dernières technologies sont, à ce titre, précieux. L’obligation d’être toujours à la pointe des savoirs et des savoir-faire justifie le flux permanent de jeunes dans ces organisations. Il limite le nombre d’emplois permanents au profit de précaires : la division verticale du travail s’opère entre les séniors, titulaires et gestionnaires des travaux, et les jeunes précarisés. Elle contraint les premiers à une course aux résultats profitables et les seconds à des mobilités hâtives, chacun administrant sa carrière comme une petite entreprise. L’activité de recherche tend ainsi à s’« ubériser ».

Ces jeunes pousses deviennent alors le moteur du dispositif de recherche, elles proposent des occasions d’investissement et de profit rapides, c’est-à-dire qu’elles s’inscrivent dans des temporalités commerciales, voire spéculatives, alors que les recherches de plus long terme doivent être financées par les États ou par des firmes d’importance, le plus souvent internationales. Elles n’ont pas, comme ces dernières, dans leur plan de croissance, la possibilité et la nécessité de renouveler un jour leurs techniques ou leurs produits, elles sont spécialisées sur un créneau, sur des savoirs et des savoir-faire limités qu’elles réajustent au fil du temps selon leurs possibilité et leurs besoins.

Leur proximité avec les services de recherche académique et industrielle font de ces jeunes pousses des acteurs de la transmission des savoirs et des savoir-faire au sein des réseaux mais aussi un possible prédateur des connaissances nouvelles circulant entre eux. Informées des nécessités des uns et des autres, de leurs dernières productions, elles répondent plus vite que les unités institutionnalisées aux commandes, elles ont la capacité de se déplacer sur un nouveau créneau, de recruter un spécialiste ou de licencier celui dont la compétence est devenue inutile. Elles apparaissent ainsi aux financeurs et aux stratèges plus compétitives que les structures établies qu’elles supplantent sur de nombreux contrats, auprès de la clientèle, sur les marchés ; elles peuvent ainsi apparaître comme vampirisant la recherche institutionnalisée. Reconnues comme premières créatrices de « nouveau », souples, adaptables, elles peuvent s’arroger le gouvernement de certains réseaux et augmenter ainsi leur suprématie.

Le nouvel appareil social de recherche unique.

Ainsi, comme nous l’avons montré dans notre ouvrage Le travail de recherche : Production de savoirs et pratiques scientifiques et techniques, un nouveau dispositif de recherche est en train de se  constituer. À partir de ces différentes relations, cet « appareil social de recherche unique» se forme à partir du mouvement des diverses opérations qui se redistribuent entre des unités hétérogènes en fonction des temps et des formules économiques exigés par chacune d’entre elles. Les travailleurs de la recherche se trouvent contraints de s’y intégrer, de se plier, en fonction de leurs participations à ces projets, à des obligations, à des rythmes d’institutions qui leur étaient jusque là étrangers. Cette organisation par les temps et par des résultats prédéfinis exclut les recherches les plus aventureuses, les plus aléatoires. Si les institutions universitaires et industrielles restent actives dans le processus de recherche, elles peuvent perdre certaines compétences au profit des sociétés technologiques. Celles-ci peuvent disparaître lors d’une période d’activité néfaste et être recréées sous un autre nom par les mêmes chercheurs quelque temps plus tard. Leurs salariés évoluent de la situation d’employés d’une grande organisation à celle d’agents des jeunes pousses en passant par des périodes de chômage et de travail indépendant, d’un statut de juridiquement subordonné à un autre, celui d’économiquement dépendant.

Mais cette constellation est aussi le lieu de collaborations multiples qui traversent les institutions : des projets communs, des programmes reconstitués, réunissent des acteurs divers qui peuvent dans certains cas imposer leurs rythmes aux différents commanditaires. Ce nouveau dispositif n’a pas encore trouvé les formes administratives et commerciales qui lui conviennent, il s’improvise en bousculant des institutions classiques jusqu’alors admises. Cette situation exceptionnelle avertit de conflits inédits entre des collectifs jusqu’ici inconnus, annonce l’urgence de nouvelles règles de négociation, de compromis, de coopération entre acteurs qui devront être émises par de nouveaux pouvoirs dont nous ne connaissons, pour le moment, ni la composition, ni les ressorts. Quel gouvernement pour ce nouvel appareil social de recherche ?

 

(NDLR : Caroline Lanciano-Morandat a récemment publié Le travail de recherche : Production de savoirs et pratiques scientifiques et techniques aux Editions du CNRS.)


Caroline Lanciano-Morandat

Sociologue du travail, Chercheuse au CNRS