Série télé

La grande accélération vers le futur – à propos de Years and years

Professeur de littérature comparée

Quel futur nous attend ? La série Years and years dresse en six épisodes le tableau des quinze ans à venir : un nouveau roi d’Angleterre, une Ukraine russe, une pénurie de chocolat, des camps de concentration modernes… Derrière l’anecdotique, une donnée certaine : ce monde sera celui de l’incertitude ; et sous l’anticipation se dessine la vérité de notre actualité – nous n’avons pas le temps.

La série produite par Russell T. Davies est un des grands succès télévisuels de l’année 2019. Diffusés sur BBC One en mai et juin 2019, ses six épisodes de 55 minutes offrent une vision saisissante de notre futur en imaginant les quinze prochaines années. Une anticipation très convaincante selon ce qu’on peut lire sur les réseaux sociaux, sans doute d’abord à cause de sa proximité avec ce que nous vivons.

La série commence avec le Brexit et la réélection de Trump. Un peu plus tard, on assiste au couronnement du nouveau roi d’Angleterre, à l’annexion de l’Ukraine par la Russie, au bombardement d’une île artificielle chinoise par les États-Unis. Tout cela avant 2024. Bientôt on apprendra que les populations d’insectes ont diminué de 80 %, les populations d’oiseaux de 50 %, on ne trouvera plus de chocolat dans les magasins, les glaces du pôle Nord auront fondu, un nouveau krach bancaire se produira, ruinant des millions de gens. Quelques années plus tard, des camps de concentration ouvrent en Angleterre pour parquer les réfugiés jusqu’à leur mort, le pays est divisé en zones à l’accès limité et contrôlé par la police. Bienvenue dans le nouveau monde.

Un monde que l’un des personnages principaux salue ainsi, dans le premier épisode, un bébé dans les bras : « tout allait bien il y a quelques années, avant 2008… on trouvait la politique ennuyeuse, maintenant tout m’inquiète, pas tellement le gouvernement que les banques, elles me font peur, et les compagnies, les marques, les entreprises, elles nous traitent comme des algorithmes, pendant qu’elles polluent l’atmosphère… et la température, et la pluie, et les fake news et les faux faits… » L’affect le plus saillant de ce monde est l’inquiétude : on ne sait pas de quoi demain sera fait. D’abord parce que les événements se succèdent à une vitesse sidérante. Le générique, qui fait défiler les dates sur un écran noir de plus en plus vite de 2019 à 2039 mime cet emballement : il nous promet moins une anticipation des années à venir qu’une précipitation vers un futur à la fois tout tracé et imprévisible.

C’est la première caractéristique de la série : tout le monde est embarqué dans un mouvement qui apparaît à la fois inéluctable et impossible à maîtriser. Dans les grandes lignes, tout est déterminé : tensions géopolitiques, crises financières, réchauffement climatique, glissement rapide des démocraties occidentales vers l’autoritarisme. Mais dans ce cadre, tout est instable et à tout moment peut se produire un événement qui viendra bouleverser la vie de chacun. D’où un effet de panique : le monde est imprévisible, rien n’est sûr. On pourrait dire qu’il n’y a rien d’original à cela : précipiter ses personnages dans un torrent d’événements et les y maintenir la tête sous l’eau est une vieille ficelle scénaristique qui ne suffirait pas à distinguer cette série.

Hannah Arendt écrivait que l’incertitude était une dimension capitale de l’époque, Years and Years le réaffirme en tirant les fils de notre actualité.

Mais la grande qualité de Years and Years est de répliquer cette bousculade à tous les niveaux. C’est ainsi que l’intime devient politique : la précarité des vies répond à l’incertitude globale. Dès le début du 1er épisode, un bouleversement politique se produit, dont les énormes conséquences ne se mesureront que plus tard. Un talk-show d’actualité passe à la télévision : on y découvre Vivian Rook (Emma Thompson), une chef d’entreprise qui débarque sur la scène médiatique avec une déclaration tonitruante sur la bande de Gaza. Interpellée par le public sur la récente décision d’Israël de réduire à deux heures par jour l’alimentation électrique du territoire, elle n’a pour commentaire que « I don’t give a fuck », car tout ce qui l’intéresse, c’est que les poubelles soient ramassées chaque semaine.

Cette violence démagogique, qui passe pour la réponse des « gens ordinaires » à une actualité décidée par les élites, fait réagir diversement dans les foyers. Certains sont choqués, d’autres amusés, d’autres séduits, mais chacun commente et le scandale tourne au profit de la provocatrice. Quelques années plus tard, Vivian Rook sera élue députée, puis nommée premier ministre en suivant la même stratégie. Plus elle provoque, plus elle est vulgaire, plus elle montre sa méconnaissance des dossiers, plus elle a de succès. Le spectateur ne peut que reconnaître l’ascension de Trump, de Johnson, de Bolsonaro ou d’autres à travers le monde : les scandales n’ont pas ruiné leurs carrières, ils les ont servies.

Cette émergence est immédiatement suivie par une autre, qui n’a aucun rapport, mais qui révèle un certain délitement social, concomitant à la progression de leaders démagogues et autoritaires. Les téléspectateurs dont on vient de voir la sidération devant la déclaration de Vivian Rook sur Gaza reçoivent un appel : leur sœur Rosie s’apprête à accoucher. Elle est seule : c’est un voisin, immigré pakistanais, qui la conduit à l’hôpital. Le père de son enfant est absent : pas de mention de lui, comme s’il n’existait pas. Elle-même n’a pas de parents : on évoque sa mère qui « devrait être là », comme si elle avait récemment disparu, et son père, apparemment brouillé avec une fille qui ne veut plus le voir, n’apparaîtra dans le récit que plus tard.

Les deux frères de Rosie sont ses seuls soutiens : dans cette famille éclatée, déchirée par un décès précoce et des séparations, on se serre d’autant plus les coudes qu’on ne peut être sûr de rien. La famille Lyons, qui appartient aux « classes moyennes », ne manque pourtant pas d’argent. Le frère aîné, Stephen, est banquier et possède une belle maison à Londres. Son cadet Daniel travaille au service du logement de la ville de Manchester, enfile costume et cravate pour aller au bureau et vote conservateur. Tout va bien. Mais on comprend tout de suite que cette aisance ne protège personne de rien.

Déjà dans les années 1960, Hannah Arendt écrivait que l’incertitude était une dimension capitale de l’époque.  Years and Years le réaffirme en tirant les fils de notre actualité. Notre futur est écrit et imprévisible en même temps. Ce qui est proprement affolant est l’intrication de la précarité de chaque vie et la vitesse des transformations globales. Dès le deuxième épisode, la femme de Stephen perd son emploi : elle est comptable et s’aperçoit que désormais, un ordinateur peut la remplacer. Le couple doit vendre sa maison londonienne. Mais dans la nuit où le capital est versé sur son compte, sa banque fait faillite : les clients, dont Stephen et son épouse, perdent tous leurs avoirs. Chacun reconnaît les images de la panique qui suit : on les a vues après la défaillance de Lehman Brothers. La série nous dit moins que c’est ce qui nous attend que c’est ce que nous vivons déjà.

Rarement une fiction aura pris aussi directement pour sujet l’accélération de l’histoire.

C’est pourquoi Years and Years tient un discours politique important. Il se résume en trois points.

Premier point : nous savons ce qui se passe. Le scénario ne raconte aucune « prise de conscience ». Chacun sait ce qu’il veut savoir : chacun est lucide à proportion de son courage. Les grandes dynamiques qui font l’histoire sont parfaitement identifiables. Elles sont d’autant plus terrifiantes qu’elles engendrent davantage de précarité individuelle : on sait tout, mais on ne maîtrise rien. Aucun didactisme ici, aucune thèse, aucun discours sur l’effondrement. Même Edith, l’aînée de la fratrie Lyons, militante, engagée dans une ONG, présentée comme l’auteur de plusieurs essais politiques, ne commente jamais la situation. Tout au plus prononce-t-elle quelques mots pour saluer la victoire de Vivian Rook (dont tous les attributs – veste grise cintrée, cheveu court, coiffure impeccable, regard bleu métallique – évoquent une figure fasciste) : « Que ce monde s’écroule ». Nous n’avons pas besoin d’explications : le délitement de notre société est sous nos yeux, entièrement visible à qui veut voir.

Deuxième point : nous sommes responsables. En regardant la réélection de Trump à la télévision, la grand-mère Lyons, vieille dame qui ne s’en laisse pas conter, commente pour elle-même : « On a le président qu’on mérite ». Dans un des derniers épisodes, elle explique à ses petits-enfants que tout est de leur faute, elle comprise, parce que depuis des décennies personne n’a réagi aux dégradations de la vie sociale. Ce n’est que partiellement vrai : certains, comme sa petite-fille Edith, ont réagi – mais en vain. Il faut donc nuancer le point précédent : chacun est responsable de sa propre vie. Stephen est mis à la porte de chez lui par une épouse épuisée par ses infidélités et ses mensonges. Daniel meurt parce qu’il a pris tous les risques pour faire immigrer l’homme de sa vie. On ne maîtrise pas l’avenir du monde, mais notre vie nous appartient, et il nous revient de la vivre dignement.

Troisième et dernier point : l’histoire avance par à-coups. La série montre parfaitement les coups d’accélérateur de l’histoire, qui sont autant de coups de théâtre dans la vie de la famille Lyons. Le bombardement de l’île chinoise (fictive) de Hong Sha par les États-Unis est le premier. La prise du pouvoir par Vivian Rook en est un autre. Chacun déclenche des effets irréversibles en cascade, du plus général au plus personnel : crise diplomatique, krach financier, faillites bancaires, perte d’emploi… L’ascension de « Viv » débouche sur une Angleterre ségrégationniste où on bâtit des camps de concentration pour les réfugiés. Entre deux coups d’accélérateur, on ne voit rien changer, alors que les effets de l’événement précédent se font sentir de plus en plus intimement, mais que les relations de cause à effet se distendent jusqu’à devenir imperceptibles.

Rarement une fiction aura pris aussi directement pour sujet l’accélération de l’histoire. Stephen et son épouse Celeste sont pris de court quand leur fille de 13 ans leur annonce qu’elle est « trans ». L’esprit ouvert et le cœur sur la main, ils sont tout prêts à accepter qu’elle change de sexe, et lui répondent qu’« on a le temps ». À l’adolescente réplique qu’elle est bien au-delà de cette question de sexe, elle est transhumaine, elle veut télécharger son cerveau sur le cloud et « recycler » son corps. Donc, non, on n’a pas le temps, et ses parents quadragénaires sont d’un autre siècle.

 

Russell T Davies, Years and years, six épisodes, diffusée sur BBC One du 14 mai au 18 juin 2019, sur Canal + Séries à partir du 15 mai 2019.


Jean-Paul Engélibert

Professeur de littérature comparée

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