Littérature

Usine Luca – à propos de l’exposition Ghérasim Luca, Tourbillon d’être

Ecrivain

Consacrer une exposition à Ghérasim Luca, c’est une invitation au voyage, un voyage à travers les territoires de la poésie que le poète et plasticien, d’origine roumaine, n’a cessé d’explorer à travers son œuvre. C’est à cette œuvre hybride et foisonnante que la librairie Métamorphoses rend hommage en exposant plus de 200 poèmes, manuscrits, collages, emblématiques de celui que Deleuze considérait comme un poète majeur du XXe siècle.

L’œuvre protéiforme, multiple, hybride de Ghérasim Luca  (1913-1994) pose avec une acuité particulièrement intéressante l’inlassable question des hypothétiques et fantasmatiques territoires de la poésie, et partant, de son statut, de ses limites, de ses rebords, de ses rebonds. La riche exposition que consacre la librairie Métamorphoses à cet « apatride » (d’origine roumaine, Luca s’installe définitivement en France dans les années 1950) surchauffe avec beaucoup de pertinence cette interrogation, ce doute. Car découvrir comme en paysage 3D – exposer de la poésie façonne un paysage 3D – les travaux du poète appelle immédiatement cette question a priori, a priori seulement, tautologique : qu’est-ce que la poésie ? Air connu.

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Mais reprenons… Formellement, les canons académiques hérités des Anciens – canons qui permettaient une reconnaissance immédiate de l’objet poème à la vertu d’un certain nombre de dispositifs strictement contrôlés (vers, mètre, rime, etc.) – se sont peu à peu dilués dans la modernité inaugurée au milieu du XIXe siècle par Bertrand, Baudelaire, Nerval, puis Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé, etc, jusqu’aux explosions de ce que l’on a communément appelé les avant-gardes du siècle suivant, à commencer par les futuristes et Dada.

Poèmes en prose, vers libre, jeux typographiques, puis poésie sonore, visuelle, hybridations diverses (avec le son, l’image, le graphisme), gestes inédits (le collage – bientôt le cut-up –, le détournement, le ready-made, la performance, etc.) s’étaient attaqués à la vaste mission de rendre leur liberté aux mots et d’interroger autrement le monde et les battements de langue censés le dire, ou le non dire.

Ces bouleversements sollicitant de la part du récepteur un constant ajustement de la focale, c’est-à-dire obligeant à de nouvelles façons de lire, et donc aussi de regarder, et donc aussi, conséquemment, de « faire de la poésie » (formule nettement pléonastique si l’on se souvient que le poïèn grec d’où vient le terme poésie signifie : faire, fabriquer, ce qui aurait dû clore depuis longtemps le débat).

Dans cette marmite infernale, l’objet poème a peu à peu perdu son identité originelle et ses signes de reconnaissance, il s’est ensauvagé, libéré des contraintes (avant qu’Oulipo, en 1960, y revienne avec un entêtement quasi parodique et assurément comique), il a respiré l’air du large, il a poussé les murs, il a perdu le fil et il a perdu pied(s). Objet à généalogies multiples, interlope, transgenre, vagabond, en cavale, en soute, sans papiers. Orphelin (comme Luca), sans frontières (comme Luca), pseudonymique (comme Luca), apatride (comme Luca).

Le geste-même d’exposer doit ainsi être perçu comme geste performatif à valeur de manifeste, premier indice d’une autre façon de lire.

Car l’œuvre de Luca condense la plupart des gestes et des formes qui font la poésie contemporaine ; elle semble en avoir enregistré (et suscité) tous les acquis modernes, selon une histoire connue (surréalisme, d’où il vient, poésie sonore et nouvelle oralité, poésie visuelle, concrétisme, spatialisme, performance, dialogue avec d’autres arts, libre utilisation des médiums), afin de réarmer l’universel besoin de dire, de dire quand même.

D’aller vers sa liberté de créateur en inventant continuellement ses propres règles, ses propres écarts. Éclatement scintillant d’objets poétiques divers trouvant instantanément leur cohérence et leur unité. Parce qu’il y avait nécessité à continuer l’histoire de cette confrontation à la langue, c’est-à-dire à l’humain, à l’innommable humain, par d’autres moyens.

Un indice (si évident qu’il résiste à toute évidence) donne des éléments de commencements de réponses. Celui qui consiste à exposer de la poésie (comme on dit « de la pâte à modeler », par exemple). Comme si, la réception du poème (?) ne pouvant se concevoir que dans l’acte de lecture, selon l’« idée normative de la poésie » que déplorait Roland Barthes à propos de la « précoce » Minou Drouet (Mythologies), l’exposition, c’est-à-dire au fond la transaction visuelle, déjouerait non seulement la perception mais aussi ce que l’on serait en droit d’attendre du poème et donc de la poésie. Le geste-même d’exposer doit ainsi être perçu comme geste performatif à valeur de manifeste, lecture critique, fidélité épistémologique, premier indice d’une autre façon de lire.

Certes il y a dans cette exposition beaucoup de textes : choses imprimées, langue écrite, buées de paroles, ballet d’alphabets, dans des livres parfois uniques, ou tirés à deux ou trois exemplaires (la rareté du livre-objet faisant intention artistique), des poèmes-affiches, des tracts, des dépliants, etc. D’écritures donc, au sens classique du terme. Mais la lecture doit ici se déplacer et se refonder sur d’autres traces graphiques de « la main à plume », qui sont d’autres façons de tracer le monde, de le mettre en crise, en critique, en courts-circuits. Non pas en marge de l’œuvre « écrite » mais bien au centre d’une esthétique plurielle irriguant une vision du monde dont la portée universelle n’a pourtant rien de métaphysique, puisque le poète, j’insiste, « horrible travailleur », est un mécanicien, un bricoleur.

Luca apparaît donc dans toute sa dimension de graphomane (mais aussi, nous allons y revenir, de graphophone), sorte de générateur pour qui le choix d’une forme importe peu puisque, encore une fois, il est un fabricant. Un fabricant de formes. Dans cette fabrique se construisent des électrochocs et des treillis de mots, des syntaxes-engrenages et des tuyauteries à vaporisation de sens ou d’effets de sens.

C’est alors que peut se développer avec sans doute davantage de force, dans de multiples apparitions, ces bégaiements de langue dans lesquels chercher d’autres sens, d’autres récits, d’autres réponses à l’inquiétude devant la complexité du monde, d’autres armes pour orchestrer la révolte de la parole à laquelle il donne de la voix, d’autres outils pour dire le vertigineux exercice de l’amour qui traverse, en contrepoint, l’univers de Luca, alors que se perçoit la basse continue qui fredonne la chanson de la mort, « notre véritable collaborateur » comme l’écrit si justement Céline, insistante menace, certaine, incontestable qui ne souffre aucune négociation, si ce n’est justement celle que seule la poésie peut entreprendre.

Le dialogue qu’entretint Ghérasim Luca avec ses amis peintres, sculpteurs ou photographes (Victor Brauner, Pol Bury, Wifredo Lam, Piotr Kowalski), assez largement représenté, se double du dialogue qu’il instaura avec lui-même en expérimentant, explorant, croisant différents médiums, différents gestes de création, convoqués par le poète dans une nécessité (une urgence ?) artistique et philosophique, dégagés de toute tentation démonstrative, de tout calcul bêtement programmatique.

Des écritures dont la plasticité s’invente d’autres terrains d’action. Dont les autres terrains d’action réinventent la plasticité. Ainsi de cette belle collection de Cubomanies, collages réalisés par Luca à partir de reproductions d’œuvres des grands maîtres de la peinture et selon des coupes exclusivement verticales ou horizontales. Ainsi de ces dessins « aux petits points », « à entrelacs », « tourbillons » qui lui sont comme une autre façon d’écrire et qui, effectivement, bourdonnent d’effets de sens.

Luca fait surgir de cet objet de papier les flux de langue qui disent le monde auquel, soudain, il ne manque plus la parole.

Ainsi de ces petits albums de collages ou de photos, vignettes, miniatures, images exilées, greffes, qui continuent autrement la phrase de Luca et disent, encore, les voyages insolites des choses, les rencontres improbables, les rapprochements scandaleux, les exils et les solitudes, « mots en liberté », paroles en inquiétants surplaces, machines à coudre jamais très éloignées des stocks de parapluies.

Sur le grand performeur que fut Ghérasim Luca, il y aurait aussi beaucoup à dire et je renvoie au magnifique portrait sonore que lui a consacré le poète Bernard Heidsieck dans ses Respirations et brèves rencontres, malheureusement absent de l’exposition. Au sous-sol de la librairie, on reverra par exemple avec une réelle émotion (ou l’on découvrira – et ce sera alors une grande chance), Comment s’en sortir sans sortir, le beau film réalisé par Raoul Sangla dans les années 1980, « récital télévisuel » où le poète, vêtu de noir, sur un fond blanc d’une insolente sobriété, presque absorbant, manœuvre de l’intérieur son corps puissant, massif, nerveux.

Il semble vouloir l’extraire de ce blanc vide (de ce blanc à noircir, comme une page), et lit – entendez : écrit avec la bouche, mâche du sens, souffle sa langue – simplement, puissamment quelques-uns de ses textes. Et voici que la poésie tout entière se fait corps, mouvements, sons, percussions. Le poète lit, penché sur son recueil dont la petitesse doit être perçue comme un clin d’œil à l’universalité de la poésie, à sa puissante insoumission, dans un monde où elle n’occupe pourtant qu’une toute petite place (et il faut se souvenir que Luca se suicidera, en 1994, parce qu’il se sentait à l’étroit dans un monde comptable où la poésie ne comptait plus).

Parce que Luca fait surgir de cet objet de papier les flux de langue qui disent le monde auquel, soudain, il ne manque plus la parole. Prenons le célèbre et magnifique « Passionnément », poème d’amour et de révolte, en prise avec son corps, avec sa langue répétitive, bégayante, anaphorique, expulsant de la gangue des mots des sens cachés, autres, nouveaux (« la nouvelle harmonie » rimbaldienne) par manipulations physiques, quasi mécaniques (collisions, contrepèteries, permutations, mutilations, jeux sur les euphonies, faux amis, syllogismes détraqués, homonymies trafiquées, etc).

Poème où se révèle ce que parler veut dire, libre interprétation lacanienne faisant gicler les éblouissements et les scandales de sens insoupçonnables et pourtant immédiatement évidents, immédiatement nécessaires, images dans le tapis, sous la peau de la langue, dans ses plis, ses angles morts, là où l’humain nous attend au tournant. « Passionnément » convoque alors toute la langue et fait surgir à la faveur d’accidents, contrôlés par les machines du verbe, des manières de slogans éminemment politiques (« minez vos nations », « pissez sur le pape », « ne dominez pas vos passions », etc).

La librairie Métamorphoses donne ainsi à voir non seulement l’œuvre de l’un des grands poètes du XXe siècle (Gilles Deleuze qui s’intéressa pourtant si peu à la poésie, tenait en effet Luca pour un poète majeur) mais aussi le déploiement le plus accompli, le plus libre de la plupart des formes qui travaillent aujourd’hui la poésie, reposant par ailleurs l’insistante question de l’humain singulier, vaporisé dans un monde de multitudes et d’anonymisation : « Nous sommes uniques mais épidémiques » (Théâtre de bouche).

Ghérasim Luca, Tourbillon d’être, librairie-galerie Métamorphoses, 17 rue Jacob, 75006 Paris. Exposition-vente (une dizaine d’œuvres réservées provenant d’une collection particulière) jusqu’au 29 février 2020. 


Jean-Michel Espitallier

Ecrivain, Poète