Bretécher et nous
Nous avons vingt ans, nous sommes dans les années 80, la scène se passe à Paris ou en province, nous sommes en hypokhâgne ou en khâgne, nous lisons Artaud, Bataille, Céline et Genet. De la bande dessinée, nous ne savons que les Astérix et Tintin de notre enfance, puissances toute régnantes. Pour certains, il y a eu Pilote aussi, magazine instillé par une tante ou un frère plus dessalé·e, qui lisait des BD « pour adultes », érotiques ou non : je parle ici du prolétariat pas lumpen d’après-guerre, mi-figue mi-raisin face à mai 68 – pas assez bourgeois et trop éduqué pour se lancer dans la révolution, néanmoins volontaire pour en cueillir les fruits circonspects.
Dans Pilote, Gotlib parlait d’Antonioni et de Robbe-Grillet. Bretécher nourrissait sa Cellulite, moins évidente pour des marmots piqués de sémiologie : en lisant Gotlib à huit ans on se sent malin, en lisant Bretécher, on se sent crétin. Cette parentèle qui lisait Pilote dévorait aussi Jean Ray ou la science-fiction de chez Denoël (la collection « Présence du futur »). Elle apprenait parfois Freud : tous les post-ados étaient inscrits en « psycho », ce qui leur permettait de fumer de la weed en donnant le change à leurs parents. Sade était au programme de terminale. Il y avait aussi le Grand Livre du Mois pour les plus âgés, avec Desmond Morris et Françoise Mallet-Joris (ça rime). Debord n’abordait pas à leur rivages. De la contre-culture ils ne connaissaient que le vademecum pop.
Donc, nous, enfants des Trente glorieuses, nés pendant la révolution et montés dans un ascenseur social qui, quoique fonctionnant encore, ne nous débarquera à aucun étage, ne lisons plus de BD depuis l’âge de dix ans. Mais vers dix-huit on s’y remet, ça délasse entre une trad’ de Bunyan et une dissert’ de philo ainsi formulée : « L’inhumain ». Bretécher lance Agrippine et l’on redécouvre les Frustrés. On lit aussi Reiser. Lui est anthropologue, elle sociologue. Face à l’essentialisme des Schtroumpfs, les traits instables de leurs personnages incarnent à nos yeux une modernité rêvée.
Reiser pousse nos mauvaises pensées vers leurs confins. Il passe à l’acte en dessin, catharsis hilare. Parmi les planches qui lui vaudraient aujourd’hui une lapidation express, celle de cette femme que ses gosses et son mari emmerdent et qui, faisant son marché tout en croisant des magazines du genre Nouveau Détective, imagine comment elle pourrait arriver en Une : « Elle assassine son mari, prostitue sa fille et sodomise son fils avec un concombre ».
D’une certaine façon Reiser et Bretécher pratiquent un humour qui se moque de ses propres dénis. On sait combien cette gymnastique n’est plus à la mode : nous sommes devenus tous très purs et incapables d’analyser la haine à force de l’avoir enterrée. Régressés un peu en dessous de l’âge de sept ans, nous ignorons l’empathie : l’autre est un méchant, je suis doux comme une brebis. Or c’est précisément ce qu’on entendait alors par « BD adulte » : une bande dessinée qui prenne en compte la part maudite, négative, de l’humanité. De façon violente et tragique chez Reiser, avec plus de philosophie chez Bretécher, toujours prompte à s’envoler vers des hauteurs fantaisistes : zéro passion triste.
Bretécher ne nous apparaît pas comme féministe. Plutôt comme lucide.
Vers l’an 2000, ce type de comix connaîtra un autre printemps avec les éditions de l’Association, se réappropriant les thèmes de l’exil, de la folie ou de la vie petite-bourgeoise. À nouveau, ce sera la bande dessinée des littéraires qui ne lisent pas de bande dessinée, comme il existe des séries pour les cinéphiles qui ne regardent pas de séries. Mais aucun des grands anciens n’y reconnaîtra ses petits.
En 1988, les étudiants partis de chez papa-maman s’arment des 150 recettes pour cuisinières nulles de Françoise Prévost, comédienne victorieuse d’un cancer du sein. Sur la jaquette, un dessin de Bretécher : une fille tenant une casserole regarde un œuf dans les yeux. Le livre existe toujours, le dessin a changé : c’est désormais une jeune femme attaquant une pomme au marteau qui crie « Compooote !!! ». Il est signé Margaux Motin. Le titre du livre est assez sexiste.
Des planches de Reiser, on dirait aussi volontiers aujourd’hui qu’elles sont racistes, homophobes et probablement misogynes. Mais on a alors tendance à considérer que Reiser pratique plutôt une critique radicale du « point de vue » : les êtres de sexe masculin (comme lui) y prennent très cher (tous obsédés sexuels, veules et alcooliques) et ce qu’on voit des Africains, des femmes ou des gays résulte de leurs – et donc aussi éventuellement de nos – fantasmes. Sans doute sommes-nous trop angéliques.
De même, Bretécher ne nous apparaît pas comme féministe. Plutôt comme lucide. Elle montre des mecs qui font du mansplaining, des paternalistes, des « nanas » qui assument tout et des MLF zélées. Toute l’imbécilité de l’humanité. Beaucoup de couples qui se prennent la tête comme tous les couples. Plus tard, le dessinateur allemand Ralf König, qu’elle a beaucoup inspiré, montrera de même avec Konrad et Paul que les hétéros sont des gays comme les autres.
À peine sans doute pensons-nous que la mère d’Agrippine est une femme : ce qu’elle dit des rapports entre les sexes, nous peuple de gauche vingtenaire, le pensons tous. Nous croyons que les choses s’amélioreront toutes seules. Midi est à notre porte. Et le harcèlement à celle des seuls autres. Pour notre classe de petits-bourgeois, c’est déjà presque réglé, il suffira de rendre l’autodérision obligatoire. Dans le premier tome d’Agrippine, Bretécher a d’ailleurs inventé pour ça le « 3615 Moi-même ». Et son héroïne lit Heidegger au Congo.
En 1988, les Frustrés, vieux d’une décennie, ne nous lassent toujours pas : on les lit et relit. Un de nos épisodes préférés s’intitule justement « Contre-culture » : une bande de potes intellos affalés (comme d’hab’ et comme nous), refaisant le monde (comme nous), discute ses futures lectures d’été. On dirait Les Choses de Perec. L’un se vante de relire tout Proust. L’autre déclare se trouver toujours bien avec Stendhal, « moi qui ne suit pas une intellectuelle ». On monte d’un niveau avec celui qui hésite entre Michaux et Lacan (une fille préconise Michaux, plus rafraîchissant pendant les chaleurs).
Soudain, un qui n’avait rien dit jusque là : « J’emporte tout Guy des Cars et tous mes albums de Placid et Muzo ». Traduction pour les moins de cent ans : « J’emporte tout Marc Lévy et tous mes jeux Super Mario ». Le groupe hésite entre la consternation et l’éclat de rire. L’épouse du fâcheux est fumasse : « Gérard, tu n’es absolument pas drôle ». Mais une voix conclut : « Il est merveilleux ton mari, Christine ».
Après l’adolescence, on a des problèmes dermatologiques. Bretécher en connaît un rayon. La rivalité des vieilles peaux et des jeunes est d’ailleurs au cœur de sa réflexion : Agrippine et l’ancêtre ou Agrippine déconfite – son tout dernier album –, sont consacrés à des figures de femmes âgées. Plus justement, il faudrait dire que la série Agrippine n’est pas sur une ado, mais sur les âges de la vie, les rapports entre adultes et enfants, ou la Jungbrunnen de Cranach.
Essayant en vain de parler « djeun » comme sa fille, l’auteure décida de passer à la vitesse supérieure en inventant son propre argot boutonneux
Jeune donc, on va chez le dermato. Rassurons tout de suite les générations montantes : passés cinquante ans, non seulement on n’a plus de rhumes, mais plus de verrues non plus, ni de mycoses et autres dermites. Il paraît que ça se regâte après. Car comme on s’amuse alors à le répéter avec la mère d’Agrippine : « la fesse ne se remuscle jamais » (c’est un décasyllabe, un peu bancal). Quoi qu’il en soit, notre dermato laisse trôner dans son cabinet bien en vue un exemplaire de Docteur Ventouse, bobologue.
De fait, il n’a jamais rien fait pour nous, comme le médecin de Bretécher, bien persuadé que la plupart des maladies sont psychosomatiques et les médicaments des placebos, à quelques exceptions près. C’est donc un très bon dermato. Parfois, on peut espérer une légère amélioration : dans le tome 1 de Ventouse, une dame à qui l’on a greffé un humérus « d’origine douteuse » persiste à se visser une banane dans l’oreille. « L’homéopathie a donné des résultats… J’ai commencé à visser dans l’oreille de mon mari. À la suite de quoi il est parti. »
A la fin des années 80, Bretécher intervient dans notre réel. C’est-à-dire qu’elle invente une forme adéquate à notre vie, les contrapposti de nos moments d’ennui, les formules verbales adéquates : « prendre vapeur » ou être « un grumeau » dans le tome 2 d’Agrippine. On connaît l’histoire : essayant en vain de parler « djeun » comme sa fille, l’auteure décida de passer à la vitesse supérieure en inventant son propre argot boutonneux, selon une technique dont Jean-Pierre Goudailler a énuméré les procédés courants : « l’emprunt à diverses langues ou parlers, l’utilisation de mots issus du vieil argot français, le recours à la métaphore et à la métonymie et des procédés formels tels que la déformation de type verlanesque, la troncation avec ou sans resuffixation ».
Par exemple : « Tu le prends douleur comme break ? C’est sature finish à ton avis ? » Très tôt, nous avions su nous aussi que nous n’étions virtuellement plus de notre époque. C’est une formule de Susan Sontag, paraît-il. Elle sonne très juste. Pendant toute la jeunesse, on est à peu près conscient que l’adéquation à son propre temps est une chance au sens strict, une cadence, la concordance momentanée de deux rythmes appelée à se déliter. Le temps de la petite enfance est toujours en avance, il échappe par devant. Celui de l’âge mur et de la vieillesse échappe par derrière. Il n’y a que la jeunesse à être si bien synchrone qu’elle n’a plus de chronologie, qu’elle jouit d’une brève éternité. Sontag, donc, écrivit à un proche en vieillissant qu’elle avait aperçu ceci : elle n’était plus de son temps.
Même jeune, l’intellectuel ou le créateur n’est forcément pas de son temps. Il se demande comment il habite là. Cellulite est médiévale avec les revendications de Mai. Au début des années 2000, après s’être exportée dans nos hexis, Bretécher importe un morceau de notre réalité : la bistrote Elyette et son café de la butte Montmartre. Celui où l’on passait tous nos samedis. Où les anciens de Libé, de la rue Christiani, traînaient encore parfois. C’est dans Agrippine et la Secte à Raymonde. Bientôt Elyette fermerait, peu après la sortie du dernier Bretécher, en 2009.
L’univers de la dessinatrice était de plus en plus meublé, il y avait des décors, des plans d’ensemble sur la ville. Peut-être une plus grande facilité à s’accommoder du monde. À force de tailler des verres pour voir, on finit par avoir des lunettes. Au seuil de l’ultime Agrippine déconfite, on trouve un des gags les plus délirants de Bretécher. Agrippine et son aïeule se disputent une paire de bottines en « tatou strassé ». C’est la vieille qui gagne, car elle chausse du 38, la seule taille disponible. Au moment de partir, elle demande pourquoi « strassé » car elle ne voit aucun strass sur le cuir. La vendeuse la reprend. Non pas « strassé » mais « stressé ». Des bottines en tatou stressé : « avant le coup de matraque, on montre à l’animal des chaussures et des sacs faits de la peau de ses parents. Ça le stresse un maximum et ça lui hérisse les écailles. C’est plus joli et plus cher. »
On avait écrit un article sur cet album dans Libé, de la rue Béranger. On y parlait du temps, sous l’espèce du mouvement : « La solution qu’elle a depuis longtemps apportée à la question du mouvement en BD consiste à représenter les corps en différentes postures d’un même mouvement, comme décomposé sur une ligne temporelle. Elle s’en amuse cette fois en montrant trois ou quatre Agrippine dans la même case, façon chronophotographie. » Aussitôt, la poste nous ramena une carte de Bretécher, ainsi libellée et toujours autodérisoire : « Dans une période de doute hasbeenal, un papier comme le vôtre vaut mieux que 10 thalassos. Merci. »
Elle répondait très volontiers aux lecteurs. Une amie me raconte lui avoir écrit à propos d’une planche d’Agrippine où l’ado, dépitée, finit par s’enfermer avec les Fragments d’un discours amoureux de Barthes. L’artiste lui avait envoyé ce mot : « je ne veux pas vous dégoûter de Barthes, lisez-le, c’est un très bon livre ». Je n’ai jamais retrouvé cette planche. Peu importe : c’est un morceau de la légende.