Littérature

L’amour est libre – à propos de Love me tender de Constance Debré

Critique Littéraire

Toutes les familles de la grande bourgeoisie parisienne ne se ressemblent pas, mais Love Me Tender est un document sur l’une d’elles, ainsi que sur la vie sociale des quadragénaires parisiens, la parentalité contemporaine, et l’homosexualité féminine. Le récit autobiographique ne vise ni l’exhaustivité, ni les lois générales. Le livre dresse également un tableau du sentiment amoureux à notre époque.

Pour apprécier son livre, le lecteur de Constance Debré doit-il connaître l’histoire de la famille chic de l’auteure et des personnalités qui l’ont composées ? Pas complètement, mais tout de même un peu. Même si Constance Debré s’est façonnée une écriture, des phrases rythmées, agressives, crues, froides et chic elles aussi, l’intérêt de Love Me Tender tient beaucoup au jeu de contraste entre l’image d’une lignée prestigieuse qui a côtoyé souvent l’excellence, et la mélancolie dans laquelle certains de ses membres ont pu sombrer.

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Les Debré comptent, entre autres, le fondateur de la pédiatrie française, Robert Debré, et le rédacteur de la Constitution de la Ve République (Michel Debré). Si l’on en croit l’auteure, chez les Debré, on tend la main à ceux qui tombent mais sans déborder pour eux ni de chaleur, ni d’affection. On colmate les fissures en vitesse pour qu’elles ne se voient pas trop.

Toutes les familles de la grande bourgeoisie parisienne ne se ressemblent pas, mais Love Me Tender est un document sur l’une d’elles, ainsi que sur la vie sociale des quadragénaires parisiens, la parentalité contemporaine, et l’homosexualité féminine. Le récit autobiographique ne vise ni l’exhaustivité, ni les lois générales, et c’est pourquoi on l’aime. Constance Debré ne généralise jamais. Le livre dresse également un tableau du sentiment amoureux à notre époque. Bilan mitigé : l’amour est libre, mais la justice s’en mêle beaucoup.

Love Me Tender est le récit du dépouillement en cascade que s’impose Constance Debré, après avoir été privée de son fils.

Le récit s’ouvre sur l’impossibilité pour l’auteure de voir son fils de 8 ans, Paul. Son ex-mari, « Laurent », ne supporte pas qu’elle soit devenue lesbienne. Il réussit à mettre les juges de son côté : « Il demande la garde exclusive et la déchéance de mon autorité parentale, il m’accuse d’inceste, de pédophilie sur mon fils de huit ans directement ou par tiers interposé (…) Il cite des passages de certains livres de ma bibliothèque, Bataille, Duvert, Guibert. Il fait des montages, il crée l’accusation, le doute. Mon fils de neuf ans écrit une lettre au tribunal, il déclare que vivre avec moi est inhumain, que son père dit que je suis timbrée et qu’il est d’accord. » Peut-être est-ce le lesbianisme de son ex-femme qu’il n’accepte pas, mais plus globalement, cet homme a l’air hargneux.

La mère et l’enfant n’ont droit qu’à un rendez-vous « une heure tous les quinze jours dans une association près de République, un « espace rencontre ». Des spécialistes de l’enfance assisteront au rendez-vous. » Love Me Tender est le récit du dépouillement en cascade que s’impose Constance Debré, après avoir été privée de son fils. L’auteure quitte sa vie d’hétérosexuelle : elle la « flingue à la kalach ». Elle se déleste de sa chair, muscle son corps et mincit en nageant tous les jours dans une piscine municipale ; elle démissionne de son métier, se sépare de ses cheveux, qu’elle coupe, de son appartement qu’elle cesse de louer et de ses livres qu’elle met dans la rue. Une seule perte parmi celles-ci n’est pas volontaire : celle de Paul.

Le livre permet de vérifier que chaque milieu social a sa façon de brutaliser les siens, de s’abîmer, de craindre la contagion du malheur et de la pauvreté. Il y a une dizaine d’années, après avoir prêté serment, l’avocate débutante Constance Debré s’était présentée à la Conférence du stage. L’un des thèmes sur lesquels elle avait planché était : « Faut-il se gâcher la vie ? » Elle avait brillé.

Comme par un effet de transvasement, Constance Debré compense ces démissions par une accumulation d’amantes, dont elle ne cite jamais les prénoms. Il y a « la mince », « la jeune », etc. Cependant, pas de donjuanisme chez elle. Elle ne gonfle pas le torse après ses conquêtes, elle s’en moque : « ça ne pèse rien, une fille ». Elle fait l’amour pour remplir le vide. Voici le peu de plaisir que ce passe-temps lui apporte : « Sexuellement aussi rien de nouveau, je lèche, je doigte, j’encule, bien gentiment, bien poliment, et on me rend vaguement la pareille. Stabilisation des acquis. » Nager l’enchante davantage. Phrases courtes, nuits courtes, la joie et le sourire ne font pas partie de la palette de l’auteure qui se sculpte une posture de femme pressée, blasée, insensible, assez peu sympathique : elle est de ces êtres qui signifient à ceux qui les approchent, lecteur compris : je suis à prendre ou à laisser.

Dans son texte, elle lâche ses mots, un coup à droite un coup à gauche, comme si elle défilait en boudant sur un podium. Sa mère était mannequin, d’ailleurs, née dans une famille d’aristocrates fauchés. À la maison, « c’était gender fluid, la noblesse de maman et la bourgeoisie de papa. » Constance Debré n’est pas du style à théoriser la fluidité des genres.

Du haut de sa sobriété orgueilleuse, Love Me Tender accouche d’observations brillantes des êtres et de leurs relations.

Elle éprouve cette fluidité, aller et retour. Il lui arrive de choisir le camp des femmes, quand elle observe la légère difficulté de son père à accepter qu’elle soit lesbienne. Mais elle se met à d’autres moments du côté du sexe masculin, quand elle raconte son enfance de garçon manqué et constate avec dépit que les femmes aiment parler de leurs parents, « parfois même avant le sexe ou le petit-déjeuner. Est-ce que ce sont les filles qui sont comme ça ? Il faudrait que je demande aux copains. Je voudrais que la prochaine ne me parle pas de son enfance, de sa famille, qu’elle n’y accorde pas trop d’importance ou qu’elle m’en parle autrement ou qu’elle attende un peu quand même. J’aimerais une fille qui ait autre chose à me dire, à me raconter d’elle-même. » Comme elle le fait à la fin de ce passage, Constance Debré est capable d’aspirer à la tendresse. Alors le lecteur se détend, le texte cesse de le heurter.

Mais le plus souvent l’auteure se barricade : « À part ACDC je n’écoute plus que la Messe en si ; mon accent snob, mon menton haut, mes phrases glacées, je suis le baron de Charlus option Sid Vicious ». Love Me Tender ausculte une métamorphose (« Ce qui m’intéresse dans l’homosexualité, ce n’est pas les filles que je baise, c’est la fille que je deviens. »), et c’est un récit d’humeur changeante. Constance Debré a ses bons, et ses mauvais jours. Les bons jours elle est drôle et très intelligente : « Je ne bois pas, je ne me drogue pas, je ne pratique pas le BDSM le dimanche après-midi à l’heure du thé, je ne mène aucun combat, je ne me sens d’aucune communauté, d’aucune affinité avec personne. Nager, lire, écrire et voir des filles, comme une ascèse. Sans la clope et le sexe je serais presque straight edge, hard core à ma façon. Bien sûr ce serait l’anarchie si tout le monde vivait comme moi. »

Les jours sombres, elle joue les bravaches sans nous convaincre de la pertinence de ses propos, comme lorsqu’elle se présente en vieille routarde des tribunaux, et se souvient des affaires sordides qui hantaient l’ancien Palais de Justice de Paris : « J’avais passé des années ici à défendre des violeurs, des voleurs, des braqueurs, des pédophiles, des escrocs, des assassins. Mais les affaires familiales je ne connaissais pas. Je ne prenais pas les divorces, je trouvais ça trop sale. » Elle galèje, provoque à peu de frais. Sa description des mères est une autre fanfaronnade : « Je ne suis pas une mère, bien sûr que non. Qui voudrait l’être ? À part celles qui ont tout raté. Mère c’est quelque chose de pire que femme. »

Petit à petit apparaissent dans Love Me tender une ville, sa population, et un archipel d’affects. C’est le chaos de la vie. Il y a les femmes trop sentimentales, la trop consciencieuse directrice de l’association qui encadre les rencontres entre Constance Debré et son fils, le psychiatre joyeux dont le rapport plaide la cause de l’auteure auprès de la justice, et François Debré, père de Constance, ancien grand reporter et Prix Albert-Londres. Couple triste, le père et la fille se retrouvent parfois dans une maison de campagne que l’on imagine délabrée, et dont ils occupent chacun une extrémité.

Constance Debré esquisse de cet homme un portrait remarquable : « C’est de ça qu’il vit. De faire s’effondrer les volontés. Celles des autres. C’est sa force puisqu’il en faut toujours une pour vivre. Plus fort qu’un ninja, papa. Trente ans, quarante ans, combien de temps ? à faire mourir les choses, à jamais mourir, sans qu’on puisse même le haïr puisqu’il est tellement charmant mon père. Il est l’innocence, toute la saloperie de l’innocence. Même depuis l’autre bout de la maison, il me contamine. » À trop le fréquenter, on suit sa descente aux enfers.

Du haut de sa sobriété orgueilleuse, Love Me Tender accouche d’observations brillantes des êtres et de leurs relations. Relève de ce registre une lettre que Constance Debré écrit à son fils et qu’elle ne lui enverra pas. Elle finit par : « Ne sois pas triste si tu penses à moi, ça ne sert à rien la tristesse. Si tu es triste quand même, sache que je pense à toi tous les jours, je suis ta mère, c’est quelque chose qui ne cesse jamais. » La règle vaut pour les Debré comme pour les autres.

Constance Debré, Love Me Tender, Flammarion, 192 pp., 18 euros


Virginie Bloch-Lainé

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