Politique

Pluralisme : la candeur du CSA

Sociologue

L’intervention de Michèle Léridon sur France Culture, le 3 février 2020, le rappelait : le contrôle d’internet par le CSA n’est pas d’actualité. Si un tel laisser-aller est aussi banalement accepté c’est en raison de l’incroyable inconscience qui touche une bonne partie de nos responsables comme de nos concitoyens : aujourd’hui, l’idéal de démocratie numérique, fondé sur la conception d’un accès ouvert et libre de tous, n’est plus qu’un mythe. Le temps du déniaisement est venu.

Au cours d’un journal de France Culture, le 3 février 2020, Michèle Léridon, membre du CSA et présidente de la « Commission de travail droits et libertés Pluralisme et déontologie » répond à une question d’un journaliste qui lui fait remarquer que les réseaux sociaux sur Internet échappent aux règles du CSA. « On sait très bien comment fonctionne Internet, dit-elle, je ne vois pas, même si on le voulait, comment on pourrait dire à Google : attention vous avez donné trop de place à tel parti plutôt qu’à tel autre ! Et on sait bien que chaque utilisateur a son propre accès et décide lui-même de ce qu’il va voir. »

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Madame Léridon a sûrement raison sur un point, c’est qu’il n’est pas très facile de contrôler l’utilisation par Google des informations et incitations qu’il adresse aux internautes, sous forme notamment de publicités ciblées. Mais elle se trompe, probablement en toute bonne foi, sur le fait que « chaque utilisateur a son propre accès et décide lui-même de ce qu’il va voir ». Cette idée d’accès libre et ouvert, grâce à Internet, à toutes les informations du monde correspond à un idéal de démocratie numérique qui n’est plus vraiment d’actualité.

L’arrivée en 2004 de la publicité ciblée sur Google, puis la création de Facebook en 2007, ont instauré des limites drastiques à cet espoir de place publique illimitée et ont ouvert des horizons tout à fait nouveaux à ce que la chercheuse américaine Shoshana Zuboff appelle le « capitalisme de surveillance », soit l’extraction et la mise en circulation industrielle de « données comportementales » qui constituent un des marchés les plus florissants de l’économie contemporaine.

L’usage des cookies, petits fichiers d’information déposés par les sites sur les ordinateurs des visiteurs en vue de collecter des données personnelles, est un des moyens de cette surveillance. Les cookies permettent en effet de cibler les messages adressés aux utilisateurs en s’inspirant des traces qu’ils laissent non seulement de leurs requêtes et activités sur le site, mais aussi de leurs goûts et caractères personnels transmis à tous les sites avec lesquels le site visité entretient des accords commerciaux – grâce à ce qu’on appelle les cookies de partie tierce.

Les cookies sont aujourd’hui dans le collimateur de la CNIL qui, conformément au nouveau RGPD (Règlement Général pour la Protection des Données) adopté par l’UE, s’efforce de clarifier et de faire respecter l’obligation d’obtenir le consentement des utilisateurs. Mais les cookies auxquels on peut choisir de donner ou non son consentement ne sont qu’une toute petite partie de la machinerie mise en place par les grands groupes d’Internet pour collecter et commercialiser des informations personnelles : âge, genre, ethnicité, orientation sexuelle, vues politiques et religieuses, traits de personnalité, intelligence, goûts particuliers, usages de substances addictives, situation parentale et conjugale…, sur la base des enregistrements effectués sur les sites et des informations ouvertement communiquées sur les réseaux sociaux : « likes », commentaires, photos, etc. Traitées par des logiciels d’intelligence artificielle capables de dessiner des profils sociaux et individuels très détaillés, ces informations sont de plus en plus utilisées par les partis politiques de nombreux pays, y compris dans les démocraties libérales.

Sur Internet, l’agora républicaine et démocratique n’est plus qu’un souvenir ou, plus exactement, un mythe au sens strict.

On sait par exemple que la victoire de Trump à l’élection présidentielle américaine doit beaucoup à la capacité de ses réseaux électroniques d’adresser aux différents segments de l’électorat républicain exactement les messages qu’ils désirent recevoir, les uns étant plutôt remontés contre les migrants, d’autres contre la bureaucratie new-yorkaise, d’autres encore contre la discrimination positive, etc.

Sur Internet, l’agora républicaine et démocratique, illustrée et sacralisée par le grand débat télévisé diffusé à la même heure et sous la même forme à tout le monde, n’est plus qu’un souvenir ou, plus exactement, un mythe au sens strict : celui par exemple du « fil d’actualité » sur Facebook qui donne l’impression à l’utilisateur qu’il ouvre une fenêtre sur le monde dans sa globalité et sa diversité, alors que ce fil, différent pour chaque usager, est fabriqué à son intention par des programmes informatiques sur la base de la multiplicité des traces laissées au cours de ses navigations précédentes.

La candeur du CSA sur ce sujet n’est sans doute pas plus coupable que celle des millions d’internautes qui n’ont encore qu’une conscience assez floue de ce que représente aujourd’hui l’industrie du « surplus comportemental » gracieusement déposé par les utilisateurs sur les sites Internet. Peu d’entre eux sont au fait d’une situation mondiale pourtant très bien décrite par des recherches de plus en plus nombreuses et des rapports d’ONG comme Freedom House (Voir Freedom on the net 2019) qui dénoncent la façon dont les partis politiques manipulent les élections dans de nombreux pays à partir de comptes fantômes ou de robots diffusant des messages ciblés aux différents segments d’électeurs. Ces associations proposent une panoplie de mesures qui permettraient d’enrayer le phénomène, comme par exemple l’obligation faite aux entreprises de divulguer l’origine des publicités électorales et de prévenir les interférences numériques, ou l’interdiction aux acteurs politiques d’utiliser des robots imitant l’activité humaine.

Encore faudrait-il être conscient du problème, et ne pas se contenter, comme le fait un récent projet de loi, de pourchasser les « discours haineux » sur Internet avec des mesures qui, en étendant de façon abusive les surveillances autorisées : harcèlement sexuel, traite des êtres humains, proxénétisme, terrorisme…, offrent aux pouvoirs en place de nouveaux outils de contrôle de l’expression publique sur Internet.


Patrick Pharo

Sociologue