Le paradoxe du scénographe – sur l’exposition Ulla Van Brandenburg
Je me trouvais fin février 2020 avec une jeune fille âgée de 7 ans devant les nouvelles expositions du Palais de Tokyo. Nous discutions avec une amie critique d’art, au seuil de la première œuvre d’Ulla Von Brandenburg, du positionnement curatorial insinué par les différents sas qui nous permettent d’accéder aux salles suivantes. La jeune fille a filé devant, nous laissant absorbés par notre conversation. Elle s’amuse au loin entre les rideaux et les voiles qui forment la scénographie avant de rapidement disparaitre de nos champs de vision.
Tandis ce que nous avancions, après elle, dans les différents « plateaux » construits par les tentures circulaires, elle semblait, en passant d’un espace à un autre, mettre en abîme l’espace même par son agilité et sa vélocité. À mesure qu’elle disparaissait dans un volume puis l’autre, qu’elle s’éloignait en restant proche, elle semblait activer les pièces par son seul mouvement entre apparition et disparition. Et nous voici, deux critiques pantois, renvoyés sur les bancs de l’école par une spectatrice de 7 ans, habituée certes, mais qui laissait nos théories dépassées par sa pratique. Elle disparaît de nouveau pour revenir auprès de nous, venant cette fois-ci par la sortie d’une exposition, dont elle avait déjà fait le tour.
La jeune fille me fixant de son regard clair me dit : « C’est trop bien cette exposition, en plus … y’a rien ! » Sa façon de jouer avec la scénographie exprime non seulement les préoccupations spécifiques qui sont aujourd’hui celles des vastes espaces comme le Palais de Tokyo, mais qui sont également celles de l’évolution générale d’œuvres et de volumes qui, s’ils ne sont pas « activés », apparaissent d’une inénarrable vacuité.
Activation
L’exposition Le Milieu est bleu d’Ulla Van Brandenburg se construit dans une certaine manière d’intervenir dans l’espace, de construire un axe d’observation pour définir sans contrainte d’objet ce que serait l’art lui-même et parfois sans public. Il s’agit d’élaborer un tour qui se ferait symbolique dans le lieu, un mouvement d’éloignement comme celui de cette jeune fille décrivant une figure paradoxale dans l’espace, qui se fait dans le temps, à rebours, avant de mieux revenir.
Ainsi, Ulla von Brandenburg décline un travail qui s’appuie sur la pluralité des codes et des objets, dont la mise en scène s’élabore en fonction des étendues qui sont investis par son œuvre. Maîtrisant parfaitement les codes de la scénographie (qu’elle a étudié et élevé au rang d’œuvre d’art dans sa pratique), l’artiste tente toujours d’adapter ses travaux selon les contextes et de leurs spécificités. Le projet qu’elle présente au Palais de Tokyo fait suite aux installations similaires, bien que différentes, du Kunst Museum de Bonn (2018) et du MRAC de Sérignan (2019). L’artiste nous annonce ici en introduction sa volonté de mélanger « un art » et « une vie » à comprendre comme une imbrication de phénomènes locaux et d’une vision plus largement empruntée, celle d’une auteure qui travaille principalement avec des images qui appartiennent à d’autres.
Basées sur l’exploration du théâtre comme construction scénique, ses œuvres interrogent les rapports entre illusion et réalité, public et acteurs mais aussi entre plateaux et coulisses. Elle explore cette capacité d’évocation et d’insinuation et cherche à autonomiser sa puissance langagière inhérente à la geste comédienne. Un discours qui est fait de représentation, entre drame et comédie, c’est à dire entre théâtre et théâtralité. C’est bien de cette autonomie (qui peut parfois se faire sécession) dont il est question. C’est à dire une façon pour les spectateurs comme pour l’artiste de tourner autour d’un centre, à la recherche de l’œuvre dans sa mise en scène, comme si le propos paraissait parfois avoir été découpé à la manière des tentures évidées lesquelles nous permettent d’approcher le milieu.
Le théâtre et son double
Dans un entretien avec Daria Joubert, Ulla von Brandenburg déclarait : « Le théâtre a une grande importance pour moi, par exemple dans mes performances ou mes tableaux vivants, ou même dans mes peintures murales. Je m’intéresse beaucoup à la mimesis, j’aime rejouer des sentiments et des situations existants. Cela permet d’évoquer des sentiments réels, c’est une certaine forme de thérapie. Mes performances par exemple parlent d’une émotion précise à un instant précis ».
Dans les installations et ses « tableaux », le visiteur est amené à franchir des seuils matérialisés par des pans de rideaux, à traverser ce qu’elle nomme elle-même des « espaces mentaux » et qu’elle met en scène pour ses projets à l’image du parcours réalisé au Palais de Tokyo. Comme dans « l’ouverture » d’un opéra, ces passages marquent « l’entrée dans l’imaginaire », tel qu’est présentée cette démarche et sa symbolique évocatrice. Ulla Von Brandenburg envisage les espaces comme autant de « chapitres » et utilise une pluralité de médias qu’elle croise, hybride, et renvoie les uns aux autres pour développer une forme de langage « en boucle » à la manière des mantras sonores qui ponctuent le parcours. Il s’agit alors pour l’artiste de travailler autour de la notion de rituel, entendue comme possibilité d’explorer les relations entre l’individu et le groupe, « de créer ou non du commun » et ainsi l’artiste d’inviter, si ce n’est d’y parvenir, à prendre part à une expérience immersive.
Ces quelques évocations du communiqué de presse synthétisent l’une des questions les plus prégnantes de la critique artistique contemporaine. Pouvons-nous ou devons-nous passer de public, de son aval et peut être de sa présence? Comment interpréter le recours d’Ulla Von Brandenburg, avec talent, à un travail de scénographe, de draperies et de calques sans donner à partager « un sensible » pourtant omniprésent dans ses expositions. De fait, les espaces du Palais paraissent ici quelque peu vidés, et à un certain niveau comblés par le jeu d’agencement et par l’encadrement des pièces qui peinent à dissimuler la vacuité du propos et de l’exposition.
Jouant avec les textures et les motifs, s’inspirant du romantisme allemand, réactivant à peine (et ponctuellement) la tradition des tableaux-vivants, travaillant par citations lointaines l’artiste analyse le monde actuel via des références à l’Europe « fin de siècle » tout en s’inscrivant dans une totale contemporanéité in abstentia, dans un idéal non de transparence mais de formes absconses notamment dans leurs démarches impénétrables.
Contemplation et dépeuplement
Ainsi, aux termes des cinq tableaux qui viennent constituer les actes de cette pièce de théâtre nous nous trouvons au seuil de la position du public, en front de scène. Nous mesurons son appréhension ou plutôt sur sa recherche (où est-il ?) dans les vastes espaces de l’avenue du Président Wilson. « Le tissu me permet de camoufler, de cacher, d’habiller le cube blanc (…) dans un espace où sont suspendus des rideaux, la séparation entre intérieur et extérieur devient floue. Et ce flou amène a se demander où l’on est[1]. »
La réponse de l’artiste au white cube qui est aujourd’hui le lieu qualifiant « l’idéologie » de la création contemporaine qualifie son propos au regard du Palais de Tokyo, de son histoire récente et ancienne, de son statut de friche-défricheuse dans les quartiers cossus de la capitale parisienne ou encore comme l’un des plus grand Centre d’Art en Europe. Mais dans Le Milieu est bleu il n’en est rien. Les œuvres demeurent en cela attachées a des concepts porteurs qui répondent aux enjeux artistiques revisitant les questions culturelles du XIXe siècle par le vocabulaire du XXIe : plasticité, champs élargi de l’art, domaines informels, activation et ethnographie.
Ce vocabulaire créatif réactive un ambigu débat entre l’op’art et les mouvements littéralistes représentés par une mouvance issue des minimalistes américains. Si cette opposition entre le Vieux Continent et nos amis d’outre atlantique peut aujourd’hui paraître ancestrale et faiblement opérante, un regard appuyé sur l’exposition donne corps à un clivage toujours d’actualité, celui de la théâtralité, c’est à dire de savoir si les œuvres d’art et leur propos se construisent « pour et devant le public » (Michael Fried). Vient ensuite la question de la scénographie et des performers qui devraient ici se faire acteurs tant ils occupent une scène dépeuplée.
Ulla Van Brandenburg s’intéresse « aux images du XIXe siècle, cette période avant le modernisme, la technologie ou la révolution industrielle. Cela me permet de créer une distance, tout comme le fait que j’aime raconter des histoires théâtralisées, avec des situations psychologiques claires. Les images de cette époque sont très pures et directes, elles permettent une plus grande ouverture. J’essaie de créer des images qui soient comme des signes, des symboles – représentant l’émotion. »
Tout l’inverse d’une attitude littéraliste portée par la question de l’« objet spécifique » et dans le prolongement de la tradition constructiviste (Tatline, Rodchenko, Judd). Il y a dans cette opposition une recherche des enjeux propre à l’exposition, à son appréhension et à l’objectivité de la sculpture. En plus il n’y a rien ! me dit-elle. Nourrie de littérature, psychanalyse, théâtre, mais aussi d’hypnose, de jeux, de magie et de spiritisme, le travail d’Ulla von Brandenburg use de tous ces champs dans une forme d’art qui se voudrait total. Certains de ses films réactivent d’anciennes formes théâtrales, la tragédie grecque ou auparavant le drame bourgeois à la Henrik Ibsen, dramaturge norvégien du XIXe siècle dont l’absence d’objets et les rideaux modulent l’espace renvoyant à une théâtralité entre réel et illusion comme pour matérialiser lourdement le côté cour et le côté jardin.
Ainsi, la dimension théâtrale et scénographique des expositions d’Ulla Von Brandenburg nous renverrait directement à ce qu’elle nomme la dramaturgie de l’espace évoquant sans détours la théâtralité dans le champs des arts visuels telle que discutée par la critique formelle et Michael Fried à la fin du siècle dernier. L’exposition Le Milieu est bleu réactualiserait l’antagonisme par l’entremise des performers et des costumes portés ou disposés au sol lesquels viendraient habiter, de temps à autres, les plateaux et les œuvres et nous faire partenaires. En favorisant la théâtralité et la mise en scène depuis sa scénographie jusqu’à l’activation des œuvres, comme par la frontalité et leur absence, il s’agit également de soulever la question de la communauté par un paternalisme idéologique saupoudré d’esthétisme. Alors viennent à nous les prises de parole d’un « artiste déguisé en ethnographe » qui, en donnant à voir et à apprécier, la démarche et l’histoire du Théâtre du Peuple du Bussang dans les Vosges semble affirmer le nom de l’autre pour se façonner un meilleur soi-même.
« Il y a donc un langage qui n’est pas mythique, c’est le langage de l’homme producteur, (…) partout où l’homme parle pour transformer le réel et non plus pour le conserver en image. » (Roland Barthes) Ce langage et sa puissance intrinsèque portent les nouvelles identités des artistes et des amateurs, comme des critiques d’art, accompagnés dans leurs réflexions par les définitions restrictives de l’art et des pratiques comme de leurs œuvres et des lieux de leurs valorisations. C’est dans l’écueil de cette topographie implicite que vient se situer aujourd’hui l’exposition Le Milieu est bleu.
Le travail de Ulla von Brandenburg s’est accompli dans une diversité de médiums et de formes, d’échelles de réalisation et de supports : films, performances, installations et objets, musique, dessins et si son œuvre s’expose aujourd’hui dans son ensemble, elle ancre son inspiration dans la littérature, l’histoire des arts et du cinéma, l’architecture et le théâtre. Il en émerge un travail d’envergure, complexe se situant ici dans un topos orienté vers une scénographie complaisante jouant d’autorité graphique sur la classe ouvrière par sa puissance esthétique. L’enfer est pavé de bonnes intentions.
Très intéressée et lucide dans son interprétation à propos des cérémonies populaires, des sociétés minoritaires et de la question du rituel en général, Ulla von Brandenburg compose des images, qui, au fur et à mesure du temps, mettent à distance la réalité, et viennent ici nous perdre dans l’espace et son discours. En présentant le spectateur comme un acteur de l’œuvre qu’il serait amené à réaliser après l’avoir observée elle semble ne pas percevoir que nous en sommes complètement absents.
Ulla von Brandenburg, Le milieu est bleu, exposition au Palais de Tokyo (Paris) du 21 février au 17 mai 2020.