Littérature

Un livre blanc, désert, déserté – à propos de Dénicheur d’oursons de Jean-Baptiste Harang

Critique littéraire

Dénicheur d’oursons est le récit d’un échec, celui du romancier dont l’ambition littéraire est fatalement condamnée par l’inachèvement. Par cette curieuse mise en abyme, Jean-Baptiste Harang trace des lignes entre les incapacités de l’écrivain et les tragédies de la vie personnelle, à travers un récit suspendu et mélancolique.

L’idée directrice d’un livre, d’un roman plus précisément, peut-elle être en même temps son idée destructrice ? À cette étrange, et peut-être désespérante question, Jean-Baptiste Harang répond oui, trois fois oui. Puis, tenant bien en main cette double idée, il ne la lâche plus – du moins dans ce livre un peu perturbant et volontairement, consciencieusement, obstinément tiré par les cheveux qu’il soumet aujourd’hui à notre lecture.

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S’il fallait lui trouver un genre, à ce Dénicheur d’oursons, ce pourrait être « fantaisie mélancolique » ou  « variation sur la fin du jour ». En même temps, sans vouloir froisser l’auteur en le ramenant dans la meute des littérateurs, cette question – très blanchotienne – de la négativité, de l’impossibilité, de la l’absence du roman en son sein-même, au creux de chacune de ses pages, à l’état de menace ou de sombre et jubilatoire consentement, il n’est ni le premier ni le dernier à la poser. Et si je veux être moi-même honnête et sincère, je dirais que je suis très loin de posséder, même en rêve, une réponse possible, raisonnable, intelligible. D’ailleurs en demande-t-elle vraiment une ?

Un résumé consciencieux du livre, pour autant que la chose fût possible, ne nous rapprocherait guère de la raison et de l’intelligence que j’évoquais à l’instant. Aussi, je ne m’y essaierai pas. Ouf, dois-je à l’honnêteté de dire. Mais il faut tout de même rendre compte de l’objet, il le mérite amplement, sans chercher forcément à l’identifier, ou à en dessiner les contours avec une parfaite précision. J’emprunterai donc la voie d’une libre description, fortement appuyée sur l’impression, le ressenti comme on dit (bêtement) aujourd’hui, que cet objet installe chez son lecteur. Le recours à la citation, que Jean Starobinski avait justement associée à la mélancolie, sera l’un de mes moyens.

Le titre d’abord, pas si déjanté qu’il en a l’air… C’est celui d’une statue du sculpteur français, Emmanuel Frémiet (1824-1910), qui trouva longtemps sa place au Jardin des Plantes à Paris. Elle n’y est plus, dit Harang, et on a mis à sa place un Magnolia spectrum… J’avoue ne pas avoir été vérifier… Le bronze représente la lutte très vive, à la fois sensuelle et cruelle, d’un homme fort peu vêtu et d’un ours, d’une oursonne en fait, qui n’a pas l’air commode. Bon, le titre de la sculpture reste tout de même étrange. Comme un clin d’œil comique pour compenser le drame qui se joue, serait-on tenté de dire ? Ce qui n’est sans doute pas pour déplaire à notre romancier.

En littérature, on peut qualifier de victoire le récit bien mené d’un échec.

Quelques artères autour du Jardin, notamment la rue Geoffroy Saint-Hilaire, où Guillaume Fox, écrivain de son état et personnage central du livre, a son bureau, dans une chambre de bonne, constituent l’un des espaces géographiques du livre. Un autre, imaginaire et insulaire celui-là, sera le décor (romanesque justement) de la seconde partie du livre.

Mais écrivain, à propos de Guillaume c’est beaucoup, ou mal, dire… Le bonhomme, assène plusieurs fois Harang, est « un écrivain fantoche, débauché d’un autre livre », « c’est un type de seconde main, usurpateur malgré lui. » Et quand un clou est planté, il faut l’enfoncer… « Il ne se prenait pas pour un écrivain mais ne détestait pas qu’on le prenne pour tel. » Et aussi, pour nous rapprocher de l’intrigue – ou ce qui en tient lieu : « Il était toujours en retard d’un an ou deux pour remettre un manuscrit. »

Par rapport à cette intrigue, ténue, sur le thème de l’inachèvement, de l’impossible terme de toute démarche ou ambition littéraire, Jean-Baptiste Harang ne cache pas son jeu, même s’il reconnaît à demi-mot qu’il ne le mène pas, ou du moins qu’il n’en maîtrise pas toutes les règles. Un « Avertissement », bref et sincère, ayant toutes les apparences de la sincérité (mais les apparences peuvent être trompeuses), expose les données du problème ; je cite ici son résumé, qui sert de quatrième de couverture, et qui est signée des initiales de l’auteur :
« Le roman que vous avez sous les yeux a pour sujet l’échec. Il a donc mission d’échouer, et pas seulement entre vos mains [J.-B.H. est friand de ce genre de pirouettes, de coq-à-l’âne…]. C’est l’histoire d’un type qui veut écrire quelque chose de lourd, de douloureux, une blessure béante, et qui n’y parvient pas. Il refuse l’obstacle. Ou plutôt l’obstacle se refuse à lui. Imaginez un instant que ce livre soit réussi. Quelle déconfiture ! J’ai fait de mon mieux pour éviter cet écueil. Ces quelques lignes sont les excuses que je dois au lecteur. »

Dans la version longue (pas très) de l’Avertissement, une phrase est ajoutée. À la place qui est mienne je ne peux manquer de la citer : « Les critiques pourront s’en prévaloir. » J’hésite à répondre favorablement à cette invitation… Un dernier détail piquant : sous ces lignes signées de la quatrième de couverture, cette phrase que l’on devine rédigée et imposée par les services commerciaux de l’éditeur (Grasset) : « Mais n’échoue pas qui veut, et l’impuissance annoncée produit un texte littéraire puissant où ce qui devrait être dit se lit dans les plis de bronze d’une statue taiseuse : le Dénicheur d’oursons. » Ce rapport de proximité entre la puissance et l’impuissance, avec la littérature comme pont tendu entre les deux rives, laisse rêveur… En littérature, on peut donc qualifier de victoire le récit bien mené d’un échec !

Autre chose. Deux auteurs contemporains, et pas des moindres, sont cités comme références, ou signes d’orientation : Eric Chevillard, en épigraphe, et Jean Echenoz mentionné à la fin du livre pour son roman de 2010, Des éclairs, à propos de Nikola Tesla, grand savant électricien. Avec ces deux noms, Jean-Baptiste Harang nous donne un indice et trace de son doigt hésitant une invisible ligne romanesque.

Là, le romancier se regarde écrire, pas comme un Narcisse (quoique…), mais par souci de bien faire, parfois habité par l’angoisse. Il s’introduit, s’immisce plus exactement, dans l’histoire qu’il raconte, qui est parfois sa propre histoire. Il la perturbe, jusqu’à empêcher son harmonieux, ou du moins logique, développement. De ces multiples perturbations, l’auteur de Dénicheur d’oursons fait un usage immodéré, et même le sujet de son livre.

« Guillaume est un stratagème… », avoue-t-il. Aveu qui le libère de quelques règles et convenances. Mais où cela nous mène-t-il ? Et surtout, où cela mène-t-il le livre qui a justement Guillaume pour héros, puis pour narrateur, ce Guillaume qui « a dans la tête un désordre fait de vide et de trop plein » ? Et cet apophtegme lancé à la cantonade : « L’effet de réel est un effet, il n’est pas le réel », est-il propre à nous rassurer ?

Les choses restent suspendues, comme une phrase que, faute de mieux, l’on achève par des points de suspension…

Les questions se succèdent, toujours sans réponses, ce qui n’empêche pas le roman d’avancer à son rythme, à la fois chaotique et déterminé. Celle-ci par exemple : « Guillaume n’est-il que le truchement d’un autre, un ultime détour, à la fois une lâcheté et une politesse, un tour de manège pour ménager l’âpreté des choses ? » Tout avait à peu près bien commencé pourtant, comme dans un bon vieux roman qui met en scène un écrivain, œuvrant à la lumière de sa bougie… « Guillaume se préparait à une journée de paresse et de nostalgie, le nez fourré dans les souvenirs sépia des générations précédentes, on peut y voyager longtemps, glisser une image sur l’autre, comme d’un mot à l’autre lorsque l’on musarde dans un dictionnaire. Guillaume s’aidait ainsi parfois de photographies qu’il décrivait de son mieux pour tirer à la ligne de laborieux manuscrits. »

Mais voilà, la lente rêverie, et même la rêvasserie, de l’écrivain penché sur sa feuille (son clavier en réalité) est moins heureuse qu’il n’y paraît… L’absence menace : « Guillaume Fox avait perdu un livre, son livre, et craignait que sa tête suive le même chemin. » Ou bien : « Guillaume a beau taper sur les touches, il n’y a plus rien. » Alors les questions fusent à nouveau : « Qui préside au choix de ce qu’on peut oublier ? Qui choisit les souvenirs qui bientôt vous feront défaut ? Qui vous impose de vous rappeler ce qui vous encombre ? » Et cette petite touche métaphysique en conclusion : « Si Guillaume pouvait connaître ce Dieu-là, il serait prêt à croire. »

En toute rigueur de terme, on peut dire que ce livre perdu (et d’ailleurs, son éditeur ne s’inquiète pas trop, habitué qu’il est des retards de Guillaume) est un prétexte. Mais à quoi ? Dans la seconde partie du livre, là où Guillaume, un autre Guillaume peut-être, devient le narrateur d’une seconde fiction (avec tout de même des italiques qui confèrent à l’auteur le pouvoir de redire son mot), la perte est plus grave, puisque c’est celle d’un enfant, Alexis. « Il est des coïncidences qui forcent le frisson. » Mais là aussi, les choses restent suspendues, comme une phrase que, faute de mieux, l’on achève par des points de suspension…

À la fin, l’auteur, le personnage de l’auteur serait-on tenté de dire, revient une dernière fois à la charge. Il philosophe, vaticine dans la nuit de son récit, toujours questionnant : « Ce qu’on nous cache a disparu mais le manque nous pèse, le manque a un contour, chaque secret secrète sa sentinelle visible. » Et d’évoquer, comme dans une mise en abyme, une autre sculpture du Jardin des plantes, due à Henri Gréber celle-là, hommage « sans mouvement ni grâce » au Dénicheur d’oursons de Frémiet, pour excuser son « escamotage ». La boucle est bouclée. Plus exactement, elle reste béante. « Plus un mot. »

Dénicheur d’oursons, de Jean-Baptiste Harang, Paris, Grasset, 2020, 144 pages.


Patrick Kéchichian

Critique littéraire, Écrivain

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