Dans le corps du texte – sur les Journaux de Kafka, traduits par Robert Kahn
« Aujourd’hui ce soir, je me suis lavé trois fois les mains dans la salle de bains, par ennui ».
Franz Kafka
Jusqu’ici, ces pages étaient rassemblées en français sous un titre au singulier : on pouvait lire « le » Journal de Kafka dans une traduction de Marthe Robert, qui datait des années 1950. C’est la première raison, évidente, de la nécessité d’une nouvelle traduction : chaque grand livre, rappelle Robert Kahn dans sa préface, devrait être retraduit à chaque nouvelle génération. Dans les années 1950, les enjeux de la traduction n’étaient pas les mêmes, la langue n’était pas la même, le prisme par lequel nous lisions Kafka n’avait pas grand-chose à voir.
Et puis surtout, dans les années 1950, nous n’avions du « Journal » de Kafka qu’un seul manuscrit : celui établi par l’ami de toujours, Max Brod – qui fut le premier à le publier en allemand. L’histoire de ce texte est intimement liée à l’histoire de cette amitié, à laquelle nous devons l’ensemble de l’œuvre de Kafka.
À la mort de Kafka, Brod découvre sur son bureau deux billets qui lui sont adressés, et ne sont pas datés : l’un écrit au crayon de papier lui demande de « détruire par le feu » tous ses textes à l’exception de certains récits, dont il consigne une liste précise. L’autre est écrit à l’encre noire (certains interprètes y verront un signe de plus grande certitude) et lui adresse la même demande de destruction, là encore par le feu, de tous les textes privés : lettres, journaux, cahiers.
Mais qu’il s’agisse des fictions ou du reste, Max Brod prendra bien vite sa décision : à la trahison de l’ami il opposera la fidélité du lecteur – fidélité à une œuvre dont il ne pouvait pas nous priver. Déjà en possession du Procès et du Château, Max Brod réunit tous les textes de Kafka disséminés dans son entourage. C’est Milena Jesenska, l’une des femmes follement aimées, en qui Kafka avait une confiance particulière, qui remet à Max Brod les quinze cahiers du Journal.
Nous entrons dans les coulisses d’une écriture douloureuse, qui semble avoir honte d’elle-même.
Cet acte de naissance de l’œuvre, placée sous le sceau de l’interdit, induit une lecture particulière. Nous, lecteurs de Kafka, sommes face à ses textes exactement comme le K. du Château regardant dans le trou de la serrure. Nous sommes pris dans la même tension : le désir et la curiosité de regarder à travers, et l’interdiction qui nous en est faite. Elle crée tout de suite une difficulté à le lire, car il faut se convaincre. Il faut décider que l’esthétique prime sur l’éthique, parier que la beauté de l’œuvre de Kafka, son importance, méritent que l’on s’octroie le droit de violer la volonté de l’auteur. Ce qui est déjà un pas vers l’idée qu’une œuvre n’appartient pas tout à fait à son auteur. C’est en tout cas ce que le geste de Max Brod implique – geste que l’on poursuit inévitablement lorsqu’on lit ses textes.
Tout cela est redoublé, voire triplé, à la lecture des Journaux : nous sommes face à un document que nous n’aurions jamais dû avoir entre les mains. Kafka les a écrits entre 1910 et 1922 (les tout derniers, qui précèdent sa mort, ont été perdus), apparemment pour tenter d’activer un processus d’écriture qu’il désirait ardemment, et dont la difficulté le désespérait. Ici, pensait-il, à l’abri des regards, il serait plus libre. D’une santé fragile, il se met à y traquer aussi la défaite de son corps contre la maladie, dont il consigne toutes les modalités ici, par écrit, à partir du début du douzième cahier où il note : « Si la lésion pulmonaire n’est qu’un symbole ». Nous sommes en 1917, Kafka mourra de la tuberculose en 1924. Ainsi regardons-nous par le trou de la serrure, sans faire de bruit, et entrons-nous dans les coulisses d’une écriture douloureuse, qui se cache, qui semble avoir honte d’elle-même. Le plaisir en est lui aussi redoublé, qui se joue de notre légère culpabilité.
Max Brod nous a ouvert la trappe, mais il y a laissé quelques empreintes – comment faire autrement ? Nous sommes aujourd’hui en mesure de les analyser et de faire disparaître, pour un accès plus direct au texte. C’est l’une des grandes nouveautés de cette traduction, qui est d’abord une nouvelle édition : comme il l’avait fait pour les Lettres à Milena en 2015 et les Derniers cahiers en 2017, Robert Kahn a ici travaillé à partir d’une édition-projet, lancée dans les années 1990 par un chercheur britannique, Malcolm Pasley. Dans son unité de recherche de l’université d’Oxford, il a entrepris de recomposer le matériel manuscriptologique de Kafka avant les modifications que son passeur, Max Brod, avait introduites[1].
Avec cette nouvelle traduction des Journaux, on assiste au processus d’écriture comme à une expérience de laboratoire, quasi chimique, mais loin d’être pure.
Ce qui fut vrai pour les trois romans et pour les récits le fut a fortiori pour le Journal. Max Brod a remanié, classé, coupé, sélectionné, et présenté « le » Journal de son ami Franz. La nouvelle édition à partir de laquelle traduit Robert Kahn comprend donc un rapport à la texture physique du texte complètement nouvelle en français : elle nous rapproche du document originel, nous en rend l’entièreté, mais aussi les répétitions, les coupes, les fautes de syntaxe, la très étrange ponctuation, la fragmentation – elle restitue la nature labyrinthique de ce terrier, et complètement emmêlée de ses chemins de traverse. La dimension plurielle, en somme : cette traduction nous donne enfin à lire les Journaux de Kafka.
Ce qui se crée dans cette pluralité retrouvée est intense et émouvant. Elle nous donne l’impression de rencontrer Kafka pour la première fois, quand bien même on l’aurait lu, voire relu. Ce retour au texte brut a le goût d’une redécouverte, car nous sommes face à une œuvre qui fut, dès ses premières publications, un carrefour d’interprétations. Tout a été dit sur Kafka, tous les champs disciplinaires s’en sont saisis : il fut tour à tour « le » grand écrivain tout court, le grand écrivain juif, le grand écrivain anarchiste, le grand écrivain suspect au contraire d’une trop grande soumission, l’écrivain de la Loi, le prophète des totalitarismes, l’écrivain de l’animal, ou encore du Père et de toutes les névroses œdipiennes.
Toutes les sciences humaines et sociales continuent encore de l’investir, et c’est heureux : vient de paraitre, par exemple, un essai passionnant de Marie-José Mondzain qui propose une lecture de Kafka décolonisateur. Notre accès à l’œuvre est certes incessamment enrichi par ces multiples lectures, mais il en est aussi troublé, déformé – l’œuvre de Kafka est devenue une œuvre kaléidoscope. Avec cette nouvelle traduction des Journaux, on assiste au processus d’écriture comme si on découvrait pour la première fois une expérience de laboratoire, quasi chimique, mais loin d’être pure. Robert Kahn manifeste une attention nouvelle et bouleversante à toutes les saletés du texte, pour nous le donner à lire dans une version brute et impropre, où tout Kafka semble encore se transformer, se complexifier, où tout Kafka se met à nous échapper encore un peu plus.
C’est l’acte-même d’écrire qui nous est ici restitué dans sa dimension vivante, organique.
Ainsi, là où Max Brod classait le Journal par années d’écriture, cette nouvelle traduction assume les anachronismes et nous donne à lire le texte par « cahiers » : au nombre de douze, comprenant quelques « liasses » qui ont été écrites – et avaient jusqu’ici été traduites – à part. « Les Journaux, ce sont, matériellement, 12 cahiers in-octavo avec une couverture en toile cirée noire, constitués d’une quarantaine de feuilles d’un papier non-ligné, de couleur blanc-jaune, d’un format de 25 cm sur 20 ». Kafka, explique Robert Kahn, commençait souvent un cahier par la fin.
C’est donc l’acte-même d’écrire qui nous est ici restitué dans sa dimension vivante, organique. Et lorsque l’on découvre en tournant ces pages que Kafka lui-même définit ce qu’il produit comme un corps vivant, la cohérence du projet devient frappante. Pour preuve, ces premiers mots du septième cahier : « À l’occasion des corrections du Verdict je mets par écrit toutes les relations qui sont devenues claires pour moi. Cela est nécessaire, car cette histoire est sortie de moi comme lors d’une vraie naissance, couverte de saleté et de mucosités, et je suis le seul à avoir la main qui peut pénétrer jusqu’au corps et qui en a l’envie ». Dans la traduction de Marthe Robert, le mot « naissance » (« Geburt » en allemand) était traduit par « délivrance » – on y gommait, dans l’esprit de Max Bord, le caractère littéral du vivant, et la saleté devenait la métaphore des tortures psychiques d’un grand écrivain à l’ouvrage. C’est une des plus belles choses que Robert Kahn rend ici à Kafka : son obsession pour le corps, qui va avec une certaine aversion pour les métaphores : « les métaphores me font désespérer de l’écriture », trouve-t-on dans le huitième cahier, parmi les phrases biffées par Brod.
Car pour nous donner accès à Kafka, Brod pensait qu’il fallait en faire un saint laïque de la littérature, un être à part qui nous indiquait le chemin d’une sagesse enfouie entre les lignes. Les Journaux d’aujourd’hui, au contraire, font de Kafka un écrivain de la corporéité multiforme. Les corps sont omniprésents ici, alors qu’ils l’étaient si peu dans l’édition précédente – quoi qu’en ait voulu Max Brod, l’écriture s’y nourrit et s’y loge incessamment.
Son écriture est prise entre désir et dégoût, elle est un corps vivant expulsé de lui.
On découvre notamment une curiosité très forte de Kafka pour le travestissement, et pour les étrangetés dont fourmillent les maisons closes. Les corps des autres sont toujours pris dans une tension entre désir et dégoût, comme le raconte ce récit de rêve dans le premier cahier. Kafka rêve qu’il visite, en compagnie de Max (qui s’est donc empressé de supprimer le passage), une immense maison. Elle devient peu à peu un bordel à mesure qu’ils montent les escaliers. Il se met à regarder une prostituée et à presser régulièrement le haut de ses cuisses ; puis, elle lui tourne le dos et il s’aperçoit que tout le corps de cette femme magnifique est parsemé de « cercles rouges de cire à cacheter », « comme des parcelles d’un sceau brisé », qui se mettent à lui contaminer les doigts.
En parcourant ensuite les onze autres cahiers, il est troublant de retrouver ce corps érotisé et scellé à la fois, et de voir cette hantise de la contagion devenir comme un fil rouge. Kafka a honte de son corps, qu’il imagine sans cesse comme un morceau de viande, une matière répugnante qu’il faudrait découper : « La tension par ex. qui pèse souvent sur la moitié gauche de mon crâne me fait la même impression qu’une dissection presque indolore d’un corps vivant, au cours de laquelle le couteau, un peu frais, prudent, s’arrêtant souvent et repartant dans l’autre sens, continue à découper des téguments minces comme des feuilles tout près des parties en activité du cerveau », lit-on page 67. Son écriture, peu à peu, s’en trouve contaminée. Elle aussi prise entre désir et dégoût, elle est un corps vivant expulsé de lui. Comme il l’écrit après la nuit où il a composé le Verdict au milieu des mucosités : « j’ai la confirmation que je me trouve, avec l’écriture de mon roman, dans les bas étages honteux de l’écriture ».
Robert Kahn nous fait pénétrer dans ces Journaux comme il nous conduirait en effet dans un terrier souterrain : cela ressemble à une descente dans les bas-fonds. Plus qu’un Kafka « intemporel », que voulait nous montrer Max Brod, la traduction nous offre ici un Kafka étonnamment contemporain : l’écriture brute y est fragmentaire, fragmentée, et les genres indissociables. Récits de rêves et ébauches de récits fictionnels s’entrecroisent et se distinguent à peine, entrecoupés de notations de lectures ou de souvenirs, de brouillons de lettres d’amour, de fantasmes.
Lire ces Journaux, grâce à la beauté de la langue inventée par Robert Kahn dans le reflet de Kafka, est une expérience.
Malgré ce labyrinthe, il est net que Kafka ne s’écarte jamais tout à fait du noyau des Journaux : l’observation de soi, le guet implacable et désespéré de sa maladie qui progresse. La fiction et l’autobiographie sont ici emmêlées, on les voit se nourrir, se battre, s’entrechoquer – et ce combat est magnifique à suivre. « Tu as, si tant est que cette possibilité existe vraiment, la possibilité de commencer. Ne la gaspille pas. Tu ne pourras pas éviter la saleté qui va déborder si tu veux pénétrer en toi », écrit-il au début de la maladie.
Mais peut-être faut-il vous mettre en garde : lire ces Journaux, ce n’est pas lire une autobiographie, moins encore des Confessions au siècle de l’absurde. Si Kafka parle de lui, et que de lui, il se fiche de ce qu’il y trouve. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas de construire une identité à soi, mais de déchirer le moi pour trouver, dans les lambeaux qui en resteront, la matière du récit. Lire ces Journaux, ce n’est pas non plus lire un « document », on y trouve peu de notations sur l’époque, et les anachronismes que Robert Kahn restitue donnent peu de place aux dates elles-mêmes (la plupart des fragments sont non-datés). Lire ces Journaux, ce n’est pas tout à fait lire des brouillons d’écrivain, comme le feraient des chercheurs avisés manipulant des originaux, y traquant les modifications successives.
C’est donc une lecture difficile à définir, dans laquelle il faut sans doute se jeter sans aucun horizon d’attente. Lire ces Journaux, grâce à la beauté de la langue inventée par Robert Kahn dans le reflet de Kafka, est une expérience : contre toute attente, nous sommes happés (aucune structure narrative, pourtant, ni début ni fin), nous surprenant à tourner ces pages avec avidité, guettant la naissance d’un nouveau récit, l’apparition d’un nouveau rêve. C’est une expérience difficile, cependant, car si le corps kafkaïen retrouve ici sa place centrale, ce sont des pages infiniment inquiétées, et inquiétantes, sur la défaite du corps, sur la solitude dans lequel il nous laisse lorsqu’il nous fait défaut. Ce sont des pages sur la saleté du moi. C’est le récit de l’apparition progressive d’une maladie tant de fois redoutée, qui finalement le prend.
Robert Kahn, au plus près du texte, parvient à recomposer sous nos yeux cette atmosphère étrange, qui trouve dans la période que nous vivons une résonnance singulière – faut-il fuir Kafka en ces temps d’inquiétude ? S’y précipiter, plutôt, pour être ému comme je le suis en découvrant ces tout derniers mots, inédits jusqu’alors, écrits à la hâte à la fin du douzième cahier noir, sur ce papier non-ligné : « Plus qu’une consolation ceci : toi aussi tu as des armes ».
Kafka, Journaux, trad. Robert Kahn, Editions Nous, 2020, 840 pages.