(Re)voir au temps du confinement

Pourquoi espionner ses voisins en temps de confinement – à propos de Fenêtre sur cour

Critique

Que nous donne à voir le Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock, sinon ce moment de bascule où se crée, par l’irruption d’un drame partagé, une convergence des regards ? Autant de vies parallèles se nouent alors autour d’un fil narratif mis en commun : le voisinage s’élabore, dans la réciprocité qu’engage le passage de l’œil spectateur à l’œil voyeur – car regarder vers là-bas, c’est en retour admettre que ce qui se passe là-bas me regarde.

C’est sans doute le premier signe de l’étendue de notre tissu social, et surtout de sa souplesse ou de sa distension. Quand les uns meurent, les autres s’ennuient. Certes, il y a là une affaire de proximité : globalement on aime son prochain à mesure qu’il est proche de nous. Et puis, petit à petit, la mort se rapproche. Elle s’étend en Chine, enfonce les portes européennes, sévit en Italie ; l’épidémie est toute proche, l’épidémie est en France. Mais comme si ce n’était jamais assez proche, on continue de s’ennuyer ; quand les services de réanimation du Grand Est se trouvent saturés, les Parisiens saturent à touche-touche les quais de leur ville.

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Il y a un bon sens étonnant aux expressions familières. La collocation des termes de « mourir d’ennui » déplie à elles seules certaines implications du divertissement pascalien, car cet ennui que l’on craint en absence de tout divertissement est propice à l’idée de mort, qui s’invite pour vous ennuyer d’autant plus et couvrir de malheur.

Dans le cas du photographe L.B. « Jeff » Jefferies, personnage principal du film d’Alfred Hitchcock Rear Windows (Fenêtre sur cour), c’est bien l’ennui qui invite la mort. Parce qu’il s’est cassé la jambe, ce reporter habitué aux situations les plus extrêmes et les plus dangereuses se trouve contraint de rester sept semaines dans son appartement new-yorkais. Et quelque chose le démange – littéralement, il se contorsionne pour glisser un gratte-dos sous son plâtre – jusqu’à le conduire à retrouver, l’œil et l’objectif rivé sur les fenêtres sur cour de ses voisins d’en face, la mort, le danger et l’imprévu depuis la tranquillité de sa chambre. Oui, quelque chose s’est tramé en face, chez le voisin représentant de commerce, et sa femme ; le reporter flaire la mort qui demeure, malgré les visites de sa séduisante amie, l’ultime et seul divertissement possible. « Divertissement […] j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre ».

De même, on n’aura jamais autant répété ce mot de Pascal qu’en ce début du confinement français. Mais en le prenant comme une bonne occasion de faire preuve de philosophie et s’armer de sagesse pour faire face à l’ennui, on a peut-être manqué ce qu’il y avait de plus à-propos encore dans cette citation, qui se poursuit ainsi : « Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place ».

Plus que l’ennui insurmontable de ceux qui sont restés dans leur chambre en repos, ce sont les activités extérieures que Pascal invite à reconsidérer : elles ont toutes ceci en commun de mettre le sujet en péril, et de se présenter donc comme une forme de tentation de la mort pour mieux différer la condition mortelle : « La mort est plus aisée à supporter sans y penser que la pensée de la mort sans péril » – ce qui conduira Jeff à trouver le moyen de retrouver les dangers de sa vie de reporter depuis l’assise étriquée de son fauteuil roulant. D’après cette même idée, les sorties parisiennes du dimanche 15 mars – le jour d’avant – n’étaient pas l’expression de la concitoyenne émancipation des angoisses de la mort. Bien au contraire, il semble qu’il était à certains d’autant plus nécessaire de sortir que la mort était là. Aller la chercher plutôt que la laisser venir, mourir plutôt que mourir d’ennui : voilà une forme de consolation suprême que l’espoir de reléguer la mort en un simple accident de la vie.

L’accident, le péril, la bravade et la tentation sont affaires d’action dramatique, de péripéties ; de même les histoires qui nous divertissent au même titre que les dangers en nous laissant leur goût sucré ou amer entre les dents. Alors, privés du danger d’aller sur la mer ou au siège d’une place, de sauter d’un avion pour prendre des clichés inoubliables, de frotter nos épidermes aux périls du dehors, il convient de se tourner vers toutes ces histoires pour accueillir la mort dans le confins des chambres malheureuses – celle de Fenêtre sur cour étant à ce titre exemplaire.

Voisinage médiatique

Mis à part le meurtre supposé de la voisine d’en face par son mari, la situation en confinement urbain est largement analogue à celle de Jeff. L’ennui et la solitude de se couper ainsi du monde nous met en position de voyeurisme. Ainsi que le dit son infirmière, « We’ve become a race of peeping toms », nous sommes devenus une race de voyeurs – et il faudrait que les gens sortent un peu plus de chez eux. La mise en scène d’Hitchcock révèle toute la relativité des espaces domestiques supposés intimes. La promiscuité urbaine crée une architecture de visibilités et d’audibilités, qui affectent nos rapports de voisinages. Le voyeurisme fleurit dans la partialité de ces prises que nous avons sur la vie des unes, des uns ou des autres, dans la mesure où l’imagination et la spéculation se font nécessairement le relai des fragments de narratifs livrés – inconsciemment ou volontairement – par nos proches voisins. C’est ainsi que Jeff, selon son infirmière et son amie, glisse de l’observateur au voyeur : lorsqu’il commence à enquêter, c’est-à-dire reconstituer une narration, inventer, devenir l’auteur de son voisin en en faisant le personnage de son divertissement.

Cela n’engage pourtant pas à dire que le voyeurisme est un défaut spécifiquement urbain. Plus qu’une architecture urbaine, la configuration spatiale des espaces filmés par Hitchcock met en scène un dispositif médiatique. Lorsque le film est tourné au début des années 1950, ce dispositif rappelle sans nul doute celui du cinéma pour mieux renvoyer le spectateur à son rôle de voyeur : qu’allons-nous chercher au cinéma ? ou qui allons-nous y observer ?

Aujourd’hui, alors que les écrans se multiplient, se domestiquent, les espaces de Fenêtre sur cour sont bien plus propres à représenter nos environnements virtuels que la réalité de nos habitats, qu’ils soient urbains ou ruraux. A pousser la comparaison, la grille de fenêtres si typique des arrières d’immeubles new-yorkais et permettant de passer d’une vie, d’une histoire, d’un milieu à l’autre ou d’un état d’esprit et d’un sentiment à son contraire, ressemble fort aux grilles d’application que nous consultons sur nos téléphones portables.

Lisa Fremont, l’amie de Jeff, a une vision digne d’une millennial start-upeuse lorsqu’elle fait servir le champagne et le plat fumant d’un restaurant chic directement à la porte de l’appartement, amené non par un livreur, mais par un serveur en livrée. Miss Lonelyheart, l’une des voisines d’en face, fait défiler les histoires d’amour plus ou moins malheureuses dans son salon, en transformant la table à manger en table de speed-dating éclairée aux chandelles. Peu de matchs, mais un espace de projection du fantasme où pourrait se rencontrer, sans bouger de chez soi, le parfait amour. Sur le côté droit, à l’étage, le voisin pianiste assure un stream de musique live. De manière générale et en un gigantesque Tik-Tok, tous les sons, toutes les musiques jouées, les chansons des uns et les radios des autres, constituent la bande son absolument diégétique du film, pour que les fenêtres des vies se confondent plus encore avec les bords des écrans de cinéma.

Il ne s’agit pas d’inverser fallacieusement la cause et les effets, d’oublier que toutes ces applications ont fleuri au lieu des besoins et des envies de nos sociétés pour s’étonner de cette analogie avec nos médias sociaux actuels. La mise en regard permet seulement de saisir ce qui dans le film relève d’un dispositif médiatique, la transposition dans un décor architecturé de nos façons de projeter nos représentations et de nous lier les uns aux autres. Que ces réalités médiatiques s’expriment à cette époque-là dans le cinéma et dans la scénographie d’une cour d’immeuble, ou de nos jours dans les menus contextuels et les esthétiques de nos applications, elles affectent indéniablement notre intimité et nos espaces domestiques.

Ainsi, n’en déplaise à Pascal, il est aujourd’hui bien des moyens de se trouver au repos dans une chambre sans pour autant affronter « le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près ». Il est aussi bien des moyens de peupler sa solitude des voix et des corps d’une foule, et enfin, de regarder sans être vu.

Ce qui nous regarde

Dans le flux quotidien des carnets de confinement de chacun l’effusion des réseaux sociaux aura cependant montré un curieux phénomène, à la fois local et international. Le chant des balcons, favorisé par la disposition des immeubles italiens, a son écho français, et les utilisateurs ont le loisir de découvrir, avec les voisins de leurs compatriotes, l’intérêt nouveau de ces derniers pour les arrière-cours, les immeubles d’en face et les fenêtres-sur-vie de tout ce voisinage. Aura-t-il fallu se débarrasser de la promiscuité si peu appréciée des transports en commun, des bousculades dans les supermarchés, pour retrouver tout l’attrait de ce qui n’est ni une relation, ni même une fréquentation, mais tout juste le côtoiement des corps en société ?

Le film d’Alfred Hitchcock révèle bien des choses sur ce moment de bascule qui fait passer de vies jusque-là séparées et parallèles, à une communauté d’échange, d’un balcon à l’autre et d’une apostrophe à tous. De fait, il met simultanément en place le décor architectural des fenêtres et appartements de chaque façade, et le décor humain des hobbies, des routines et des caractères habitant ces espaces. Les frontières en sont nettes. Il y a des échanges brefs, mais toujours bilatéraux, et jamais plus de communauté que cela. Pour changer un tel état de fait, il faut la puissante rupture narrative que met en place Hitchcock par son génie habituel de la mise en scène : rien de moins que l’irruption de la mort.

Le bouleversement est total : pour un film entièrement polarisé par la question du visible, du voyeurisme et du regard, la mort s’annonce par un cri. Même si cet événement s’avère bien moins terrible que ce à quoi l’on s’attendait, seule la mort peut suffire à faire se croiser toutes les trajectoires de vies qui se déroulaient jusque-là en toute indépendance. Il faut un malheur pour monter une coïncidence des quotidiens, une convergence des regards ; il faut le partage d’un narratif dont chacune et chacun puisse s’emparer, à sa manière concerné.e, pour rétablir une communauté propre à faire revivre le voisinage comme la promiscuité. A cet endroit, le voisinage n’est pas une seule affaire d’architecture : il est actualisé par un récit vécu en commun, et engagé dans son écriture quotidienne.

Chacun gère pourtant la crise du coronavirus à sa manière, à l’échelle de gravité de sa propre situation. Certains, comme Miss Lonelyheart, affrontent à chaque seconde une solitude terrassante. Dans le film, la voisine du bas se consacre joyeusement à sa pratique artistique, le voisin du haut, le musicien, un peu moins joyeusement. On imagine mal comment la danseuse d’en face pourra se passer de recevoir du monde et faire des fêtes chez elles ; quant à sa voisine d’à côté, elle est enfermée avec un mari qui pourrait la tuer – les choses pourraient mal tourner.

Nous nous retrouvons et retrouvons peut-être nos voisines et voisins dans ces personnages de Fenêtre sur cour, à mener parallèlement nos vies nos joies et nos peines, à perdre nos proches, nous en occuper ou les savoir en sécurité, à nous mettre en danger pour sauver les uns ou nous garder de sortir pour sauver les autres. Mais, en de nombreux endroits, ces récits de seconde main s’interrompent à 20h pour que nous puissions applaudir de ces mêmes mains, comme un rendez-vous quotidien répercuté par les architectures humaines, ceux qui écrivent aujourd’hui une histoire qui nous concerne tous.

Et comme tout récit à plusieurs mains, il se tisse des responsabilités inter-individuelles essentielles, dont la mesure et l’équilibre sont bien évidemment délicats à trouver. C’est bien ce dilemme qui engage au début le personnage du photographe : à quel moment la suspicion d’un danger justifie-t-elle l’intrusion de son regard extérieur, ou d’un regard public, dans la vie privée de son voisin ? Un passage illustre ce débat : un détective refuse de s’introduire chez le voisin pour effectuer une perquisition illégale – c’est interdit et c’est tant mieux ainsi. Et de toute façon, suis-je vraiment concerné.e ? Suis-je le gardien de mon frère ? Doit-on accepter n’importe quelle mesure dans l’état d’urgence que nous connaissons ? Les mêmes questions se déclinent à toutes les échelles, font débat et divisent.

Il n’en reste pas moins des situations où l’on se sent terriblement concerné.e, terriblement garant.e de notre voisinage : pour empêcher Miss Lonelyheart de mettre fin à ses jours, par désespoir ; pour se sentir responsable, à chaque sortie, des implications que pourraient avoir nos gestes sur les personnes les plus à risque de notre société. Sur l’impact général d’une contamination décuplée par l’accumulation de minuscules marques d’inattention. La propagation exponentielle de la maladie resserre brutalement les liens de notre tissu social, en décuplant les effets de notre comportement quotidien, en multipliant nos responsabilités à l’égard de nos proches et en étendant ce périmètre de proximité à l’échelle du pays, et au-delà.

Fenêtre sur cour élabore une éthique sociale du regard : s’il faut certes se prémunir de devenir des chiens de garde, ne nous passons pas non plus d’espionner nos voisins ! Le regard, qui structure nos rapports quotidiens, nos représentations et nos environnements, est un fondement essentiel de nos société humaines, en ce qu’il organise et sanctionne une réciprocité nécessaire à toute forme d’échange. Je dois regarder, et continuer de regarder ce qui arrive en face, ce qui se passe dans l’hôpital des régions d’à côté, ou dans les autres pays. Je dois regarder, car réciproquement, tout ce qui se passe là me regarde.

Alfred Hitchcock, Fenêtre sur cour, 1954.


Rose Vidal

Critique, Artiste

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