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Masochisme et démesure – à propos de Némésis de Philip Roth

Critique Littéraire

D’une épidémie de poliomyélite aiguë qu’il situe en 1944 et amplifie, Philip Roth nous livre dans son ultime roman Némésis, sublime d’ironie tragique, un diagnostic exempt de sentimentalisme : alors que frappent, sans cesse, les traits morbides de la fatalité, et face au mal, plus profond, que constituent le sentiment d’impuissance et la culpabilisation qu’il entraîne, ne tombons pas dans la démesure et admettons que, de tout, nous ne pouvons être tenus responsables.

La peur, la responsabilité, la vulnérabilité et la réversibilité des choses telles qu’elles sont, voici les sentiments et les idées qui nous enveloppent en ce moment. Ce sont aussi des motifs récurrents des romans de Philip Roth, et particulièrement de son ultime et trente-et-unième roman, Némésis, publié aux États-Unis en 2010. Il raconte, en l’amplifiant, une épidémie de poliomyélite qu’il situe en 1944 et qui provoque une panique. Tandis que certains, comme Nicolas Hulot, comprennent l’épidémie de coronavirus comme un « ultimatum » envoyé par la nature, Némésis incite à ne pas se poser la question suivante, ravageuse à plus d’un titre : serions-nous coupables de ce fléau ? Le magnifique héros, Bucky Cantor, passe à côté de sa vie en la passant à se croire coupable.

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Comment se rendre utile dans la situation actuelle ? Faut-il désigner des responsables et peut-on les désigner sans se tromper ? Quelle place tient la contingence dans l’hécatombe ? Comment demeurer rationnel quand le mal incontrôlable galope ? Superbe roman de l’ironie tragique, Némésis charrie des interrogations métaphysiques qui nous viennent en ce moment particulier où nous sommes à la fois très tenus par la vie matérielle si nous restons chez nous, et agités par un tourbillon de pensées plus ou moins stériles. Chaque page de Némésis compte des phrases qui font écho à celles, graves ou triviales, que l’on entend et prononce depuis quelques semaines. Némésis est une histoire d’hubris. Dans la mythologie gréco-romaine, la Némésis est la force du destin qui s’abat sur ceux qui ont fait preuve de démesure. Elle frappe mêmes les êtres qui tutoient la démesure, avec parfois les meilleures intentions qui soient.

Philip Roth imagine donc qu’une épidémie de polio s’abat sur les États-Unis pendant l’été 1944, et plus particulièrement sur la ville de Newark, dans le New Jersey, sa ville natale. Des épidémies de polio avaient bien lieu jusqu’à l’invention du vaccin, en 1954, mais elles ne furent jamais d’une telle intensité. Chez Roth, les jeunes tombent comme des mouches. Nul ne sait ce qui a déclenché l’épidémie, ni comment la ralentir ou l’éteindre. Le remède immédiatement proposé est risible, ironique : « Servez-vous sans relâche de vos tapettes pour tuer les mouches. Vous n’imaginez pas les dégâts que les mouches peuvent provoquer. »

Il est recommandé également de se laver les mains le plus souvent possible et de ne plus utiliser les toilettes publiques. La polio est d’autant plus dramatique qu’elle s’attaque aux plus jeunes : « Une maladie invalidante qui attaque en premier lieu les enfants et en condamne certains – aucun adulte ne peut accepter ça de bon cœur. » Elle ne tue pas à tous les coups mais dans les cas sévères, elle conduit la victime à se glisser dans un « poumon d’acier », et à étouffer si le remède ne suffit pas.

La question de la contagion est centrale dans Némésis. Elle est liée à la culpabilité, le mal qui envahit Bucky Cantor, qui détermine sa façon d’être au monde.

Lorsque les décès s’accumulent, les terrains de jeux, les piscines et les écoles sont fermés. Le quartier le plus touché de Newark, Weequahic, est placé en quarantaine. Le héros (juif) du roman, Bucky Cantor, cherche une origine à ce chaos: « Au cimetière, debout tête nue à part la kippa, il en venait à se demander si la polio ne pourrait pas être causée par le soleil d’été lui-même. » Pourquoi certains enfants l’attrapent et d’autres pas ? La question de la contagion est centrale dans Némésis. Elle est liée à la culpabilité, le mal qui envahit Bucky Cantor, qui détermine sa façon d’être au monde. Il se trouve que Weequahic est le quartier juif de la ville. Mais davantage qu’une parabole sur l’extermination des Juifs, Némésis se lit comme une fable sur l’impuissance et le masochisme, pour lesquels les êtres et les Juifs peut-être plus que d’autres selon Philip Roth, sont des surdoués.

Bucky Cantor, garçon d’une vingtaine d’années, est un être de devoir. Privé à la fois de sa mère, morte en couches, et de son père, mis en prison pour vol, il a été élevé par ses grands-parents arrivés de Galicie aux États-Unis à la fin du XIXe siècle pour fuir les pogroms. Le grand-père de Bucky, qui tient une épicerie, a eu la vie dure, et il éduqué Bucky en conséquence, pour en faire un combattant, un Mensch dans le sens yiddish du terme : un type bien, qui a le sens de l’honneur et des responsabilités, et sait ce qu’il doit à ses ancêtres, à sa lignée. Ce grand-père a fait comprendre à son petit-fils « qu’on n’en a jamais fini avec les combats qu’on mène et que, dans la guérilla sans fin qu’est la vie, “quand il faut payer le prix, on le paie”. » Bucky devancera toujours le passage à la caisse.

Professeur d’éducation physique, il connaît tous les enfants de Weequahic. Il se met en quatre pour soutenir les parents en deuil d’un ou de plusieurs enfants dont il s’occupait sur un terrain de jeu et pour calmer les esprits, agités par la colère et le chagrin. Il est effondré et se demande si le sport qu’il enseigne en plein air n’a pas propagé l’épidémie. Bucky Cantor est rongé par une série (une épidémie) de « pourquoi » : pourquoi est-ce dans ce quartier que l’épidémie est la plus virulente ? Pourquoi touche-t-elle les enfants et non les adultes ? « Il avait envie de demander : Et Dieu, il n’a pas de conscience ? Qu’en est-il de Ses responsabilité à lui ? Son pouvoir serait-il sans bornes ? »

À sa maladie du « pourquoi » s’ajoutent en Bucky Cantor d’autres handicaps.

Et il se répond à lui-même : « Maintenant qu’il n’était plus un enfant, il était en âge de comprendre que si les choses ne pouvaient pas être autres que ce qu’elles étaient, c’était à cause de Dieu. Si ce n’était pas à cause de Dieu, de la nature de Dieu, elles seraient autres. » Notons que Cantor est le nom que l’on donne au chantre dans les synagogues. À cette maladie du « pourquoi » s’ajoutent en Bucky Cantor d’autres handicaps : ses oreilles sont en forme d’as de pique, il a « la vue basse » et porte des lunettes aux verres épais. C’est cette mauvaise vue qui l’a empêché d’aller se battre en Europe, et il en a honte. Au moment de Pearl Harbor, « il se rendit au bureau de recrutement, mais à cause de ses yeux, personne ne voulut de lui, ni l’armée de terre, ni la marine, ni les garde-côtes, ni les marines» Il eut alors « l’impression qu’il n’avait pas répondu aux attentes de son inébranlable mentor. » Bucky est un paquet de muscles, un homme « au pas élastique d’athlète », un champion du lancer de javelot. Il aurait souhaité devenir champion de cette discipline, et il en avait la capacité. Mais le destin en a décidé autrement.

Bucky a une petite amie qu’il aime profondément, Marcia, la fille du médecin de Weequahic. Elle l’encourage à la rejoindre dans un camp de vacances, loin de la ville et de l’épidémie, à la campagne. Bucky Cantor commence par refuser de laisser sa ville et son boulot, au nom du sens du devoir : il n’est pas de ceux qui quittent le navire. Puis il accepte de la rejoindre, en même temps qu’il demande au père de Marcia l’autorisation de se fiancer avec elle. Le père accepte, Marcia est heureuse, Bucky part et devient le directeur des jeux aquatiques du centre, en remplacement du précédent, appelé à se battre en Europe. Bucky sera fantastique avec les enfants car il est un éducateur hors pair, et en arrivant, il ôte une épine du pied du directeur du camp qui cherchait un moniteur.

Là encore, l’ironie tragique frappe : croyant bien faire en venant à la campagne, Bucky sans le savoir propage le virus dans le camp de vacances : il était un porteur, un temps asymptomatique, de la polio. Ou plutôt : il se persuade, alors que personne ne l’accuse et que rien ne le prouve, d’être celui qui a apporté la polio dans ce camp et contaminé plusieurs enfants. Masochisme, on vous dit. Peu de temps après ce test, il tombe malade et une paralysie partielle l’atteint. Une greffe est nécessaire. Pendant six mois, Bucky reste alité. Tragédie, encore : lorsqu’en avril 1945 meurt le Président Roosevelt, ce « plus grand prototype national de la victime de la polio », et que le pays entier prend le deuil, Bucky reste couché, mis à l’écart du chagrin qui rassemblent les Américains. Idem lorsque l’Allemagne capitule : « L’Amérique était en liesse et lui était toujours à l’hôpital, estropié, invalide. »

Némésis est le roman de la fragilité du présent et des limites de la responsabilité humaine.

Dans la dernière et splendide partie du roman, le narrateur, Arnold Meskinoff, jusque-là très discret, croise Bucky dans la rue en 1971. Arnold faisait partie des enfants dont s’occupait Bucky lorsqu’il était responsable du terrain de jeu de Weequahic. Il a lui aussi été touché par la polio et en a hérité quelques handicaps. Mais il s’est marié et il est heureux, tandis que Bucky a renoncé à son amour pour Marcia pour lui éviter de vivre avec un homme infirme, différent de celui qu’elle avait choisi. Marcia a protesté, réclamé de l’épouser, mais Bucky a persisté dans le renoncement : « La paralysie, et tout ce que cela entraîne dans son sillage, avait endommagé de façon irréparable son assurance d’homme viril, et il s’était complètement retiré de tout cet aspect de la vie. »

Sage, pragmatique, bienveillant, Arnold tente, en lui parlant, de sortir Bucky de son masochisme et de son obsession pour un Dieu criminel : « La conception qu’il avait de Dieu était celle d’un être tout-puissant qui n’était pas un dieu unique en trois personnes, comme dans le christianisme, mais en deux : un pervers timbré et un mauvais génie. » Il lui dit aussi : « Soit c’est Dieu le terrible qui est responsable, soit c’est Bucky Cantor le Terrible, alors qu’en fait la responsabilité n’incombe ni à Lui, ni à toi. » Mais rien à faire : « Un homme comme lui est un incurable. Rien de ce qu’il fait ne correspond à son idéal. Il ne sait pas où prend fin sa responsabilité. »

Comme toujours, le diagnostic de Philip Roth est exact et exempt de sentimentalisme. Némésis est le roman de la fragilité du présent et des limites de la responsabilité humaine. La pandémie actuelle n’est peut-être pas un « ultimatum de la nature », mais en partie une manifestation de la toute-puissante absurdité. Le sage, le pragmatique Arnold l’exprime en ces termes : « Parfois on a de la chance, et parfois on n’en a pas. Toute biographie tient du hasard, et, dès le début de la vie, tout relève du hasard, de la tyrannie de la contingence. Le hasard, je crois que c’est ce que Mr Cantor voulait dire quand il accusait ce qu’il appelait Dieu. »

 

Philip Roth, Némésis, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie-Claire Pasquier, Gallimard, 2012, 240 pages.


Virginie Bloch-Lainé

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