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Le Covid-19, un tournant pour l’Union européenne ?

Politiste

Depuis deux jours, l’Eurogroupe est réuni en visioconférence dans l’un des climats de tension les plus vifs depuis sa création. Si l’avenir de l’Union européenne est en suspens, tout ne se jouera pourtant pas dans ce conclave. Et pour comprendre la situation actuelle et dessiner des perspectives futures, il faut revenir sur la crise durable que connaît l’Europe – et se demander si, paradoxalement, le Covid-19 ne s’avèrera pas un remède aussi étrange qu’inattendu.

Le décalage entre les attentes politiques dont l’Union européenne (UE) fait l’objet et sa structure objective (un champ relativement technicisé de fabrication de politiques communes sous dépendances multiples) a encore frappé lors de la crise du coronavirus. Et l’on a, une nouvelle fois, affaire à des séquences d’interprétation bipolaires : tantôt l’absence, tantôt l’étouffante présence de la mort prochaine.

Dans un premier moment de la crise, l’UE est apparue comme marginale et presque superflue tant la période a été marquée par l’omniprésence de l’État-nation (très forte coercition de l’appareil d’État, fermetures de frontières, narrations centrées sur la solidarité nationale). Symptomatiquement, alors que le premier discours du président de la République française était très (voire ostensiblement) centré sur l’Europe, il n’en est pratiquement plus question dans son second discours instaurant l’état d’urgence sanitaire. Les rares experts qui s’y sont intéressés ont de surcroit pointé les difficultés et le relatif retard à l’allumage de la coordination européenne sur la question sanitaire (cf. Ludovic. Lamant).

Dans un second temps, qui est celui que nous vivons, la question européenne n’est plus marginale, mais dans le contexte d’un vaste (et juste) ensemble de mobilisations pour la solidarité européenne, dont celle de Jacques Delors, sur le danger de mort que court l’Europe, elle n’est plus représentée que par la dramaturgie de la négociation de l’Eurogroupe sur les Coronabond, avec tout ce qu’elle inspire spontanément.

Si la crise produit des effets de saillance situationnelle qui occultent en grande part la contribution réelle des institutions européennes, la réflexion sur ce qui se passe et se passera après la crise invite à rompre avec les interprétations bipolaires dominantes. Non seulement une coordination européenne existe bel et bien, mais un ensemble de mesures proprement radicales ont été prises.

Impensables quelques jours avant la déclaration des états d’urgence, la suspension du pacte de stabilité, mais aussi le rachat de près de mille milliards de dettes par la Banque centrale européenne, l’ouverture d’un fond de 200 milliards de la banque d’investissement (Politico du 24/03), ou encore le déblocage par la Commission de fonds de solidarité et désormais d’un projet pour l’assurance chômage en sont quelques exemples. L’Eurogroupe n’est pas la seule arène européenne, et ce qui en sortira sera à juger à l’issue d’une succession de séquences, dont celles des mois prochains seront tout aussi décisives que celles de ces jours-ci.

De ce point de vue, la crise témoigne moins de l’absence de l’Union européenne qu’elle n’est un révélateur. Révélateur de ce qu’elle est au-delà des représentations et attentes très différentes que l’on peut en avoir, tout d’abord. La crise est sous cet angle un continuum relatif qui donne à voir son modus operandi, sous forte contrainte juridique et bureaucratique, segmenté dans des secteurs de politiques à la fois très divers et qui incluent de façon de plus en plus importante des institutions (comme celles de la BCE, BEI ou d’autres) placé hors du jeu routinier et identifiable des démocraties, et qui est en l’état difficilement incarné politiquement. Révélateur ensuite des conditions et limites de la pérennité des changements annoncés pour « le monde d’après ».

Si la crise fera très certainement bouger l’agenda politique de l’UE, c’est en effet dans des marges probablement fortement contraintes par les expériences en réalité assez différentes de cette crise et selon des chemins communs qui restent encore un partie ouverts.

L’Europe absente ?

Bien que le registre de guerre et le caractère massif des réponses nationales ont eu pour effet d’occulter l’Union européenne, celle-ci n’est pas et n’a pas été absente. Tant s’en faut. Mais elle a agi selon des modalités qui correspondent à ce qu’elle est (et ce qu’on a voulu qu’elle soit). Ceci n’est pas nécessairement lisible avec les seules lunettes de la politique nationale et invite à un peu de pédagogie.

Le cadre et peut-être plus encore la structure administrative de la politique de santé ne sont tout d’abord pas le meilleur prisme pour observer l’engagement de l’UE, comme du reste pour tout ce qui relève de la « main gauche » de l’UE, soit les secteurs sociaux au sens large. L’argument rappelé il y a peu par le commissaire français sur France inter ou la Commissaire en charge Stella Kyriakides dans le Soir selon lequel l’UE n’a des compétences que très limitée sur la santé n’est pas une défausse.

La politique européenne de la santé est en effet une compétence d’appui, soit le degré d’intégration politique le plus faible, aux antipodes des prérogatives des institutions de l’UE sur la concurrence par exemple. Si une politique a peu à peu pris forme à la faveur des épidémies et des problèmes communs depuis la crise de la Vache folle, elle s’est, comme l’essentiel des politiques européennes développées principalement, comme une politique de la norme et du droit à long terme, voire par la suite une politique des mots d’ordre visant à des objectifs de santé dans d’autres politiques communes, ce qu’on appelle le mainstreaming.

A cela s’ajoute l’écheveau complexe des relations bureaucratiques qui sont le propre des politiques communes, à la fois très en lien avec celles d’autres organisations internationales (comme ici l’OMS) mais qui est aussi le résultat contraint d’une politique d’agencification aussi déterminante qu’elle est peu connue à l’extérieur.

Véritable cas d’étude de l’analyse des politiques européennes, la politique de santé de l’UE s’opère en effet dans un écheveau de relations complexes entre la direction générale de la santé et une multiplicité d’agences comme notamment l’Agence exécutive pour les consommateurs, la santé et l’alimentation (CHAFEA), l’Agence européenne des médicaments (EMA) qui délivre des autorisations de mise sur le marché, le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC) qui a notamment des compétences sur des indicateurs de suivi et de formation et a livré les informations statistiques dès le début de la crise, l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail (OSHA) ou encore l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA).

Cet éclatement est le fruit direct de la politique d’agencification voulue par les États membres entre le milieu des années 1990 et 2000 dans le double contexte politique d’une volonté de limiter le pouvoir de la Commission après Maastricht et du triomphe du modèle du Nouveau management public (qui continuait jusqu’à cette crise du virus à structurer les lignes de force des réformes de la fonction publique en France, par exemple). Difficile de reprocher à des institutions d’agir aujourd’hui dans le cadre de ce qu’on a voulu qu’elles soient, ce qui n’exclut évidemment ni qu’on critique les choix dogmatiques antérieurs ni qu’on aille voir aujourd’hui ce qui a été fait à ce niveau de détail.

Ces cadres contraints n’ont pas empêché les institutions de l’Union européenne de prendre des mesures. Mais elles l’ont fait, là encore, dans les différentes couches du mille-feuille institutionnel, de la segmentation des politiques, et de la disproportion des moyens qui les caractérisent.

Les chefs d’États et de gouvernements se sont réunis trois fois entre le 10 et le 23 mars et, pour certains, se sont vu au G7 et G20. Au niveau de la coordination ministérielle (le Conseil de l’UE), le mécanisme de l’IPCR (integrated political crisis response), créé au lendemain du 11 septembre 2001 pour coordonner l’action des États membres a été activé en février en mode de partage de l’information dès le 28 janvier puis en mode activation total le 2 mars, et les conseils domaine de la santé, économique, de l’éducation de l’emploi, des affaires étrangères ont été centrés sur la crise.

En parallèle, la Commission a mis en place une équipe de réponse associant les commissaires en charge des crises, de la santé et de l’économie et un ensemble conséquent de mesures dans de nombreux secteurs. La proposition de suspendre le pacte de stabilité fut la plus visible, mais il faut en ajouter d’autres : argent mis sur la table par la Commission pour la politique de recherche l’aide au développement, d’aide au rapatriement des ressortissants des membres (un paquet de 140 millions), déblocage de fonds de cohésion pour les régions en difficulté (37 milliards), décision de réorienter des Fonds d’investissement Junker, intervention, dans le cadre de la politique du marché intérieur, pour faciliter les échanges d’équipement et traiter avec les industriels et les grands instruments de la politique économique, assouplissement de la politique des dogmes de la concurrence pour soutenir les entreprises et même encouragement au recours à des nationalisations, mise sur la table d’une mesure de financement du chômage par l’UE avec un fond de 100 milliards.

Le Parlement a adopté des mesures d’urgence pour permettre aux citoyens de bénéficier des fonds de cohésion. On peut évidemment en vouloir davantage ou différemment, mais il est dans ce premier temps difficile de parler d’absence, et l’on peut légitimement qualifier ces changements de radicaux (on y reviendra).

Le problème n’est donc pas l’inaction, mais il est clair que le caractère multisectoriel des mesures des institutions centrales de l’UE opéré au sein d’un budget par ailleurs limité à 1% du PIB, les rendent, par comparaison, bien moins spectaculaires que celle des indépendantes (BCE, BEI) qui, pour reprendre les analyses de Sacriste et Vauchez, apparaissent de plus en plus au cœur des choix économiques de l’UE.

L’expression de bazooka ou de « tir de barrage » (Quatremer) pour qualifier l’action de la BCE est, de ce point de vue, assez signifiante. La banque centrale européenne a maintenu les 20 milliards mensuels de programmes d’achat décidés en novembre, ajouté 120 milliards puis encore 750, ce qui porte à près de 1000 milliards d’achats de dette. A cela s’ajoute aussi la prise de position de la banque européenne d’investissement pour des investissements de 200 milliards. Il s’agit d’un changement majeur dans le traitement et l’anticipation de la crise économique.

Reste que les débats qui ont cours au sein de ces institutions indépendantes ne sont pas toujours les plus lisibles. Qui est à même de débattre de la possible transformation du Mécanisme Européen de Solidarité ou des instruments de la politique monétaire (cf le débat ouvert par le grand continent) ? Qui est à même de décoder le travail préparatoire des chefs des administrations du trésor qui sont, au-delà des déclarations et des coups d’éclat, au cœur des compromis de la gouvernance économique européenne (cf le draft révélé par Politico avant hier) ?

Reste enfin le problème de l’incarnation politique. Il se pose cette fois de façon d’autant plus criante que les autorités nationales sont à l’inverse omniprésentes : on ne compte plus le nombre de messages télévisés à la nation des chefs d’États et de gouvernement, et qui inclut de façon assez remarquable la forte mobilisation des (vrais) monarques européens. Il y a des raisons structurelles a cela (on a confié aux institutions européennes le soin d’organiser le détail des compromis sur lequel fonder des politiques communes, pas de les incarner, le lien à l’opinion demeurant une compétence jalousement gardée par les professionnels de la politique nationale), mais aussi des raisons qui relèvent de la spécificité de la conjoncture.

Les crises successives qui ont eu cours les douze dernières années ont pu donner à penser à une nouvelle division du travail politique au sein des institutions européennes (Middelaar) : au Conseil européen et donc aux chefs d’État ou de gouvernement les urgences et l’incarnation du leadership collectif européen, à la Commission et au Parlement la gestion des routines et la prévision. Cette division des tâches est probablement moins stabilisée et pacifiée dans la réalité que dans le modèle, mais surtout l’un des premiers effets du confinement a été de couper court à l’incarnation minimale qui est d’ordinaire en vigueur.

La photo de famille, même grimaçante, a fait place aux photos des responsables politiques devant leur écran, ce qui est la réalité, mais signifie encore plus un effet de distance. Comme l’indiquent ces photos, les contacts ont eu lieu plus que régulièrement ce qui montre que les élites gouvernementales n’ont pas réagi aussi individuellement qu’on a pu le dire, même si ces réactions ont été différentes.

La fraction politique du personnel des institutions vient, enfin, juste d’accéder aux affaires. Pour s’en tenir à la présidente de la Commission, non seulement elle n’est pas une vielle habituée de l’UE, pas plus que son chef de cabinet, contrairement à la présidence précédente, mais, surtout, son positionnement, en rupture partielle avec la Commission Junker, consistait à présenter un profil plus modeste et expert que politique (cf. nos analyses dans le Grand Continent et AOC), au contraire apparent donc de ce qu’appellerait cette situation extraordinaire.

Vers un « changement de paradigme économique et social » (Charles Michel) ?

La question qui se pose dès lors est moins celle de l’intensité de la réponse, que celle de la pérennité, non pas des institutions (si la période pousse à mobiliser en invoquant la mort de l’Europe, elles ne sont pas remises en cause à court terme) mais des changements invoqués pour le « monde d’après » Quelle est la valeur du « plan Marshall » prônée par la présidente de la Commission ou du « changement de paradigme économique et social » invoqué par le nouveau président du Conseil, l’ancien premier ministre belge Charles Michel ?

On peut, en premier lieu, se montrer sceptique. D’abord, l’un des effets de la complexité du gouvernement intégré des bureaucraties sur le plan européen et sans doute global est de produire une inflation des discours prophétiques inversement proportionnelle à la baisse des marges de manœuvre dont disposent les professionnels de la politique. Cette tension est au principe de ce que les commentateurs appellent le « populisme » et, plus largement, depuis plusieurs années des tentatives d’incarnation césaristes et qui, dans le contexte, s’incarnent tout aussi bien dans l’affirmation du déni (à l’instar des positions initiales de Trump, Johnson ou Bolsonaro) que dans la promesse du « tout va changer ». La recherche de l’efficacité charismatique étant dans toutes les têtes comme le montre la reprise unanime et multilingue du « What ever it takes » de Mario Draghi, réputé avoir calmé les marchés en 2012, on ne peut être que prudent sur le sens véritable de ces formulations au-delà la conjoncture.

Ensuite, le Coronavirus n’est pas une guerre, quand bien même le nombre de victimes est malheureusement impressionnant, et il est difficile d’en faire l’équivalent fonctionnel de ce que la Seconde Guerre mondiale a représenté en Europe. Non seulement l’appareil productif n’est pas détruit comme le rappellent les économistes, mais il est assez probable que tout le monde ne va pas faire complètement la même expérience de la ruine, qui est pourtant la condition pour que les changements du « monde d’après » s’opèrent, à la fois du point de vue de l’expérience de rupture qu’elle implique et des équilibres entre les élites d’un pays à l’autre.

La construction européenne n’a, en effet, pas seulement été permise par l’enjeu de la reconstruction alliée à la crainte de l’URSS, elle l’a été parce que l’ensemble des élites européennes étaient défaites, c’est-à-dire temporairement au même plan (à l’exception partielle des élites britanniques qui jouèrent au demeurant une partition plus solitaire pendant dix ans). Sera-ce le cas ici ? Rien n’est moins sûr.

Les expériences du virus sont pour l’instant loin d’être complètement partagées, et quand bien même elles finiraient à terme par l’être, elles le seront dans la désynchronisation relative des espaces nationaux. Les cartographies au jour le jour montrent des écarts assez considérables entre les pays d’Europe, et il l’est à craindre que ceux-ci s’accroissent. De plus, les rythmes de ce qu’on a un peu rapidement appelé le pic (et qui supposait donc une redescente rapide) ne sont pas les mêmes et aujourd’hui les possibilités de sortie du confinement s’annoncent assez différentes, ce qui explique les difficultés récentes de la Commission à proposer un plan de sortie. Enfin, les réponses gouvernementales ont été malgré tout assez différentes dans leurs formes et, là encore, dans leur tempo, et elles ont des effets eux même très différents, y compris dans des pays réputés proches, comme le montre l’analyse de Pappas sur la Grèce, l’Italie et l’Espagne.

En second lieu, si la crise porte sur toutes les économies et les systèmes sociaux, elle le fait de façon différente. Dans l’immédiat le secteur du tourisme, particulièrement central pour les pays du Sud – l’opposition entre le « club med » et les « pays où il fait moche » n’est pas qu’une fiction sous ce regard –, va être particulièrement impacté. Il faut donc pour être devin faire un inventaire un peu fin des dégâts et des secteurs qui seront les plus touchés et  de l’impact sur les inégalités sociales et économiques entre les pays.

Entre autres indicateurs, la carte européenne des catégories sociales et professionnelles montre, de ce point de vue, que les indépendants se trouvent proportionnellement bien davantage au cœur des sociétés italienne, grecque, espagnoles et portugaise que d’autres à l’exception de l’Autriche (ce qui éclaire du reste, et compte tenu qu’elle est moins touchée, la volonté de ses élites à sortir le plus promptement du confinement). Enfin, et c’est ici évidemment massif, l’impact de la crise s’opère évidemment dans un État de santé économique qui oppose malgré tout très différemment ceux qui ont été les gagnants et ceux qui ont été les plus touchés par… les crises précédentes.

Ces différents éléments apparaissent au cœur des clivages de l’Eurogroupe, et partant de ces résultats très décevants, sans doute moins sur le plan économique stricto sensu à court terme que sur ce qu’il renvoie de la consistance a priori de la nature commune de l’Europe et des débats qui s’ouvriront tout au long des deux prochaines années. Au-delà même du mépris dont témoigne la position, finalement récurrente, des élites politiques des Pays-Bas, tout est là pour réveiller une fois de plus l’antagonisme du Nord et du Sud, qui est au cœur de l’histoire de l’unification européenne, ce qui invite à prendre au sérieux l’hypothèse d’un ras-le-bol populaire et partant d’un risque létal pour l’UE telle qu’elle est.

N’y a-t-il pas, pour autant, des raisons de penser qu’un changement de paradigme est en effet possible ? Un peu quand même. D’abord l’effet de conjoncture, généralement au principe des tournants paradigmatique, est sérieux. Si les réponses et les perceptions sont encore différentes, les élites politiques, économiques semblent avoir ainsi pris acte des dégâts économiques et sociaux. Si c’est le monde qui est affecté et que des recherches globales s’imposent, les déclarations de Trump contre Schengen rendu un temps responsable du virus et la crainte de voir triompher les interprétations de la crise poussées par les propagandes chinoise ou russe font que les grands axes « géopolitiques » sur lesquels se fonde l’accord des européens n’ont pas explosé.

L’imprévisibilité de la situation, qui persiste d’autant plus qu’il est assez probable que la crise sanitaire aura des rebonds et qu’on est malheureusement très loin d’en avoir vu tous les effets en Amérique et en Afrique, laisse aussi penser à de possibles changements de calculs (les scénarios évoluent presque tous les jours) et donc des ralliements inattendus en direction de solutions communes.

Mais surtout un tournant paradigmatique n’est pas qu’un effet de conjoncture, il ne prend forme qu’à partir du moment où il a été lui-même précédé par un ensemble de micro-tournants. Les milieux intellectuels alertent depuis longtemps sur la nécessité d’un changement dans la manière de penser l’avenir et la liste des prix Nobel (un indicateur) n’est plus depuis longtemps monocolore et peuplé de scientifiques arcboutés sur le monétarisme.

Au-delà des promesses d’un Green deal encore timide dans sa mise en œuvre et même si beaucoup restait à faire, la pente que dessinait la politique économique de l’UE avant la crise était, de plus, un peu différente de ce qu’elle était en 2008 et 2012.

Bien que sous une forme qui maniait la duplicité avec brio, les acteurs de la gouvernance économique européenne ont vécu quelques évolutions notables depuis 2014. La banque centrale continuait de manier le discours de la rigueur mais tout en ayant montré des assouplissements importants (pas sans poser néanmoins sans problème tant la politique des taux bas ne profite pas à tout le monde) ; le discours des acteurs centraux de l’Union européenne avait évolué, ainsi que certains de ses instruments également, et la flexibilité du pacte de stabilité était déjà à l’ordre du jour.

Surtout, on avait pu noter les évolutions des grands gardiens du temple, comme l’ancien directeur général d’économie et des finances de la Commission passé au cabinet du Commissaire italien, Marco Buti, ou de Klaus Regling, son prédécesseur à la commission mais surtout doté d’une carrière de permanent de la politique économique européenne et qui dirige aujourd’hui le puissant mécanisme européen de stabilité a pris position assez tôt dans la crise pour mettre son instrument à disposition, les directions du Trésor, véritable centre du pouvoir de la politique européenne, travaillent à des rapprochements, en réalité assez substantiels par rapport à tout ce qu’on aurait pu anticiper il y a un mois.

Bien sûr, tout cela est très loin du souffle de la révolution, mais des changements imperceptibles au cœur du pouvoir peuvent en entrainer de beaucoup plus grands ailleurs. La crise n’étant pas une crise interne du capitalisme, ces acteurs ont, de plus, toute latitude pour changer de modèle sans craindre de tout changer, ce qui n’est pas la plus mauvaise des situations pour abandonner durablement les dogmes qui ont marqué la quarantaine d’années précédentes.

Si la crise fera très certainement bouger l’agenda politique de l’UE dans des marges probablement fortement contraintes et surtout périlleuses à chaque étape de la sortie de crise, ce n’est donc pas complètement sans espoir. Reste à savoir dans quelle direction ce changement se produira véritablement, dans quel degré de sincérité à l’égard des inégalités présentes mais aussi engendrée par les politiques d’urgence (voir Offerlé dans AOC) et finalement dans quelle refondation du lien social et démocratique (cf. récemment Nay, dans AOC toujours, sur Virus et liberté). C’est évidemment ici mais aussi très probablement dans la relation qui va s’établir entre cette expérience forcée de décroissance et la volonté de refonder véritablement le projet européen sur la transition écologique (et on l’espère, vu le contexte, sociale) que tout se jouera.

Les décideurs savent qu’à la différence des guerres de tranchées telles que l’Eurogroupe les donne à voir, c’est le mouvement qui permet de rapprocher les positions. L’Union a tout dans les cartons pour l’impulser à condition, cette fois, de plus se contenter de slogans.


Didier Georgakakis

Politiste, Professeur de science politique à l’Université Paris I – Panthéon-Sorbonne

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Covid-19