(Re)lire au temps du confinement

Seul avec la guerre – sur Déposition, Journal 1940-1944 de Léon Werth

Journaliste

Durant l’Occupation, réfugié dans un village du Jura parce que juif, subissant donc une autre forme de confinement, Léon Werth a tenu son journal, Déposition, Journal 1940-1944. Il y consigne tout ce qu’il perçoit de l’époque, se livrant à un exercice de démystification à l’ironie redoutable en même temps qu’il fait œuvre d’une honnêteté intellectuelle hors pair.

26 septembre 1940. Léon Werth écrit dans son journal : « Je suis tout seul avec la guerre ». En juin, lui et sa femme, Suzanne, se sont lancés sur le chemin de l’exode dans leur vieille Bugatti, où a pris place également Andrée François, employée à leur service depuis près de vingt ans et faisant partie de la famille. Objectif : rallier leur maison secondaire à Saint-Amour, dans le Jura. Ils y parviendront au bout de trente-trois jours[1].

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Là, ils ont retrouvé leur fils, Claude, qui les avait devancés et dont ils étaient sans nouvelle. Quelques semaines plus tard, contrairement à Suzanne et Claude repartis à Paris par nécessité, Werth décide de rester à Saint-Amour parce que situé en zone Sud. Juif, l’écrivain et journaliste Léon Werth n’aura bientôt plus le droit de publier, ses livres seront interdits en librairie, et les dangers de l’arrestation et de la déportation vont s’accentuer peu à peu. Oui, et ce pour longtemps, Léon Werth est tout seul avec la guerre !

Alors, il écrit, remplit des pages de « notules et [de] ruminations », comme il désignera avec modestie son journal après guerre. On aimerait cependant avoir lu davantage de « ruminations » d’écrivains de cette époque marquées par une telle lucidité. À la date du 6 septembre 1940 : « Les journaux de Lyon commentent avec docilité les thèmes du gouvernement, ce mélange de nazisme et d’idyllisme champêtre. (…) On attendait de n’importe quel gouvernement qu’il se déclarât avant tout provisoire, qu’il subsistât jusqu’à la paix dans la réserve et la pudeur. Mais celui-ci impose ses passions partisanes et les habille des laissés-pour-compte du fascisme. »

Il étonne même par ces propos venant sous sa plume dès le 23 septembre 1940 : « Si jamais le général de Gaulle débarquait en France, quel destin !… Images d’Épinal : le général de Gaulle débarque à Cherbourg ou débarque à Calais. Le réveil de la France. Ceux de Vichy s’enfuient, se cachent sous les caves. Ou, espérant ainsi écarter la victoire populaire, ils lui apportent les clés de la France. »

Léon Werth, comme suspendu aux événements, et disposant de temps comme jamais, est à l’affût de tout, et tout peut faire son miel.

À 62 ans, ce n’est pas la première fois que Léon Werth écrit sur les grands faits de son temps. Il est notamment l’auteur de deux livres importants qui, chacun, renversent les points de vue alors dominants. Il s’agit de Clavel Soldat, publié en 1919, qui traite de la guerre tout juste achevée. Tandis que la France vient d’élire à l’Assemblée la Chambre dite « bleu horizon », l’auteur y démonte méticuleusement la statue de l’héroïsme. Et de Cochinchine qui, dès 1926, jette un regard cru sur les mécanismes sauvages de la colonisation. Mais l’élaboration de ces deux livres marque une différence majeure avec ce qui va devenir Déposition. Journal 1940-1944 : Léon Werth est au cœur de ce qu’il décrit. Il a combattu pendant quinze mois dans les tranchées. Et a fait le voyage en Indochine où il s’est immergé durant de longues semaines.

Sa situation, pendant les années d’Occupation, est tout à fait autre. Il n’a d’expérience directe des événements que ce qu’il en perçoit dans le bourg de Saint-Amour et dans les fermes alentour, ce qui est déjà très atténué. Pour le reste, Werth ne tient l’essentiel de ses informations que des médias (comme on ne le dit pas encore), c’est-à-dire la radio et la presse de Vichy d’un côté ; la BBC, la radio suisse et des publications clandestines de l’autre. En revanche, étant comme suspendu aux événements, et disposant de temps comme jamais, il est à l’affût de tout, et tout peut faire son miel. « Ce qui du monde extérieur vient jusqu’à moi n’est que la guerre ou dépend de la guerre », écrit-il (26 septembre 1940).

On ne rentre pas dans la lecture de Déposition sans se dire que quelque chose résonne avec ce que nous vivons aujourd’hui. Mis dans l’incapacité d’avoir l’activité sociale et professionnelle qui était la sienne jusqu’alors, assigné à résidence pour raison de sécurité, la guerre est partout autour de Werth, dans l’air qu’il respire, les rêves qu’il fait, le sentiment de manque qu’il ressent, loin de ses proches. Mais cette lecture nous fait aussi saisir à quel point l’utilisation réitérée du mot « guerre » par Emmanuel Macron dès le 16 mars pour qualifier les mesures prises contre la pandémie relève de la pure rhétorique.

Au-delà de l’effet mobilisateur, le recours au vocabulaire guerrier peut cacher des desseins moins reluisants, comme celui d’étouffer la critique. Comme l’a dit le représentant d’une grande association de défense des libertés, une telle rhétorique « induit l’existence d’ennemis de la République ». En outre, de cette rhétorique, le journal de Léon Werth fait apparaître toute l’indécence.

Werth est aussi attentif aux grandes phases militaires du conflit et aux batailles cruciales (Stalingrad) qu’aux crimes et à la répression, de même qu’aux anecdotes entendues autour de lui et qui font sens – « Tout est signe », écrit-il. Parfois, les unes et les autres se mêlent sous sa plume, comme ici : « L’Allemand, les cours martiales, quelques magistrats de la cour d’appel prononcent à Paris des condamnations à mort. Réaction de la vieille Parisienne réfugiée : “Les gens à Paris ne sont pas raisonnables… ça complique les choses… ” » (6 septembre 1941).

L’actualité filtrée, souvent euphémisée quand Vichy ou ses officines en sont la source, Werth la décrypte impitoyablement, avec une ironie déflagrante. L’ironie est la seule arme dont il dispose. Avec de telles munitions, sa machine à écrire se transforme en machine de guerre. Elle ne tue personne, mais symboliquement, fait très mal. « Si le vieux militaire et le petit avocat s’étaient, au temps de leur jeunesse, rencontrés par hasard, ils ne se fussent ni flairés ni devinés. Leurs origines, leurs aboutissements vraisemblables étaient sans parenté. Si Pétain n’eût été maréchal, il eût été gendarme. Si Laval n’eût été ministre, il eût été tenancier de maison » (24 octobre 1940).

Ou encore : « “M. Paul Morand, conseiller d’ambassade de première classe, est réintégré en activité et affecté à l’administration centrale (service d’information et de presse).” C’est donc par ce diplomate-romancier que nous allons être “informés”. Paul Morand : cette scorie d’après la guerre de 1914, ce faux-semblant à facettes, ce néant pailleté » (12 juin 1942).

Ce jeu de massacre démystificateur est aussi le symptôme d’une douleur, d’une impuissance, d’un écœurement. Quels mots employés pour parler de ceux qui choisissent l’indignité, optent pour le pire des comportements, parfois aux antipodes de ce qu’ils professaient peu de temps auparavant ? En tant que critique d’art, Werth a rencontré et s’est lié d’amitié avec certains des peintres qui, sous la botte nazie, se rendent à Berlin : « J’apprends qu’une centaine de Français seront fusillés à Paris. J’apprends en même temps que Derain, Vlaminck, Segonzac, d’autres peintres, des musiciens, des écrivains, ont accepté l’invitation de Hitler au beau voyage en Allemagne. Le beau voyage… Peut-être, par la portière de leur wagon, agitèrent-ils leur mouchoir pour saluer galamment quelques Français qu’un autre train emportait vers le camp d’Auschwitz, qui s’en allaient mourir au camp d’Auschwitz » (15 décembre 1941).

Léon Werth, à qui son ami Antoine de Saint-Exupéry adressera sa Lettre à un otage, en 1943, après en avoir fait le dédicataire du Petit Prince, aimerait ne plus se sentir « comme ces insectes qui, ne pouvant plus fuir, font le mort » (19 juillet 1941). Mais que faire dans sa situation, et à son âge ? L’Angleterre, dont il dit à plusieurs reprises son rêve d’y être, est à tous égards inaccessible. La Résistance ? Il y songe. Des tracts clandestins circulent, qui lui parviennent et que lui-même transmet à des personnes de confiance. Mais ce n’est pas une activité, seulement quelques gestes aléatoires.

Loin des calamiteux « journaux de confinement », Déposition témoigne d’une constante recherche à comprendre ce qui se joue, avec une large vue.

Il écrit : « Je voudrais être un des plus obscurs rédacteurs de cette presse souterraine. Mais à qui s’adresser ? » (11 octobre 1942). Cependant, dès 1942, on le dénonce pour « propagande communiste ». Puis, avec la création de la Milice en 1943, le danger s’accentue. Au tout début de l’année 1944, il décide de rentrer clandestinement à Paris, où il ne sort de son appartement que pour quelques promenades nocturnes. Un appartement qui sert aussi de refuge provisoire à des parachutistes canadiens ou à « une jeune juive traquée par la Gestapo » (4 février 1944). Suzanne, aidée par son fils, Claude, appartient en effet à un réseau résistant.

Notons ceci au passage : loin des calamiteux « journaux de confinement » que certains écrivains ont entamé dès que cette mesure a été prise en France, Déposition témoigne d’une constante recherche à comprendre ce qui se joue, avec une large vue. Le rangerait-on dans la catégorie du journal extime ? Il est vrai que son auteur n’y évoque que très rarement ce qui touche à ses affects. Déposition offre aussi une plongée dans l’opinion publique, diverse et complexe comme l’a montré Pierre Laborie, pendant les années d’Occupation, localisée avant tout sur un petit morceau de Jura.

Pour autant, comme toujours en période de crise (sur ce point, il en va de même pour nous en pleine pandémie), les frontières s’abolissent entre événements extérieurs et vie intime. Qui plus est, pour un homme comme Werth, dont les livres témoignent de son hypersensibilité à ce qu’il appelle « une civilisation ». Qu’est-ce à dire ? Certains, comme Alain Finkielkraut citant Werth à l’envi, notamment ces mots datés du 21 octobre 1940 : « Je tiens à une civilisation, à la France. Je n’ai pas d’autre façon de m’habiller. Je ne peux pas sortir tout nu », y voient une référence identitaire.

Sauf qu’il n’y a pas d’identité fixe, assignée, éternelle de la France chez Werth. Le même, un peu plus tard en 1941, écrit : « M. de Gaulle (ainsi parle le journal) et le général Catroux sont déchus de la nationalité française. La France aussi ». C’est une formule, mais qui dit bien quelle est sa France et de quoi est faite la « civilisation » qu’il invoque. Elle est celle de la devise inscrite au fronton des mairies, celle de la République sociale, et celle que promet la démocratie indissociable à ses yeux de la justice. Une « civilisation » qui pourrait se résumer ainsi : « Les droits de l’homme disent : un seul être qui souffre d’une injustice, tout le corps social est lésé. Et Marx dit qu’une seule nation étant opprimée, c’est comme si on tuait le socialisme » (27 janvier 1941).

Ainsi, Déposition compte des passages saisissants sur la liberté, cet « essentiel » qui « n’est que nuance », sur la patrie ou le patriotisme – « L’idée de patrie est une idée difficile. Comme toutes les idées difficiles, elle est surtout utilisée par ceux qui n’ont pas d’idées » (9 août 1941) – ou sur cette bourgeoisie prompte à vendre la nation pour sauver ses biens. Lui qui est agnostique, il transforme l’obligation qui lui est faite en 1941 de se déclarer juif à la préfecture de Lons-le-Saunier en un acte de révolte radicale : « Ainsi le maréchal et M. Xavier Vallat me contraignent à me réclamer d’une patrie juive, à laquelle je ne me sentais pas lié. (…) Quelle lâcheté serait de délibérer sur le point de savoir si je me sens ou ne me sens pas juif ! Si vous insultez en moi le nom de juif, je suis juif, éperdument juif, juif jusqu’à la racine des cheveux, juif jusqu’aux tripes. Après, on verra. (…) Je fis ma déclaration à la préfecture. Je lançai le mot : Juif, comme si j’allais chanter La Marseillaise » (9 juillet 1941).

Enfin, au cours de ce confinement particulier, l’homme avait immanquablement rendez-vous avec lui-même. Et il ne va pas se rater. S’il est sévère avec les autres, il l’est tout autant envers lui. Léon Werth nous fait ainsi entrer dans l’intimité de ses doutes, des failles qu’il soupçonne en lui. Il s’interroge sur le bien-fondé de son journal, sur ses véritables aspirations quant à l’issue de la guerre (retrouver de petits bonheurs tranquilles ?), sur ses certitudes bousculées par ce à quoi il assiste. Exemple, à propos d’André Mandouze, professeur de français à Bourg-en-Bresse, résistant, et fondateur en 1942 des Cahiers du Témoignage chrétien clandestins : « N’ai-je pas été injuste, injuste en moi-même, envers Mandouze (…) ? N’ai-je point opposé à son christianisme des arguments depuis toujours déposé dans ma tête, tout un arsenal de polémique ? » (21 mai 1941).

S’il souhaite au plus profond de lui-même la défaite de Hitler et de ses alliés, s’il sait que c’est au prix de mouvements stratégiques et hauts faits militaires – ce qu’en soi, il a en horreur – il est en permanence rattrapé par la réalité humaine que cela représente. Ses sentiments ambivalents les plus cruels, les plus inconfortables, il les ressent notamment en présence de l’ennemi dans des situations particulières. Quand, par exemple, il aperçoit le visage de soldats allemands peuplant un train, « de très jeunes gens, qui n’ont même pas eu le temps de se faire des trognes de soldats » (3 juillet 1943), il les plaint en même temps qu’il souhaiterait qu’une bombe leur tombe dessus. Werth a conscience que la barbarie n’est pas le fait de monstres.

Quand lui vient la nouvelle de la rafle du Vel’ d’Hiv’, il écrit : « Je m’efforce de dissimuler mon sentiment de pitié, de fureur et de honte. Sans doute il me reste l’orgueil d’évaluer à l’infini la profondeur de l’abîme entre un homme de la Gestapo et moi-même. Mais cette profondeur ne peut être plus grande que la plus grande différence possible entre deux hommes. Cela fait peur » (17 août 1942).

La lecture de Déposition. Journal 1940-1944 peut aider dans notre époque de confusion et d’incertitude, où le caractère irréel d’une large part de la parole politique et médiatique entretient le complotisme. Livre d’une richesse inépuisable, il témoigne d’une éthique intellectuelle à l’œuvre, quand tous les idéaux humanistes semblent se déliter. En février 1941, Léon Werth s’est replongé dans Le Rouge et le Noir. Voici ce qu’il note à propos de Julien Sorel : « Julien, dans son cachot, se confronte à la politique, à la religion, aux mœurs de l’époque, à lui-même. Il brise les cadres de l’hypocrisie et de l’hypocrisie envers soi-même. Quand il se découvre hypocrite envers lui-même, il résiste, il rebrousse chemin. Ce n’est pas l’examen de conscience, avec ses aboutissements préparés et son itinéraire réglé d’avance dans un labyrinthe de Luna-Park. Qui veut se confronter aux années 1940, comme Julien à 1830 ? » À lire comme un autoportrait.

Léon Werth, Déposition. Journal 1940-1944, Éditions Viviane Hamy, 1992 [première édition : Grasset, 1946], 734 pages


[1] Werth en a tiré un récit portant ce titre approprié, 33 jours, publié pour la première fois en 1992, également aux éditions Viviane Hamy.

Christophe Kantcheff

Journaliste, Critique

Rayonnages

LivresLittérature

Notes

[1] Werth en a tiré un récit portant ce titre approprié, 33 jours, publié pour la première fois en 1992, également aux éditions Viviane Hamy.