Essai

Un âge de la contre-enquête – à propos de Mort d’un voyageur de Didier Fassin

Essayiste

Dans un moment marqué par les fake news ou la notion de post-vérité, le sociologue Didier Fassin propose dans Mort d’un voyageur. Une contre-enquête une succession de témoignages subjectifs sur la mort d’un homme tué par les forces de l’ordre. Avec cet essai poignant, la littérature prend le relai de l’ethnographie, pour une réflexion nuancée et percutante sur les institutions judiciaires, et plus largement sur la vie dans la cité.

« Il n’y a pas d’ethnographie sans écriture », la formule de Didier Fassin s’inscrit sans doute là dans l’histoire longue de l’ethnographie, émergeant peu à peu des belles lettres. C’est ce dialogue contrarié, entre ambition épistémologique et nécessité d’engagement formel, qu’ont montré Vincent Debaene dans L’Adieu au voyage ou plus récemment Eléonore Devevey dans Terrains d’entente. Une telle formule pointe que sciences sociales et littérature n’ont plus à être pensées comme des territoires antagonistes, avec leurs systèmes de légitimation, leurs effets de champ, leurs polarisations spécifiques ; mais comme des espaces frontaliers de tractations et d’échanges.

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À la lecture du livre de Didier Fassin, Mort d’un voyageur. Une contre-enquête (2020), je souscris volontiers à la formule que Vincent Debaene a choisie en guise de sous-titre de son essai, entre science et littérature, pour dire cette place frontalière, non pas sur le mode du choix, mais sur celui de la contiguïté. Didier Fassin ne disait pas autre chose dans un entretien pour La Vie des idées : « L’ethnographie se situe à l’intersection du travail scientifique et du travail littéraire. J’essaie de défendre et de pratiquer les deux. Il y a un enjeu majeur, pour les sciences humaines et sociales, à n’en rabattre sur aucune de ces deux exigences. » C’est cette teneur frontalière que manifeste avec force et inventivité ce dernier essai. 

Dans ces circulations frontalières, la littérature est saisie comme un réservoir d’expérimentations et de ressources formelles. Il ne s’agit pas d’aller puiser dans la littérature une ressource rhétorique ou un art du bien écrire, du beau style, mais de penser la création (littéraire) comme un moyen de problématiser le réel ou d’élaborer des propositions théoriques, ce que Didier Fassin a fait en emboîtant le pas aux ouvrages de J.M. Coetzee ou à la série de David Simon, The Wire.

Le chercheur donne un poids égal à chaque récit : il fait droit à toutes les versions des faits, rétablit l’équilibre narratif et opère un récit à parts égales.

Sans dresser l’archéologie de telles interactions et de telles interférences, pour reprendre le sous-titre d’un essai de Pierre Lassave, il faut néanmoins rappeler que c’est à la littérature que renvoie Pierre Bourdieu pour donner à comprendre le projet narratif de son équipe réalisant La Misère du monde. Le sociologue délaisse la posture de l’observateur désintéressé pour restituer la multiplicité conflictuelle des perspectives : La Misère du monde épouse cet éclatement de perspectives sans synthèse, en composant un recueil polyphonique qui emprunte à la forme du roman moderniste pluri-perspectiviste.

« […] à la manière de romanciers tels que Faulkner, Joyce ou Virginia Woolf, abandonner le point de vue unique, central, dominant, bref quasi divin, auquel se situe volontiers l’observateur, et aussi son lecteur (aussi longtemps au moins qu’il ne sent pas concerné), au profit de la pluralité des perspectives correspondant à la pluralité des points de vue coexistants et parfois directement concurrents. »

L’emprunt au modèle romanesque marque l’importance de la question formelle et de la composition : il propose là une pensée de la société comme espace de tension, en tenant à distance tout imaginaire de la fusion des perspectives, ni dans le point de vue désintéressé de l’observateur, ni dans la grande parole reconstituée d’un peuple. Si le roman, réaliste ou naturaliste, s’était déjà donné pour ambition de proposer un « reflet » de la société, en reproduisant formellement ses structures et ses divisions, l’écrivain restait pourtant à l’extérieur du dispositif, et maintenait par un regard de surplomb l’unité du monde social. Avec le modèle moderniste, tensions et diffractions font voler en éclat cette unité et imposent de renoncer à toute maîtrise symbolique du réel, sans perspective synthétique qui en ramasse le disparate.

Si je sollicite longuement l’expérimentation formelle de Pierre Bourdieu et de son équipe, c’est que le récent livre de Didier Fassin s’inscrit dans son sillage, en juxtaposant sans résolution les témoignages des protagonistes de la mort d’un voyageur, tué par les forces de l’ordre venues l’arrêter. Une succession de récits à la première personne, le plus souvent fondés sur des entretiens, permettent d’entrer tour à tour dans le récit de gendarmes venus l’arrêter, du médecin appelé après le drame, des membres de sa famille, mais aussi des journaliste, procureur, juge. En somme, il s’agit de dire « la mort d’un homme à travers les récits qu’en ont faits » les protagonistes. Ces différents récits, contradictoires, sont juxtaposés sans résolution possible, pour aiguiser au contraire la force du dissensus, l’émiettement des perspectives inconciliables. Didier Fassin sollicite ici la littérature comme un « dispositif expérimental d’écriture ».

À rebours de l’institution judiciaire qui valorise de manière dissymétrique la parole des différents acteurs, selon qu’ils font partie des forces de l’ordre ou non, le chercheur donne un poids égal à chaque récit : il fait droit à toutes les versions des faits, rétablit l’équilibre narratif et opère, pour reprendre la formule de Romain Bertrand, un récit à parts égales. « [T]outes les voix méritent la même attention » : ce choix de donner légitimité à chaque récit, d’entrer autant que possible dans les sentiments, les vérités et les mensonges de chacun, c’est faire du livre un espace démocratique de coexistence des voix. Il rétablit en quelque sorte la balance des légitimités, la symétrie des narrations, et fait droit à la leçon de Flaubert pointée par Jacques Rancière : « le principe démocratique d’égalité » qui donne autant d’importance à la vie désœuvrée d’une jeune femme de province qu’aux nobles conflits antiques de Carthage.

La littérature témoigne de ce moment de fragilisation et d’éclatement de la vérité.

Pour autant, Didier Fassin ne cède pas à un perspectivisme de la vérité puisque l’éclatement des récits laisse peu à peu place, par ajustement et frottement, par comparaison et confrontation, à un récit possible de ce qui a eu lieu. Les deux parties du livre correspondant à deux stratégies : une « opération de jointoiement de briques de données empiriquement établies à l’aide du ciment de l’imagination et du raisonnement, aboutissant à une structure insolite de ce qu’on pourrait appeler une réalité augmentée, qui, dans un premier temps, place le lecteur aussi près que possible de l’expérience des protagonistes et, dans un second temps, l’associe au travail de contre-enquête mené par le sociologue. »

C’est dans ce second temps que le sociologue propose une vérité alternative à la vérité judiciaire. Le récit concentre dans le temps bref d’une mise à mort le temps long des inégalités : il concentre aussi en un saisissant récit plus de vingt ans de travaux du chercheur sur la volonté de punir et l’inégalité des vies.

C’est là aussi que la littérature vient relayer sociologie et anthropologie : c’est une extension du domaine du public qui est ici recherchée à travers les outils de la littérature. À travers le geste littéraire, par la sollicitation de formes et de modèles, le chercheur ouvre encore plus largement son analyse sur la cité : c’est là un moyen de faire savoir et de donner à comprendre. « Les sciences sociales, souligne Didier Fassin, ont quelque chose à gagner dans la rencontre avec des publics, à la fois en reconnaissance et en pertinence sociales, mais aussi en extension de leur domaine de réflexion. »

Mobiliser la littérature pour rendre au public les résultats de l’enquête, c’était déjà un impératif marqué dans le volume qu’il avait dirigé avec Alban Bensa, Les Politiques de l’enquête. Cette exigence de restitution amène à composer selon son expression une « ethnographie publique » qui a à voir à la fois avec un travail de popularisation, pour rendre accessibles les travaux, et de politisation, pour constituer le livre en espace de débats. Il s’agit tout à la fois de s’ouvrir à une audience large et de faire audience à la pluralité des discours. Même si le récit anonymise les acteurs, le chercheur s’attache à prendre position dans un débat judiciaire encore en cours, à se situer au sein d’un conflit social et d’un dissensus à aiguiser.

Plus largement, les usages de la littérature sont à inscrire dans une effervescence contemporaine de l’enquête littéraire et de la contre-enquête : c’est sans doute selon cette modalité que la littérature s’inscrit dans l’essor contemporain des enquêtes journalistiques ou des sciences sociales. Elle se propose comme un contre-savoir, qui réeffectue à échelle humaine des enquêtes antérieures : c’est Didier Blonde dans Un amour sans paroles ou Leïlah Mahi ; c’est Kamel Daoud dans Meursault contre-enquête ; c’est l’entreprise de Pierre Bayard dans sa critique policière et c’est tout récemment Vie et mort de l’homme qui tua John F. Kennedy de Anne-James Chaton.

La littérature témoigne de ce moment de fragilisation et d’éclatement de la vérité : dans un moment marqué par les fake news ou même par la notion de post-vérité, dans une époque où le discours de l’expert et du spécialiste ne cesse d’être délégitimé, la paranoïa est devenue un puissant moteur littéraire. Voilà pourquoi Maxime Decout avait pu proposer récemment un « Petit éloge de la contre-enquête » et pour ma part un « Petit éloge de la paranoïa », montrant à quel point la littérature tournant le dos à une vérité établie ne cessait de travailler à reprendre inlassablement le chemin de l’enquête, quitte à frôler la paranoïa. Sans doute Didier Fassin mobilise-t-il cette capacité dissensuelle de la contre-enquête littéraire pour fragiliser la vérité judiciaire.

La teneur de contre-enquête du livre ne tient pas seulement à la confrontation entre deux modes d’investigation, celle du juge et celle du sociologue, opposant deux régimes de vérité. Il dit plus largement dans le monde démocratique un moment d’éclatement de la vérité, une prolifération paranoïaque des enquêtes et des contre-enquêtes dans un mouvement infini et inachevable : Luc Boltanski l’a marqué avec rigueur dans Énigmes et complots, une enquête à propos d’enquête, où il montre que l’essor des pratiques et des méthodes de l’enquête est contemporain de la nosographie de la paranoïa.

Enquête et paranoïa ont en commun une fragilisation du sentiment de la réalité, une évanescence des institutions du réel. Si le livre de Didier Fassin obéit aux exigences des sciences sociales, au souci de méthode, à l’ambition de montée en généralité, à la rigueur du raisonnement, cette pratique de la contre-enquête l’inscrit au confluent des territoires disciplinaires, au point de s’interroger en introduction :

« […] s’agit-il encore d’un ouvrage de sciences sociales ? J’admets qu’il n’obéit pas aux canons de ces disciplines. La relation subjective des faits appartient au genre littéraire, la conduite de l’investigation rappelle une certaine pratique journalistique et la reconstitution de l’instruction évoque sans nul doute la forme judiciaire. Ces rapprochements me semblent fondés et nullement indignes. »

L’exigence de différenciation disciplinaire laisse place ici à un assentiment : celui de mener une contre-enquête à la croisée des champs et des pratiques disciplinaires.

Le livre se clôt par un épilogue poignant qui écrit les événements du point de vue du mort, assassiné par les forces de l’ordre : si les enquêtes littéraires refusent la plupart du temps d’entrer dans les consciences, et en particulier dans la conscience d’un mort, puisque c’est là le signe de la fiction nous a appris Dorrit Cohn dans Le Propre de la fiction, on songe moins ici à de telles investigations qu’à d’autres projets d’apaisement des morts, de consolation ou de lamentation. Donner la parole au mort, c’est donner voix à proprement parler au sans-voix, et rejoindre ici la teneur d’outre-tombe d’une certaine littérature : je pense en particulier à Faulkner et à Tandis que j’agonise. C’est là sans doute que la littérature rejoint, comme l’écrit Pierre Michon, un office de mémoire des morts, qu’elle est l’espace laïc d’une prière.

 

Didier Fassin, Mort d’un voyageur. Une contre-enquête, Éditions du Seuil, 2020.


Laurent Demanze

Essayiste, Professeur de littérature à l'Université de Grenoble

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