Musique

Flashes d’un cauchemar froid – en hommage à Moon Martin

Journaliste

Qu’est-ce qui fait un bon « songwriter rock » : de bonnes mélodies, une structure singulière et accrocheuse, de bons textes ? Ou ces trois talents réunis, accouchant d’un tout qui vaut encore mieux que chaque partie ? Moon Martin était clairement ce héros qui excellait en tout. Hommage au Saint Laurent ou au Hergé du rock, disparu le 11 mai dernier.

Les articles nécrologiques regrettant la disparition de John David Martin (dit Moon Martin) ont dit l’essentiel : sa ressemblance avec Woody Allen (les lunettes !), l’origine de son pseudo venant de la présence fréquente de la lune dans ses textes, la fragilité « féminine » de sa voix, ses influences vintage (Buddy Holly, Chuck Berry, les Beatles…), ses chansons reprises par Mink DeVille (Cadillac walk, Rolene), son tube planétaire par Robert Palmer interposé (Bad case of loving you), son tube français par lui-même (Bad news), les journalistes les plus « pointus » allant jusqu’à rappeler que même notre Johnny national avait chanté du Moon (Victim of romance devenu Victime de l’amour)…

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Oui, ces articles ont dit l’essentiel, mais au sens Wikipédia du terme, c’est-à-dire qu’ils ont aussi loupé l’essentiel : rendre vraiment justice à ce petit maître du rock, chanter une dernière fois les louanges qu’il méritait. Car tout second couteau qu’il fut, Moon Martin était un as, une fine lame du riff et du texte qui tue, un orfèvre rare de la chanson rock – du moins durant les trois années où il signa ses trois premiers albums, authentique brelan d’as.

La première fois que l’on entendit son nom, ce fut en 1977 à l’occasion de la sortie de Cabretta, sublime premier album de Mink DeVille. Le sommet du disque était Cadillac walk, un boogie racé, nocturne, spectral, menaçant, qui sonnait comme la BO idéale d’un film noir qui n’existait pas, convoquant effroi et tension érotique. C’était signé par un certain Moon Martin. Un an plus tard, on retrouvait Cadillac walk sur le premier album de Moon, Shots from a cold nightmare. Cette version originale était inférieure à celle de Mink, la voix frêle de Moon ne pouvant se mesurer au timbre rauque, bluesy et soul de Willy DeVille, mais elle attestait de l’éclosion d’un authentique songwriter rock.

Le verbe rock doit rester bref, concis, dépouillé et s’ajuster alchimiquement aux riffs, couplets et refrains.

Mais il faudrait une fois pour toute se mettre d’accord sur ce qu’on entend par « songwriter rock ». Celui qui compose de bonnes mélodies ? Qui met en place une structure singulière et accrocheuse ? Qui écrit de bons textes ? Ou celui qui fusionne ces trois talents et accouche d’un tout qui vaut encore mieux que chaque partie ? Moon Martin était clairement ce héros qui excellait en tout. Prenons le titre de l’album : on pourrait traduire Shots from a cold nightmare par Coups de feu dans un cauchemar froid, ou Photos d’un cauchemar froid, ou Visions d’un cauchemar froid. Mais le mieux est sans doute de ne pas traduire, car à l’instar de la poésie (ou de certains romans), les mots du rock sonnent mieux en VO car ils sont justement faits pour « sonner ».

Précisons les choses avec la chanson qui ouvre l’album, Hot nite in Dallas. Un riff ligne claire à la Chuck Berry sur lequel se déposent les paroles avec la même maestria que le galbe d’une robe sur un corps chez un bon couturier : « hot nite in Dallas, feel the southern wind, hot nite in Dallas, and the sheets sticking to my skin ». Tout est parfaitement évocateur dans cette chanson : l’atmosphère de roman noir à la Jim Thompson (le narrateur est un dormeur éveillé et solitaire, en sueur dans la nuit étouffante de Dallas), l’allitération du refrain (« the sheets sticking to my skin »), la concision des phrases qui claquent à l’unisson des accords de guitares, les chœurs hululant qui imagent un « vent du sud » légèrement inquiétant. Dans la suite de la chanson, on verra la lune se lever, des corps gisant dans un caniveau, et le narrateur finissant aussi mal que dans un cauchemar lynchien : « lay me in a pine box, in a dark desolate place, on a moonlight night, nail a board above my face ». Pour ceux qui ne maîtriserait pas l’anglais, le type se fait enterrer vivant.

Hot nite in Dallas est exemplaire de la classe de Moon Martin et de ce que devrait toujours être l’excellence d’une écriture rock : non seulement un riff irrésistible qui fait danser, un refrain qu’on a envie de brailler en chœur, mais aussi un texte épuré comme une nouvelle, des mots qui claquent et convoquent des images. Un texte rock n’est pas un roman ou un traité de philosophie – le verbe rock doit rester bref, concis, dépouillé et s’ajuster alchimiquement aux riffs, couplets et refrains. Cette alchimie du verbe et des sons, ce bonheur de la short story et des mots qui activent l’imagination se répand tout au long d’un album, (Night thoughts, Paid killer, She’s a pretender…) qui a fait de ses auditeurs les premiers adhérents de la secte Moon.

Si Moon est parti, ses chansons sont toujours là pour nous dispenser quelques jolies leçons d’élégance rock.

L’album suivant, Escape from domination (1979), fut un nouvelle tuerie alternant coups de foudre électriques à la Chuck Berry, pop songs façon Beatles et ballades fragiles à la Buddy Holly. On y retrouve Rolene, autre pépite que lui a emprunté Mink DeVille, mais ce coup-ci, la version Moon est la meilleure. Le riff est d’une simplicité qui n’a d’égale que l’efficacité et le texte tombe dessus avec l’impeccable précision d’un costard sur mesure. Moon Martin était-il le Saint-Laurent du rock ? Ou son Hergé ? « Come on operator gimme Rolene on my line, she knows what I need to ease a cravin’ in my spine ». En quelques mots et métaphores, tout est dit sur le désir et la frustration érotique. Et ça rime, comme dans un poème en alexandrins. Là encore, les mots claquent en un relais parfait avec les guitares.

Autres petits chefs d’œuvre rock qui fusent sur cet album et que les nécrologies ont oubliés : Hot house baby, l’histoire d’une fugueuse endurcie à l’école de la rue, propulsée par des breaks et contre-breaks à la Chuck Berry, ou Bootleg woman, merveille absolue en clôture de l’album qui serait à enseigner d’office à l’université du rock, si un tel oxymore existait. Comme le Little red corvette de Prince, Bootleg woman file la métaphore du sexe et de la voiture et mélange les genres comme un cinéaste de série B qui mixerait érotisme, thriller et fantastique (Tourneur ? La Féline ?). Tout est puissamment évocateur dans Bootleg woman : le texte et sa polysémie parfois mystérieuse, les arrangements, les différentes vitesses d’une chanson qui semble conduite comme une de ces courses sauvages de hot rod dont sont coutumiers les jeunes américains des smalltowns.

En 1980 sortait Street fever, troisième et ultime fleuron de la griffe Moon Martin dont l’intransigeant Bayon tressa les louanges dans Rock & Folk. Dans son papier, le grand rock critique avait parfaitement su évoquer les images mentales de costumes roses, de Cadillac chromées et de néons clignotants que convoquait l’album, tout cet Americana encapsulé dans des chansons de trois minutes. C’est l’album où figure Bad news, unique et improbable tube hexagonal pour Moon Martin. De fait, la chanson est superbe : toute en retenue, mise en son épurée, palette sonore atmosphérique sur laquelle le chanteur vient feuler comme un enfant apeuré dans la nuit. Bad news est certes un bijou mais Street fever recelait bien d’autres pépites (Five days of fever, Breakout tonight, Cross your fingers…).

Après ces trois disques d’or (en qualité si ce n’est en chiffres de ventes), l’art de Moon Martin s’est peu à peu dilué dans une vaine quête de modernisme (cette remarque n’est pas une critique générale de la modernité mais le constat que certains artistes sont plus à l’aise en cultivant leur jardin). Moon a voulu s’adapter aux nouveaux sons de l’électropop, il a tenté de frotter son classicisme vintage aux synthés et boîtes à rythmes, mais tout le monde n’est pas Alan Vega. De Mystery ticket en Mixed emotion, la réussite n’était plus au rendez-vous, la grâce s’est enfuie et Moon s’est perdu. Que lui a-t-il manqué pour que son savoir-faire d’horloger du songwriting soit plus largement reconnu et laisse une trace plus profonde dans l’histoire du rock ? Sans doute une plus forte longévité, un peu de charisme, une voix plus riche, des disques mieux produits, un bon manager, un brin de savoir-faire commercial ou de flair carriériste… Le classicisme de son écriture, aussi bon soit-il, était-il voué à ne séduire qu’un public réduit d’esthètes du rock ?

Toujours est-il que si Moon est parti, ses chansons sont toujours là pour nous dispenser quelques jolies leçons d’élégance rock. Car dans le rock, tout est affaire de fulgurance et de style et les textes n’y échappent pas : il faut savoir les porter avec la même élégance, le même impact qu’une mélodie, une guitare, un perfecto, des boots, une moue du visage ou une mèche de cheveux. Contemporain de Moon Martin, Joe Jackson avait bien résumé cette idée que tout fait style par le titre et la pochette de son premier album : la photo d’un bas de pantalon qui tombait impeccablement sur une paire de boots blanches et dans un rai de lumière, et ça s’appelait Look sharp ! – traduction : « ayez l’air élégant », « sapez-vous bien », « soignez votre look ! ». Mais l’élégance ne se décrète pas, c’est un talent : peu de rockers écrivaient et composaient aussi sharp que Moon Martin, élève orfèvre digne de ses maîtres Buddy Holly et Chuck Berry.


Serge Kaganski

Journaliste, Critique de cinéma

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