Politique culturelle

En art, ce qui n’existe pas ne manque pas

Directeur du Théâtre de la Bastille

Les théâtres et les musées ont rouvert doucement leurs portes puis les cinémas. Que nous a enseigné le confinement de ce « manque » d’art ? Il y a bien eu du manque, mais ce manque était de socialité et non d’art. Il faudrait donc éviter une double erreur : penser que l’absence d’art crée du manque et que de ce manque se déduirait un appétit renouvelé. Une des premières qualités du théâtre est la présence de l’autre, des autres, réunis devant cet étranger qu’est toujours l’art en sa meilleure expression. Les autres nous manquent, mais le théâtre ?

Cette idée que j’emprunte à Gilles Deleuze résonne aujourd’hui avec l’ambiguïté d’une situation de privation inédite. Deleuze faisait référence à la littérature russe à la pire époque du stalinisme. Rien de commun avec aujourd’hui, en Europe. Je ne peux évidemment prouver – comment le pourrais-je ? – la réalité de cette affirmation – en art, ce qui n’existe pas ne manque pas – si ce n’est que l’énergie que déploient nombre de théâtres pour ne pas se faire oublier, outre son inventive générosité, pourrait bien suggérer par la crainte qu’elle révèle la vérification de l’affirmation deleuzienne. On peut s’en soucier.

Déjà, remarquez que cette affirmation contredit frontalement l’injonction libérale dont se réclamait Nicolas Sarkozy Président, selon laquelle il nous reviendrait, à nous producteurs et réalisateurs, de répondre à la demande. Le succès et l’indépendance économique qui en résulteraient – même relatifs – seraient à portée de main, à la condition de proposer ce qu’on nous demande. C’est tout confondre. Qu’il y ait pour le plus grand nombre une demande de divertissement, nul n’en doute, et encore moins dans cette période post-confinée. Mais quel divertissement, de quelle qualité ? Mystère.

Si la production de divertissements peut parfois s’approcher des subtilités et des profondeurs de l’art, nombre de séries le prouvent, l’autonomie de l’art le plus exigeant reste néanmoins hors de portée de ce qui se donne comme commerce. Le confinement a créé pour certains – pour certains seulement – un temps libre inattendu. S’agit-il d’un temps libéré ou d’un temps vacant ? Pour le penser libéré, ne faudrait-il pas s’assurer qu’il s’accompagne ou s’induit d’une énergie nouvelle, d’un élan novateur vers ce que les jours antécédents ne permettaient pas ? Mais que dit la visite virtuelle d’un musée ou la captation vidéo d’un spectacle – à supposer qu’elles se fassent en grand nombre – de ce supposé désir ?

Il me semble au contraire que l’absence de socialité à laquelle le confinement nous a contraint s’accompagne d’une décrue de l’énergie nécessaire à la rencontre de l’art. La visite en chambre manque de réalité, elle sera au mieux distrayante, passagère et distraite : elle risque de manquer l’effet de concentration et de surprise que produisent les rencontres réelles. Et pourtant musées et théâtres s’efforcent d’entretenir la flamme, craignant sans l’avouer que l’absence ne génère qu’une légère apathie quand ce n’est pas une réelle tristesse, sourde et molle, telle que me l’ont confiée quelques amis, peu sujets à l’improductivité et qu’ainsi, le supposé manque ne se conclue que par la dispersion des attentes. Il y a du manque, mais ce manque est de socialité et non d’art : c’est une question. Il faudrait donc éviter une double erreur : penser que l’absence d’art crée du manque et que de ce manque se déduirait un appétit renouvelé.

La confusion est facile, car le mode d’existence de l’art – évident pour le théâtre – s’exerce au cœur d’une certaine socialité ; il suggère une coprésence, un échange. Une des premières qualités du théâtre est la présence de l’autre, des autres, réunis devant cet étranger qu’est toujours l’art en sa meilleure expression. Les autres nous manquent, mais le théâtre ? Les rencontres dont il est l’occasion génèrent un manque, mais celui-ci ne peut se confondre avec ce qui n’a pas lieu, la rencontre inconnue, laquelle pourrait bien ne pas manquer. Car la rencontre d’un imaginaire n’est certes pas réductible à la socialité qui n’en constitue que l’entourage.

Nous sommes (identité) ce que les autres font de nous, que nous sommes par les autres et non par le seul « moi ».

Si l’on ne voit jamais bien un spectacle qu’en se réfugiant en soi, en créant dans ce milieu que sont les autres présents sa propre solitude, c’est parce que la situation réelle de l’assemblement donne à la solitude force et imagination. Ce avec quoi le regard solitaire devant un écran ne peut rivaliser. L’expérience ne peut être la même, si expérience il y a. Être isolé et être seul ne sont pas de même nature. La solitude aspire à son amplitude, l’isolement se résout à l’enfermement. L’une enfouit et préserve, l’autre détruit. L’une est ressource, l’autre est détresse. Or, le confinement nous a isolé, ce par quoi il pouvait générer de la tristesse. L’isolement nous a « déshabité », il a interrompu le mouvement par lequel chaque corps est en recherche de plus vaste que lui.

Le mode d’habitation de soi (subjectivation) que génère entre autre l’art, est le double mouvement de « sortie de soi » à partir d’un soi ouvert ; c’est une brèche qui dicte l’incessante amplification de son retour et rend obsolète toute pulsion de clôture. Mais que ce mouvement cesse, il ne manque pas, quand bien même le plaisir disparu laisserait la trace nostalgique de son absence. C’est pourquoi, il y a quelque chose de profondément troublant à observer ce qui se joue en soi dans ce moment de suspension. Comment comprendre cette décroissance d’intensité que nous étions nombreux à vivre, je crois, si ce n’est en repensant que nous sommes (identité) ce que les autres font de nous, que nous sommes par les autres et non par le seul « moi ». Constat banal sans doute, mais cette banalité même, par sa négativité réelle, est une ressource inattendue, pour tous ceux qui en auraient douté, au moins ! Expérience réelle !

Nous pouvons de nouveau nous retrouver devant des œuvres fortes au théâtre. Et ce sont elles, et non le supposé manque, qui revitaliseront le désir que l’on a d’elles. C’est leur présence que nous attendons. Je ne crois pas que l’on comble le manque, je crois qu’on l’excède. Penser que le manque crée du désir, c’est en faire une outre vide dont la sensation que nous en aurions nous inciterait à la remplir. C’est faire du manque une force. Or, le manque n’est rien et rien ne produit rien. Je ne vois pas comment le manque pourrait être une force. Hors la présence (l’offre réelle), le manque d’art est une illusion, au mieux un souvenir pour ceux qui en furent les praticiens les plus exigeants.

Réminiscence, comme chez Platon : comment savoir ce que je cherche puisque je l’ignore, lui demande-t-on ? Par un souvenir qui précède, dans un autre monde, répond-il. Comment le croire ?! Le constat d’aujourd’hui serait que le confinement a absenté la socialité qui créait cette énergie commune que chacun pouvait capter à son profit et en décupler son propre désir. À la fin du confinement, nous sommes nombreux sur les terrasses des cafés, couverts de masques sans doute. Je n’ose imaginer ce que serait une salle de théâtre occupée par des spectateurs masqués et méfiants. Affreux carnaval, grotesque assemblée. Je n’osais pas plus imaginer que la fermeture se prolongerait. Nombre d’entre nous ne s’en seraient pas remis.


Jean-Marie Hordé

Directeur du Théâtre de la Bastille, Paris

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