International

Poutine président perpétuel

Politiste

Depuis le 25 juin et jusqu’au 1er juillet, les Russes sont appelés aux urnes pour un référendum qui, sous couvert notamment de « garantir que l’histoire ne soit pas falsifiée », doit permettre à Vladimir Poutine de se maintenir au pouvoir jusqu’en 2036. L’interdiction de contester l’histoire officielle se confond avec l’interdiction de contester le pouvoir, au nom de la stabilité, du patriotisme et de la continuité. Au profit de l’homme fort du Kremlin.

Le 1er juillet prochain, l’approbation des amendements à la Constitution de la République fédérale de Russie de 1993 obtiendra la majorité. La modification la plus importante mais pas la seule, et qui du reste par tactique n’a pas été mise en avant lors de la campagne électorale, est la possibilité pour l’actuel président de la République Vladimir Poutine de se faire élire pour deux nouveaux mandats de six ans au terme de son mandat actuel. Poutine, dont le premier mandat date de 2000, pourra se succéder à lui-même jusqu’en 2036 ; il aura alors 84 ans.

publicité

Il affirme l’impératif de « stabilité » pour la Russie qu’il veut incarner. Le vote était programmé pour le 22 avril mais la pandémie de Covid-19 a contrarié ce plan. Le référendum devait précéder de quelques jours une cérémonie majeure le 9 mai 2020, avec des défilés dans beaucoup de villes russes, pour marquer le 75e anniversaire de la capitulation de l’Allemagne. Mais la pandémie a conduit à un report au 24 juin sans les avantages d’une date emblématique. Une partie de la cérémonie est gâchée car des chefs d’État étrangers qui devaient assister à la célébration du 9 mai ne sont pas présents, notamment Emmanuel Macron et Xi Jinping .

Pour mesurer la portée des amendements votés le 1er juillet, il faut rapidement décrire la structure d’ensemble des institutions adoptées en 1993 sous Eltsine. Puis montrer comment les transformations en cours produisent un durcissement idéologique spécialement patriotique, pour ne pas dire nationaliste. Et enfin on pourra relever quelques traits de la campagne électorale.

Après la période communiste, la Constitution de 1993 fait de la Russie un « État de droit démocratique et fédéral » avec une forme républicaine. Elle énonce quelques principes comme la séparation des pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires. Elle énumère aussi une série de garanties pour le citoyen : droit de propriété, laïcité, « pluralisme idéologique », « pluralisme politique », liberté de conscience, égalité de droits entre l’homme et la femme, entre autres. Le président de la République est élu au suffrage universel direct, et il est rééligible une fois.

Son élection est à deux tours : il doit avoir 50 % des voix au premier tour sinon les deux candidats arrivés en tête s’affrontent dans un second tour (ce qui n’a jamais eu lieu depuis 1993). Il a beaucoup de prérogatives puisque il peut dissoudre la Chambre. Un premier Ministre est responsable devant la Chambre des députés, et un Conseil de la Fédération représente les différentes entités constituant l’État national. On trouve une Cour Constitutionnelle et une procédure de révision de la Constitution. Bref, l’équipement institutionnel d’un État moderne où l’exécutif a beaucoup de prérogatives.

Pour se renforcer encore, Poutine a créé un parti qui lui sert de relais dans l’opinion, à la sélection de cadres, et qui a une large majorité à la Douma.

Mais cela conduisit à un régime autoritaire, quoique avec des élections multi-partis, dans un pays qui n’a jamais connu de régime démocratique. Des partis politiques d’opposition efficaces n’émergent jamais puisqu’ils sont systématiquement brimés : leurs candidats sont entravés sous des couverts légaux lors des élections. On ne trouve pas de syndicats mobilisateurs à l’échelon du pays. Bien que des grèves existent, le mouvement ouvrier n’est ni structuré, ni national et les employés ou les fonctionnaires ne sont pas une force revendicative. Les associations de la société civile ne sont pas assez vivaces pour limiter le pouvoir politique : elles sont menacées de se voir accusées d’être au service de l’étranger, comme l’est la plus célèbre d’entre elles, Memorial.

Quand à la presse, elle n’existe pas comme un contre-pouvoir consistant. Depuis l’incarcération du magnat du pétrole Mikhaïl Khodorkovski au début des années 2000, les oligarques savent qu’ils ne doivent pas se mêler de politique. Les réseaux sociaux sur Internet ne peuvent se transformer en opposition quelque soit leur succès auprès de la jeunesse urbaine. Et Poutine a des ressources. L’Église orthodoxe rétablie après des décennies de persécution est un étai pour lui.

Pour se renforcer encore, Poutine a créé un parti qui lui sert de relais dans l’opinion, à la sélection de cadres, et qui a une large majorité à la Douma : Russie unie. Le nom même de ce parti est un mot d’ordre et le thème de la lutte pour « l’unité » de la Russie est inscrit dans la révision de la Constitution. Poutine a donc accumulé de la puissance entre ses mains, d’autant qu’il dirige une politique étrangère expansive avec l’invasion d’une partie de la Géorgie, de l’Ukraine, l’annexion de la Crimée ou le soutien militaire massif à Assad en Syrie et l’intervention en Libye.

On appelle siloviki (du mot russe « force ») les hommes politiques issus des administrations de force – armée, renseignement, police et autres – et Poutine est l’un d’entre eux. On sait qu’il fut officier du KGB (Comité pour la Sécurité de l’État) dont le successeur, le FSB (Bureau de Sécurité de la Fédération de Russie), a montré ostensiblement la permanence de l’institution en conservant le même siège, la Loubianka, qui fut aussi une prison, au cœur de Moscou.

Poutine fut sous Eltsine le dirigeant de ce même FSB avant d’être premier Ministre, puis il fut élu président de la République en 2000 et réélu en 2004. Pour contourner l’interdiction de faire plus de deux mandats successifs, il a fait appel à un subordonné, Medvedev, qui devint à son tour président de la République, et à la fin du mandat de celui-ci, ils permutèrent. Une réforme fit passer le mandat du président de 4 à 6 ans, et Poutine est élu président en 2012 – avec des accusations de fraude et des manifestations – et en 2018.

Ainsi Poutine est au pouvoir depuis plus de 20 ans consécutifs, et il veut réviser la Constitution pour se faire réélire. Le 15 janvier 2020, Poutine annonce qu’il faut amender la Constitution et nomme un nouveau premier Ministre – Mikhael Michoustine, un haut fonctionnaire de l’administration fiscale qui ne voit aucun député voter contre lui – à la place de Medvedev. La procédure de révision commence, mais elle est coupée en deux.

En effet, le 10 mars, lors d’un débat sur les amendements en seconde lecture devant la Douma, une figure glorieuse de l’Union soviétique et doyenne de la Douma, la députée du parti Russie Unie Valentina Terechkova, première femme à avoir accompli un voyage spatial en 1963, affirme que si la situation l’exige, il faut permettre au président actuel de se représenter.

Poutine, qui joue la surprise, vient participer à la séance et il commente les amendements à la Constitution, insistant sur la nécessité de la « stabilité », et accepte l’invitation de la députée cosmonaute à condition que la Cour constitutionnelle l’entérine. Puis tous les amendements, dont celui-ci, sont acceptés par un vote massive : 382 députés pour 44 abstentions et zéro contre.

La valeur du passé conçu comme tradition à honorer, et la volonté de s’inscrire fidèlement dans l’histoire sont affirmées.

Mais une perturbation majeure survient : l’épidémie de coronavirus. Tout était pourtant bien organisé : le référendum le 22 avril, puis le 9 mai, la célébration de la défaite de l’Allemagne, victoire grandiose et mémoire des morts. Mais il faut inverser le calendrier et tout décaler fin juin. Outre de compliquer le calendrier politique, la pandémie a un autre effet. Une manœuvre touchant le marché du pétrole où la Russie est active commence fin février 2020 : baisse du baril.

Mais les pays producteurs ne pouvaient anticiper la chute de la demande en raison de la pandémie, ce qui conduisit à un écroulement spectaculaire du prix et à une chute importante du rouble. Cependant, la Russie a des réserves de trésorerie qui viennent de ses exportations de pétrole (elle est dans la tête des pays exportateurs de pétrole et de gaz) et d’armes (où elle est le second exportateur). Et ce n’est pas un État-providence redistributeur : les dépenses sociales sont faibles, comme on le voit pendant l’épidémie où les sommes allouées aux salariés et aux entreprises sont sans comparaison avec celles de la France ou de l’Allemagne.

La Cour Constitutionnelle donne, sans surprise, un avis favorable à l’amendement initiée par la cosmonaute, et il sera inclus dans un ensemble d’autres amendements. Ils possèdent un contenu idéologique fort, même si la structure des pouvoirs en Russie n’est pas formellement bouleversée. Certains sont des promesses pour la partie la moins aisée de la population dans une société profondément inégalitaire et prévoient un salaire minimum et un système de retraite plus équitable avec une indexation annuelle, ce qui est censé répondre à la grogne d’une partie de la population, surtout âgée.

Surtout, la valeur du passé conçu comme tradition à honorer, et la volonté de s’inscrire fidèlement dans l’histoire sont affirmées avec une référence théologique étonnante au XXIe siècle. Un amendement souligne en effet la continuité de l’État russe, et affirme que la Fédération de Russie est « unie par une histoire millénaire ». Elle a préservé « la mémoire des ancêtres qui nous ont transmis leurs idéaux et la foi en Dieu ». Cette affirmation se trouve après un alinéa qui soutient que la Russie est le « successeur légal de l’URSS sur son territoire », si bien que le principe de la continuité historique est posé sans recul par rapport au passé communiste.

Et cette persistance millénaire de la Russie doit être garantie pour les générations futures : « L’État crée des conditions propices au développement spirituel, moral, intellectuel et physique complet des enfants, à l’éducation au patriotisme, à la citoyenneté et au respect des aînés ». Dans l’esprit de cette continuité qui a légué rien moins que la foi en Dieu, il convient de respecter ceux qui se sont battus pour la Russie et de garantir que l’histoire ne soit pas falsifiée : « La Fédération de Russie honore la mémoire des défenseurs de la Patrie, assure la protection de la vérité historique. Il n’est pas permis de déprécier l’importance de l’exploit du peuple pour la défense de la Patrie. »

Du coup Poutine, en pleine campagne pour le vote, donne un contenu narratif à cette « vérité historique » dans un long article où il soutient que le Pacte Hitler-Staline de 1939 trouve sa cause dans la politique des démocraties européennes et de la Pologne, et il entérine la main-mise de l’URSS sur l’Europe de l’est après la guerre.

Ainsi, le patriotisme n’est pas une ferveur vague mais reçoit un contenu déterminé et il n’est pas un choix individuel mais une obligation inscrite dans la Constitution. Il s’agit aussi de stigmatiser ceux qui n’acceptent pas cette vision partagée et qui font apparaître les côtés négatifs de l’histoire de l’URSS.

Dans un amendement qui énumère les compétences conjointes de l’État fédéral et des Républiques fédérées, on trouve la protection de la famille mais il est précisé qu’elle porte aussi sur la protection « de l’institution du mariage en tant qu’union d’un homme et d’une femme ». Ainsi l’interdiction du mariage entre personnes du même sexe est constitutionnalisée. Poutine s’est du reste personnellement engagé en faveur de cette décision : lors d’un débat sur les amendements, il a déclaré que tant qu’il serait président, il n’y aurait pas de mariage homosexuel.

Dans un entretien au Financial Times de juin 2019, il affirme que « l’idée libérale est obsolète » et étaye son propos en dénonçant l’immigration (il accuse les immigrants, selon un topos classique de l’extrême droite, de tuer, piller, violer en tout impunité). Mais il illustre aussi son hostilité au libéralisme des mœurs car, tout en avançant qu’il n’a pas d’hostilité envers les personnes LGTB, il critique l’autorisation pour des enfants de tenir « cinq ou six rôles genrés », et il ajoute que « cela ne doit pas atteindre la culture, les traditions et les valeurs familiales traditionnelles de millions de personnes constituant le noyau de la population.» Et c’est bien ce « noyau » (imaginaire) que Poutine veut mobiliser pour la révision de la Constitution.

L’épidémie ébréchera la majesté ostentatoire de la parade militaire, mais celle-ci aura bien lieu.

Le vote s’étalera du 25 juin au 1er juillet et respectera des mesures d’hygiène. Un des risques pour les dirigeants russes est une trop forte abstention. D’où le vote sur plusieurs jours et aussi la possibilité de transporter sous conditions des urnes chez des particuliers – ce qui entraîne des soupçons d’irrégularités. Pour mobiliser les électeurs, la mairie de Moscou va attribuer des bons d’achat valides dans de nombreux commerces pour les votants.

Enfin, dans le nouveau calendrier, le vote commence au lendemain même de la célébration de la victoire. L’épidémie ébréche la majesté ostentatoire de la parade militaire, mais celle-ci a bien lieu. Poutine en supervise la préparation par vidéoconférence. Ainsi, il entérine qu’elle inclura des armes ultra-modernes mais aussi des chars T 34, un blindé comme symbole de la « Grande guerre patriotique », le nom utilisé en URSS et Russie pour la seconde guerre mondiale : il s’agit d’illustrer de façon spectaculaire le patriotisme et la référence à l’histoire contenus dans les amendements.

Ces parades étaient accompagnées les années précédentes d’un défilé spécifique à la Russie qu’on appelle « le Régiment immortel ». En effet, lors de cet anniversaire, des Russes très nombreux défilent dans le pays tout entier brandissant la photo de leurs ancêtres morts ou blessés dans la « Grande guerre patriotique » : Poutine s’est montré au premier rang d’un défile moscovite avec la photo de son père qui fut blessé. Cette année il prononce un discours où il exalte l’héroïsme des soviétiques face au nazisme.

La campagne électorale fait apparaître des affiches où l’on voit une fillette, l’air grave, portant un bouquet de fleurs mais vêtue d’un habit militaire russe, et en gros caractères, on peut lire : « Protégeons la mémoire de nos ancêtres. Constitution 2020 » ! Et une autre montre une famille avec le slogan : « Préservons les valeurs familiales », tandis qu’au moins une vidéo homophobe brutale circule. Mais certaines interventions précisent quel sens politique les changements constitutionnels ont pour le pouvoir russe.

Ainsi, un très haut dirigeant, Nicolas Patrouchev, un silovik typique, proche de Poutine et lui aussi ancien du KGB puis à la tête du FSB, présente dans un journal à forte diffusion une justification politique de la révision de la Constitution. Selon lui, la Russie est menacée par une déstabilisation qui vient des États-Unis et de l’OTAN qui trouvent un relais dans les ONG russes liés à l’étranger (et soutenus notamment par la fondation Soros) qui pourraient entreprendre une « révolution de couleur ».

Ce nom est attribué aux mouvements qui en Géorgie (en 2003) et en Ukraine (2004) ont renversé les régimes en place avec une volonté de démocratisation et dont les dirigeants russes considèrent qu’ils sont une menace pour eux. Le régime russe, État de puissance, estime qu’il est de son droit absolu de contrôler le système politique des États qui étaient membres de l’URSS. Peur de la contagion libératrice et volonté hégémonique se combinent et expliquent les interventions armées et les emprises territoriales en Géorgie et en Ukraine.

Pendant le confinement, Poutine se montre en visioconférence et discute, par exemple, des conditions sanitaires du défilé militaire, tandis que des fantassins ou des tankistes répètent la parade en rangs serrés mais avec des masques chirurgicaux. Poutine ne prend pas une position en flèche contre l’épidémie et à Moscou, c’est le maire de l’immense métropole qui prend la responsabilité de la gestion de la crise sanitaire.

Il faut attendre le 12 juin, alors que le confinement se relâche, pour que Poutine se montre en public à la fête nationale où il insiste sur la continuité de l’histoire de la Russie. Pour lui, il est juste que cette constance soit inscrite dans la Constitution, et il se dit persuadé que la « majorité absolue des Russes » approuveront les amendements qui affirment les traditions et la culture russes ainsi que le souvenir des ancêtres et l’inviolabilité des frontières.

Poutine résume tout cela d’une formule : « Pour nous, l’amour de la Patrie et de la mère qui nous a donné la vie sont des sentiments du même ordre ». Mais il ne parle pas à cette occasion, ni ses proches politiques, de la modification qui lui permettra d’être réélu deux fois : il ne s’agit pas de faire du vote un plébiscite personnel. Amour pour la mère patrie mais amour paternel pour le chef n’est pas convoqué ! Et s’il évoque brièvement sa possible réélection, Poutine se garde de dire que si les modifications de la Constitution n’étaient pas approuvées, il démissionnerait, ce qui serait politiquement logique étant donné son fort engagement pour une mesure dont chacun sait qu’il en est l’architecte.

Il y aurait eu d’autres techniques que de passer par une révision votée de la Constitution pour lui permettre de conserver un rôle premier dans le système politique russe. Mais le régime russe, depuis la fin de l’URSS, doit résoudre le problème de la succession des chefs de l’État. Il n’est pas question qu’ils puissent avoir une orientation différente de celle voulue par les élites policières et militaires, si bien que tous les dirigeants russes ont été désignés par leur prédécesseur, et qu’il n’y eut jamais d’alternance au pouvoir.

En même temps, le régime exige des élections qui lui assurent une forme de reconnaissance par les autres États. On peut le catégoriser comme « autoritarisme éléctoral » où les détenteurs du pouvoir, opprimant les libertés, sont assurés de ne pas céder à une autre majorité. Les élections sont un bénéfice pour le pouvoir sur le plan international, et par exemple, l’on imagine la difficulté de l’Allemagne qui a besoin du gaz russe si Poutine avait décidé de se maintenir au pouvoir en violant la Constitution.

C’est pourquoi les dirigeants russes respectent la lettre de la Constitution ainsi que les procédures juridiques et que, tout en suivant la loi, Poutine pourrait être au pouvoir pendant 36 ans. Mais la Russie n’est un État de droit que sur un mode abstrait : les règles formelles sont respectées mais sans donner aux citoyens la possibilité de se mobiliser pour leurs droits, ce qui supposerait l’existence d’une société civile active. L’État de puissance autoritaire enferme les citoyens dans sa logique présidée par Poutine.


Dominique Colas

Politiste, Professeur à Sciences Po