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Il contient des multitudes – à propos de Rough & Rowdy Ways, le nouvel album de Bob Dylan

Journaliste

Premier album composé de nouveaux titres depuis Tempest en 2012, Rough and Rowdy Ways est sorti le 19 juin dernier. Après un fantastique ballon d’essai venu de nulle part pendant le confinement (« Murder most foul »), voici donc l’extraordinaire nouvel « album testamentaire » de l’increvable Bob Dylan. Décidément, le Zim connaît, depuis une dizaine d’années, l’une des périodes les plus fécondes de sa riche carrière.

Il a tout vu, tout connu, tout créé, endossé de multiples masques, disparu sous de multiples alias, traversé toute la culture populaire des soixante dernières années, n’a plus rien à prouver. Et pourtant, depuis une dizaine d’années, Bob Dylan connaît une des périodes les plus intéressantes et fécondes de son long chemin.

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En 2012, on a cru que Tempest serait son chant du cygne, son testament folk blues inspiré, son adieu en beauté : le barde y reparcourait les mythes, légendes et mystères de l’Amérique avec une voix rocailleuse de vieux sachem, de griot au zénith, de cantor aux cordes vocales merveilleusement patinées par l’alcool, la clope et la vie. Mais ce n’était pas fini. Dylan allait encore surprendre avec une improbable trilogie du « great american songbook » (Shadows in the night, Fallen angels et Triplicate, ce dernier étant une trilogie dans la trilogie).

Avec son groupe la jouant orchestre de cabaret chic pour fin de nuit, tout en swing feutré et arrangements dépouillés, Dylan chaussait les mocassins vernis de Frank Sinatra, Nat King Cole, Dean Martin & co, s’appropriant le répertoire classique de Tin Pan Alley contre lequel il était né à la musique et avait ferraillé quarante ans plus tôt. Ainsi donc allait-il conclure son fastueux parcours par un ultime pied de nez, une majestueuse feinte de maître-dribbleur, une façon totalement inattendue de boucler la boucle en Mercure aux talons ailés insaisissable de la chanson américaine ?

Non, toujours pas. Après avoir envoyé un fantastique ballon d’essai venu de nulle part pendant le confinement (« Murder most foul »), voici donc Rough & Rowdy Ways, le nouvel « album testamentaire » de l’increvable Bob Dylan. Première impression qui saute aux oreilles, la voix de vieux bluesman charriant toute la boue et la mémoire du Mississippi est toujours là, superbe organe rageur et presqu’épuisé d’un bientôt octogénaire. Ce n’est pas anodin, la voix de Dylan, si souvent objet de dissensus auprès des amateurs de rock. Les anti-dylaniens disent souvent n’avoir jamais accroché à l’auteur de Blood on the tracks précisément en raison de cette voix si particulière.

Et il faut bien admettre que durant les années 70-80, le chantre de Blonde on blonde cherchait sa voix et ne la trouvait pas, oscillant entre improbable bêlement nasillard et vagissement désagréable même aux oreilles du dylanien le plus endurci. Mais là, depuis dix ans, rien à dire, l’âge venant, l’organe du Zim a pris des notes poivrées à la Howlin Wolf, et si l’ADN nasal si typique est toujours présent, le chant dylanien vient désormais autant des tripes que du larynx.

Musicalement, le chanteur et son fidèle groupe des dernières décennies se partagent entre blues-rocks classiques Chicago style (« False prophet », « Goodbye Jimmy Reed »), ballades mélodiques (« I’ve made up my mind to give myself to you », « Mother of muses ») et improvisations ad lib soutenant de longues litanies (« I Contain multitudes », « Key west », « Murder most foul »). Retenant les leçons de la trilogie Tin Pan Alley, les musiciens jouent soft et cool, tels de vieux briscards d’orchestre lounge, sauf quand ils appuient sur la pédale boogie et montent un peu le son.

Dans le grenier dylanien, on repère facilement cet art de la maïeutique consistant à mitrailler mots, formules, métaphores, jeux de mots et citations.

Mais l’essentiel est ailleurs, dans les textes et dans la manière dont Dylan les crache, et aussi dans la façon dont ils s’ajoutent au grand œuvre d’un songwriter qui a, rappelons-le, obtenu un honneur littéraire pas franchement négligeable du côté de la Suède en 2016. En dehors d’autoportraits pince-sans-rire (« False prophet ») ou d’hommages au blues (« Goodbye Jimmy Reed »), deux veines principales irriguent les mots de ce nouvel album. La première, typique de l’art dylanien, interroge l’histoire américaine en la faisant réverbérer face à des références bibliques, shakespeariennes, culturelles, et sous forme de longs poèmes psalmodiés à la manière du talking blues.

Dans le grenier dylanien, on repère facilement cet art de la maïeutique consistant à mitrailler mots, formules, métaphores, jeux de mots et citations dans des chansons comme « Subterranean Homesick Blues », « Like a rolling stone », « Desolation row », ou « Visions of Johanna »… Ici, on le retrouve dans « I Contain Multitudes » qui ouvre l’album, long poème collage orchestrant images et name-dropping, qui est peut-être aussi une forme d’autoportrait. « I paint landscapes and I paint nudes, I drive fast cars and I eat fast foods, I carry four pistols and two large knives, I’ll play Beethoven sonatas and Chopin’s preludes » frime le narrateur en organisant non sans humour la rencontre entre les artistes et les outlaws (dans la vision dylanienne, ce sont les mêmes), la culture noble et la culture de masse, dans un texte où sont également nommés Edgar Poe, Anne Franck, Indiana Jones, William Blake ou les Rolling Stones.

Même torrent de références mythiques et mythologiques dans « My Own version of you », relecture très personnelle du mythe de Frankenstein où défilent Leon Russell, Liberace, les Troyennes, les Croisades, Freud et Marx, Jules César, Saint-Jean et Saint-Pierre, le jour du Jugement dernier et toute l’histoire de l’humanité. Là encore, humour pince-sans-rire à toutes les strophes, comme celle-ci : « I’ll take the Scarface Pacino and the Godfather Brando, mix it up in a tank, and get a robot commando ». L’apogée de ce style d’écriture est atteint dans « Murder most foul », cette longue rumination de 16 minutes sur l’assassinat de JFK qui sortit en éclaireur pendant le confinement et vient ici magistralement clôturer l’album.

Parallèlement à la boucherie de Dallas (qui marque selon Dylan le début de la fin pour l’Amérique, son innocence, son fameux Rêve issu de l’esprit des Pères Fondateurs), le barde d’Hibbings adresse une sorte de prière au DJ Wolfman Jack pour faire défiler tout ce qui a compté dans la culture américaine de ce siècle (plutôt le XXe) en une sorte de dernier bilan avant le baisser de rideau final.

Le name-dropping devient ici une manie, une obsession, une addiction qu’il ne faudrait pas trop prendre à la légère venant de Dylan : on sait l’homme avare en interviews, encore plus avare en compliments pour les artistes morts ou vivants, alors il n’est pas anodin d’entendre notre Sphynx bouclé égrener les noms des Beatles, d’Etta James, de Patsy Cline, de John Lee Hooker, de Thelonious Monk, de Charlie Parker, des titres de chansons comme « Mystery train », « Tommy », « Wake up little Suzie », « Key to the highway », « Dumbarton’s drums » (vieille chanson folk écossaise) ou bien des noms de figures historiques ou folkloriques comme Bugsy Siegel, Pretty Boy Floyd, Houdini, de stars de cinéma comme Marylin Monroe, Buster Keaton, Harold Lloyd, d’adosser cet inventaire historico-culturel à la description détaillée du crâne de JFK qui explose sous les balles et de terminer par un glaçant mais lucide « blood-stained banner », ce « sang sur la bannière étoilée » portant sans doute beaucoup plus loin et largement que vers le 22 novembre 1963 à Dallas.

On souhaite à beaucoup de vieux rockers et chanteurs de savoir pondre des albums aussi riches, aussi informés par l’Histoire, la culture et l’existence.

On ne peut s’empêcher de penser que cette mort de JFK et d’une certaine conception idéaliste et optimiste de l’Amérique porte aussi pour Dylan la conscience de sa propre mort qui approche. L’auteur de « Positively 4th street » n’est certes pas du genre à s’épancher sentimentalement sur ses propres angoisses mais plutôt à les évoquer de façon indirecte, sybilline. La mort est bien la deuxième thématique forte de l’album. Elle rôde dans « I Contain multitudes », « Murder most foul » ou dans l’humour morbide de « My Own version of you ».

On la perçoit après plusieurs écoutes dans la chanson d’amour « I’ve made up my mind to give myself to you » (la plus belle réussite mélodique du lot). « J’ai finalement décidé de m’abandonner à toi », chanson d’amour ? Oui, si elle s’adresse à une femme. Mais dans le deuxième couplet, il donne des précisions géographiques, voire routières : « I ‘m giving myself to you, from Salt Lake city to Birmingham, from East LA to San Antone ». Peut-être parle-t-il alors à son public, ces milliers de fidèles qui le suivent depuis des lustres dans le Never ending tour ?

Puis vient la dernière strophe : « I’ve travelled from the mountain to the sea, I hope that the gods go easy with me, I knew you’d say yes, I’ve made up my mind to give myself myself to you », et là, il dialogue sans doute directement avec la Faucheuse et proclame stoïquement son acceptation du couperet terminal. Le dialogue est encore plus clair, ou plutôt plus sombre, dans la chanson Black rider, un « cavalier noir » dont il est nul besoin de préciser ce qu’il représente : « black rider, black rider, tell me when, tell me how, if there ever was a time, let it be now, let me go through, open the door ».

Ok, là, rien à ajouter, Dylan est prêt pour le dernier voyage. Pour autant, celui qui est né Juif et fut un temps Born again christian (on n’a jamais vraiment su si cette conversion était affaire sérieuse ou passade esthétique provisoire pour le gospel), bref, ce mécréant jongleur d’imagerie religieuse semble croire en la promesse d’un paradis – un paradis très différent de celui de la Bible, bien terrestre et concret, du nom de Key West, qui est aussi le titre de la pénultième chanson de Rough & rowdy ways. « KW is the place to be, if you’re looking for immortality… KW is the getaway key, to innocence and purity, KW is the enchanted land… KW is paradise divine, KW is the horizon line ».

On ne sait pas si Robert Zimmermann va se fondre demain dans la ligne d’horizon de Key West, ou franchir après-demain la porte terminale du « black rider », ou tout simplement reprendre son Never ending tour pour dix années supplémentaires et quelques autres « albums testamentaires ». Ce qu’on sait, c’est qu’après l’avoir cru définitivement perdu dans les années 80, Dylan connaît l’une des périodes les plus fécondes de sa riche carrière.

Sa vieillesse n’est sans doute pas aussi galvanisante que les sixties rugissantes et rimbaldiennes de Highway 61 et Blonde on blonde, pas aussi touchante que le rebond seventies de Blood on the tracks puis de la Rolling Thunder review, mais on souhaite à beaucoup de vieux rockers et chanteurs de savoir pondre des albums aussi riches, aussi informés par l’Histoire, la culture et l’existence, aussi textuellement inspirés que Tempest ou ce Rough & rowdy ways. Chaque année qui passe, Dylan donne de plus en plus de consistance au refrain de « My Back pages », son classique de 1964 : « I was so much older then, I’m younger than that now / J’étais tellement plus vieux à l’époque, je suis bien plus jeune que ça maintenant ».


Serge Kaganski

Journaliste, Critique de cinéma

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