La mise en concurrence de tous contre tous : de la « LPPR » à l’instillation de l’esprit d’entreprendre à l’université
La mobilisation massive, engagée cet hiver par la communauté universitaire contre l’annonce de la Loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR), a été stoppée au mois de mars par l’arrivée de l’épidémie de Covid en France. Mais à peine le « déconfinement » engagé, le gouvernement a montré sa détermination à faire passer ce texte au plus vite, en faisant fi du rejet fort qu’il suscite. Dévoilé début juin, l’avant-projet de loi sera ainsi examiné en conseil des ministres le 8 juillet, alors que les universités et les centres de recherche restent largement fermés.
Si le texte est présenté par le gouvernement comme un moyen d’accroître les financements pour la recherche, les mesures qui se profilent risquent en réalité d’aggraver les logiques délétères, introduites au fil des différentes politiques menées depuis les années 2000 : réforme « Licence master doctorat » (LMD) qui avait eu pour objectif en 2002 d’harmoniser l’enseignement supérieur en Europe ; création en 2005 de l’Agence nationale de la Recherche (ANR) pour imposer la logique du financement par projet au détriment de crédits pérennes alloués aux équipes de recherche ; mise en place en 2006 de l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERE, devenue depuis HCERES) destinée à préparer l’identification des pôles d’« excellence » – labellisés depuis idhex (« initiatives d’excellence ») et labex (« laboratoires d’excellence ») qui, en 2011, monopolisent les ressources issues du « grand emprunt » selon une logique typique du new public management ; loi relative aux Libertés et Responsabilités des Universités (LRU) qui, depuis 2007, a largement contribué à la mise en crise de l’université en réduisant, au nom de l’ « autonomie », les budgets qui lui sont accordés, et qui a introduit la possibilité de recruter des enseignants-chercheurs sur des contrats de droit privé ainsi que le principe de la modulation des services[1] ; et, enfin, introduction de la sélection à l’entrée à l’université avec la mise en place du dispositif Parcoursup en 2017.
Cette succession de réformes, qui sont introduites progressivement pour ne pas « embraser l’université » selon les recommandations du rapport Aghion-Cohen, va dans le même sens : il s’agit de faire tomber, les uns après les autres, les obstacles à la création d’un vaste marché de l’enseignement supérieur et de la recherche, et d’imposer à tous (étudiants, enseignants-chercheurs, établissements…) le principe d’une concurrence « libre et non faussée », gage supposé de l’excellence et de l’attractivité internationale dans la vulgate néolibérale.
Consonante avec ce qui se joue dans d’autres secteurs (santé, transports, etc.), cette transformation de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR) conduira non à la suppression de l’université publique – qui reste essentielle pour accueillir une certaine fraction de la jeunesse – mais à la création d’une « troisième classe » de service public. Aux côtés des grandes écoles « d’élite », on assiste d’ores et déjà – et les réformes promises vont dans ce sens là – à une segmentation accrue entre, d’une part, des établissements qui, concentrant les ressources, maintiennent un bon niveau de recherche et d’enseignement et, d’autre part, un service public low cost où des universitaires dépourvus de moyens pour mener leurs recherches, surchargés de cours et de tâches administratives, enseignent à une masse d’étudiants issus des classes populaires et des petites classes moyennes. Pour autant, étudiants et enseignants subissent à l’entrée de ces établissements « de second rang » une sélection croissante, mécaniquement générée par la raréfaction de l’emploi titulaire dans l’ESR pour les premiers, et réalisée au terme d’un tri et d’une hiérarchisation précoce à l’entrée du supérieur, via Parcoursup, pour les seconds.
Si fournir des outils aux étudiants intéressés par la création d’entreprise peut s’entendre, que signifie le fait de vouloir « sensibiliser » et « former » tout un chacun à l’entrepreneuriat ?
Cette logique du « rabais » pour le plus grand nombre et du « meilleur » pour la minorité déjà la plus favorisée a été parfaitement résumée par le président du CNRS, qui, en novembre dernier, à propos de la LPPR, plaidait en faveur d’« une loi ambitieuse, inégalitaire – oui, inégalitaire, une loi vertueuse et darwinienne, qui encourage les scientifiques, équipes, laboratoires, établissements les plus performants à l’échelle internationale ». Ces transformations ont déjà été analysées par plusieurs travaux en sciences sociales et par les nombreuses tribunes provoquées par l’annonce de la LPPR. Mais, dans la suite, je propose de les éclairer à partir d’un mouvement sans doute moins visible, mais qui n’en contribue pas moins à socialiser les membres de la communauté universitaire aux logiques de la concurrence : l’introduction, à travers toute une série de dispositifs, de la rhétorique de l’entrepreneuriat dans l’enseignement supérieur sur laquelle j’ai enquêté au cours des années 2010.
Dès 1999, la loi sur l’Innovation et la recherche (dite « loi Allègre ») avait tenté d’inciter les chercheurs à devenir entrepreneurs. À la même période s’était répandu un mot d’ordre international, porté notamment par une organisation comme l’OCDE, sur l’importance, l’urgence même, de sensibiliser la jeunesse à l’« esprit d’entreprendre ». En France, des associations telles qu’« Entreprendre pour apprendre » ou « 100 000 Entrepreneurs » ont alors organisé, avec la bénédiction de la puissance publique, des interventions dans les écoles. Concernant les universités, si quelques timides initiatives avaient émergé auparavant, c’est essentiellement au cours de la décennie 2010 qu’une action publique, pilotée par le Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, est déployée afin de favoriser l’ « entrepreneuriat étudiant » à l’aide de dispositifs tels que le statut national de l’étudiant-entrepreneur et les Pôles étudiant pour l’innovation, le transfert et l’entrepreneuriat (ces PEPITE fonctionnant comme des « guichets uniques » de l’entrepreneuriat sur chaque territoire) créés en 2014. Si fournir, dans le cadre des dispositifs existants d’aide à l’insertion professionnelle, des outils aux étudiants intéressés par la voie de la création d’entreprise[2] peut s’entendre, que signifie le fait de vouloir « sensibiliser » et « former » tout un chacun à l’entrepreneuriat ? Pourquoi cela devrait-il devenir une mission de l’ESR au même titre que l’enseignement et la recherche[3]? L’enquête que j’ai menée a permis de mettre au jour les enjeux véritables associés à cette transformation politique.
La promotion de l’ « entrepreneuriat pour tous » s’inscrit tout d’abord dans la revalorisation du travail non salarié ou indépendant, qui est opérée depuis les années 1980, via la mise en avant de la figure de l’entrepreneur. La création en 2008 du régime de l’autoentrepreneur marque un tournant en donnant l’illusion qu’entreprendre est à la portée de tous. Mais, dirigée vers la jeunesse, cette valorisation inédite de l’entrepreneuriat tend en réalité à préparer les fractions les moins dotées à l’occupation de positions précaires aux marges du salariat, tandis qu’il facilite pour une élite plus favorisée l’accession à de nouvelles positions valorisantes, dans l’univers des start-ups par exemple. Dans la mesure où l’emploi indépendant ne correspond qu’à environ 10% de la population active – en décalage avec la place symbolique croissante accordée à l’entrepreneuriat, dans la société en général et dans l’ESR en particulier –, on ne tient pas là, de toutes façons, une solution d’insertion professionnelle à grande échelle pour les diplômés, alors même qu’il s’agit d’un argument largement mis en avant par le MESRI.
Mais le plus important est sans doute ailleurs. En s’adressant à « tout le monde », l’éducation à l’entrepreneuriat vise à façonner chez chaque élève et chaque étudiant, mais aussi chez les enseignants et le personnel administratif chargés de mettre en œuvre les dispositifs, un « esprit d’entreprendre » ou un « esprit entrepreneur » érigé en nouvel ethos du travailleur contemporain. En effet, le salarié devenu « entreprenant » est supposé mieux s’adapter à des modes de management accordant une place croissante au travail par projets et à la flexibilité, dans un contexte économique instable où il est amené à changer régulièrement d’activité et à enchaîner ou cumuler différents statuts.
Ce qui frappe, c’est la manière dont l’éducation à l’entrepreneuriat est associée par ses prosélytes à un moyen de développer les « savoir-faire » et les « savoir-être » des étudiants en matière d’« autonomie », d’« initiative », de « créativité », etc. Cette façon de présenter les choses peut avoir une certaine efficacité pour convaincre étudiants et personnels de s’engager dans ces dispositifs. Qui serait en effet pour l’hétéronomie, le suivisme et le conformisme ? Cependant, l’association de ces qualités au vocabulaire de l’entrepreneuriat interroge. Un chercheur du secteur public, un artiste, un ingénieur salarié d’une grande entreprise, ne peuvent-ils pas se montrer tout aussi autonomes, audacieux et créatifs ? Doivent-ils nécessairement se penser et se dire « entrepreneurs » pour développer ces manières de penser et d’agir ? Assurément non. Dès lors, à quoi sert ce recours croissant au champ lexical de l’entrepreneur et de l’entrepreneuriat dans la sphère éducative ?
Le projet est bien de sensibiliser les jeunes générations à l’évidence de la concurrence comme fonctionnement normal des rapports sociaux.
Dans les formations que j’ai observées, j’ai d’abord noté que ces compétences ou qualités étaient systématiquement associées aux notions de rentabilité, de profit ou encore de réalisme économique. Il est en effet inculqué aux étudiants qu’une « initiative » n’est intéressante que si elle peut être rentable, qu’« être créatif » revient avant tout à créer de la valeur au sens économique, et que n’est valable que ce qui est « valorisable » selon les logiques marchandes. Ce qui est aussi en jeu dans cette entreprise éducative, c’est de diffuser une idéologie selon laquelle, grâce à son seul « esprit d’entreprendre », chacun peut « réussir » (à accéder à un emploi, à gagner de l’argent, etc.) selon l’injonction libérale du « quand on veut, on peut ». On connaissait déjà les pièges du lexique de l’ « autonomie », que ce soit dans le champ social – où il sert à rendre chacun responsable de son destin et à stigmatiser l’ « assistanat » – ou encore dans le champ universitaire – où le recours à l’autonomie sert à la suppression des instances collégiales de direction au profit du renforcement d’un pouvoir managérial local sous tutelle ministérielle. On retrouve là encore ce vocable au service d’un discours qui se présente comme méritocratique… et qui conforte d’abord les positions des agents les plus dotés socialement, telle cette poignée de « startuppers » à succès, célébrés dans les médias et qui sont pour la plupart issus des plus grandes écoles et de milieux favorisés.
Last but not least, il s’agit d’introduire sans le dire certaines réformes dans l’enseignement supérieur. La montée en puissance des dispositifs autour de l’entrepreneuriat (cours, ateliers et diplômes, etc.) a tout à voir avec la valorisation de certaines formules pédagogiques et de certains contenus d’enseignement, directement inspirés de l’enseignement supérieur privé. Tandis que les écoles de commerce attirent un nombre croissant d’étudiants (surfant sur le sous-financement des universités), on assiste à l’importation dans de nombreuses filières d’études d’un modèle d’enseignement supérieur inspiré de celles-ci, et qui s’éloigne des objectifs de transmission de savoirs universels et de formation d’un esprit critique, au profit de la valorisation exclusive de « savoir-faire » et de « savoir-être » extrêmement normatifs, et actant la montée en puissance du management et de la gestion. Ces dimensions transparaissent également dans le succès actuel que rencontre une série de dispositifs, qui célèbrent un type de compétence oral formaté sur le modèle du « pitch » entrepreneurial[4], qu’il s’agisse des concours d’éloquence ou du concours « Ma thèse en 180 secondes ». Loin d’une forme scolaire qui accorde une place centrale à l’écrit et aux savoirs théoriques appuyés sur la science.
Bref, à travers l’éducation de la jeunesse à l’entrepreneuriat, le projet est bien de sensibiliser les jeunes générations à l’évidence de la concurrence comme fonctionnement normal des rapports sociaux, de diffuser, pour le dire comme Bourdieu, le nomos économique dans l’ensemble des champs sociaux. Si le champ universitaire est déjà marqué par la concurrence et la sélection permanentes, ces logiques ne cessent d’être exacerbées au fil des réformes que nous avons décrites. Pourtant, au-delà même de considérations de justice sociale et d’égalité, ce renforcement de la mise en concurrence de tous contre tous n’est pas souhaitable non plus du point de vue de l’efficacité. Dans le cas de la recherche, ce type de logique réduit la qualité. Précariser les chercheurs, les contraindre, par les modes d’attribution des financements, à ne mener que des recherches de court-terme censées être immédiatement rentables, constituent des manières de procéder à l’opposé des ambitieuses politiques de recherche construites dans les décennies d’après-guerre et qui s’étaient accompagnées de la construction d’un emploi stable, avec la création du CNRS puis du corps des maîtres de conférences, et de l’attribution de financements récurrents aux laboratoires.
Quant à la promotion croissante de l’entrepreneuriat auprès des étudiants – justifiée notamment par l’appel permanent à l’ « innovation » –, elle s’accompagne plutôt d’une injonction à dégager des profits à court-terme, à intégrer les normes de l’économie dominante plutôt qu’à les questionner. On constate certes aujourd’hui une appétence renouvelée chez les jeunes diplômés, pour l’entrepreneuriat social ou à « impact positif » (pour employer une nouvelle formule à succès), qui peut sans doute ouvrir des perspectives intéressantes. Mais la valorisation exacerbée de la figure de l’entrepreneur conduit à ce que les projets portés par les étudiants, y compris quand ils sont de nature associative ou qu’ils cherchent à s’inscrire dans l’économie sociale et solidaire, soient systématiquement orientés, par ceux qui les accompagnent, vers les normes économiques dominantes de la rentabilité et du profit ; et, à l’inverse, à ce que l’utilité sociale des projets, à partir du moment où ils sont qualifiés d’ « entrepreneuriaux », ne soit que trop rarement questionnée.
Nous sommes pourtant convaincus que ce n’est pas l’exaltation d’un « esprit entrepreneur » à l’échelle individuelle qui favorisera le plus efficacement une véritable capacité d’innovation collective, au service des enjeux écologiques et sociaux auxquels font face nos sociétés. Celle-ci aurait plus à gagner d’une véritable politique de démocratisation de l’enseignement supérieur, notamment par une amélioration du taux d’encadrement des étudiants de l’université, ainsi que d’une politique de recherche ambitieuse.