Littérature

Les rêveries d’une promeneuse accompagnée – sur Café Vivre de Chantal Thomas

Écrivain

Dans Café Vivre, qui rassemble des chroniques publiées de 2014 à 2018 dans le journal Sud Ouest, Chantal Thomas est fidèle à ce qu’on appellera volontiers une éthique de la liberté. Ouverte à tous les sujets et toujours disposée à la rencontre, elle voyage entre le continental et l’infime, à travers les lieux et les livres, de New York à Casanova, de son cher XVIIIe siècle au Japon contemporain, en passant par Arcachon ou le Malagar de François Mauriac… Mais ce serait réduire ce recueil que de le lire comme un simple journal de voyage(s), fût-il érudit : à travers le naturel très savant de son écriture se devine peut-être l’essentiel, à savoir quelque chose comme l’idéal d’une littérature heureuse.

Comment supporter sa liberté : tel était le titre, sous une forme à demi-interrogative, d’un bel essai de Chantal Thomas publié il y a quelques années, qui pour beaucoup de lecteurs fit date. Romans historiques ou récits de souvenirs plus personnels, ses livres n’ont cessé depuis de répondre, chacun à leur façon, à cette question de la liberté, en l’incarnant dans une voix, le corps d’une écriture sans pesanteur, qui répète et module le même manifeste heureux d’un monde (encore) possible – ce qui ne va pas de soi. Ce monde, celui qu’on aimerait partager avec Chantal Thomas, on le retrouve à l’évidence dans Café Vivre, qui réunit les « chroniques en passant » qu’elle a tenues de 2014 à 2018, une fois par mois, dans le journal Sud Ouest.

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Titre et sous-titre invitent d’emblée à une espèce de promenade littéraire dont l’exergue, magnifique, n’est pas pour rien emprunté à Nicolas Bouvier : Café Vivre est ainsi le nom d’un café de Kyoto, dans ce Japon où l’on aime jouer des appellations françaises en les détournant légèrement, avec ce qui devient pour le visiteur occidental comme une malice assez douce, mais suggère ici bien plus qu’un simple clin d’œil linguistique. Le café est en effet le lieu emblématique de la pause, de l’arrêt éphémère dans le cours du jour, où est rendue possible la rencontre comme le repos, le bonheur provisoire de la désaltération ou celui parfois de l’écriture : l’espace d’un moment, qui se révèle le modèle d’un mieux vivre, sans lourdeur ni préjugé, au fil du voyage ou de la libre promenade, en passant. « Café Vivre », du coup, pourrait être assez volontiers le motto d’une existence idéale, qui combinerait dans une conscience non pas résignée, mais lucide et toujours curieuse, la perception de notre condition finie et la nécessité de s’y mouvoir sans l’entrave de finalités inutiles… Non pas se laisser aller, mais se laisser vivre, comme on nage, avec la discipline insouciante de qui ose s’accorder à ce qui l’entoure, vibrations de l’espace et du temps, proche ou lointain.

De telles considérations paraîtront peut-être bien générales, à partir seulement d’un titre et sous-titre, aussi beaux soient-ils, pour introduire à la lecture d’un recueil de chroniques aux allures circonstancielles, aux thèmes les plus divers. Elles voudraient suggérer pourtant ce qui est d’abord chair et mélodie d’une écriture, sa souplesse et sa saveur, l’attention qu’elle permet au moindre détail : celui des lieux évoqués (New York, le Japon, le Sud-Ouest de la France…), des livres lus et relus (Apollinaire, Sade, Bernhard, Hemingway…), des images venues du monde ou de sa représentation dans les tableaux, les photographies, les films (Hokusai, Lartigue, Bonnard, Jim Jarmush, Woody Allen…), ou encore de cette Histoire, en particulier du XVIIIe siècle, dont Chantal Thomas a la passion érudite mais jamais cuistre. Elle qui fut l’étudiante proche de Roland Barthes (elle l’a raconté naguère dans un très beau livre, Pour Roland Barthes) en a gardé comme une sorte d’hypersensibilité météorologique : sentir les choses dans l’air, ou même dans l’eau pour cette (fille d’une) grande nageuse, et savoir les dire avec une sorte de parfait naturel barométrique, c’est donner un art poétique autant qu’un manuel du bien vivre, où le réel et le rêve s’apparient en toute fluidité.

Chantal Thomas l’explicite elle-même, du reste, dans la présentation qu’elle donne en préface de ses chroniques : « les êtres, les rencontres, les lectures, les images et incidents qui m’inspirent et me donnent à rêver n’entrent pas dans un cadre préétabli […]. Des chauffeurs de taxi, des voyageurs de métro, un garçon qui demande son chemin, des héros et héroïnes de faits divers, des amoureux qui enferment leur cœur au cadenas, un poète acharné à noter, à l’insu de ses supérieurs, ses mots du jour traversent ces pages. Ils fréquentent, avec le naturel et la liberté qui président aux rêves éveillés, Casanova, Roland Barthes, Patti Smith, Catherine de Russie, Corto Maltese ou la princesse Palatine… »

Ni l’univers ni les mots de Chantal Thomas ne sont clos : leur liberté est celle du mouvement.

Au-delà des scènes, personnages, artistes ou inconnus, couleurs ou motifs qui composent ainsi l’incroyable tapisserie-vitrail du livre, traversé d’une lumière changeante et toujours juste, mobile comme le passage des saisons, c’est encore sur la magie de l’écriture que l’on voudrait alors insister, son apparente simplicité et sa manière d’insinuer une sorte de dialogue avec soi-même, tout en maintenant une place à l’autre, incluant sans effet les citations d’un auteur aimé, la parole d’une personne rencontrée, une expression populaire, la poésie d’un nom de lieu, etc. Étrange phénomène, et merveilleuse souplesse d’un style qu’on pourrait dire joyeux, et assurément libre, mais qui sait aussi dans un même mouvement passer par exemple du monde « d’avant » de Thomas Bernhard au fait divers tragique d’une jeune fille d’aujourd’hui se suicidant devant des caméras.

C’est que ni l’univers ni les mots de Chantal Thomas ne sont clos, verrouillés par quelque moi dont ces chroniques livreraient – par fragments – un autoportrait figé. Leur liberté est celle du mouvement, et il n’est pas anodin que Casanova et Rousseau reviennent parmi les figures chéries d’autobiographes voyageurs, promeneurs à leur façon. Ici, l’écrivaine parle d’elle, bien sûr, de souvenirs de famille et d’Arcachon où elle a passé son enfance, lisant une encyclopédie « Tout En Un » à couverture rouge dont l’image ancienne enclenche une magnifique rêverie sur le savoir et les livres… Mais, ce faisant, toujours elle laisse une place à l’autre pour se promener à côté d’elle, dans la mémoire et le présent, ou comme un siège à sa table dans l’enchanteur Oyster Bar de la Gare Centrale de New York : un espace non pas vide mais offert à notre attention, dans ses phrases mêmes, entre ses mots.

Même si elles n’en sont pas formellement, les chroniques de ce Café Vivre me font ainsi penser à des conversations, et puisque la douce injonction à la liberté que semble moduler toute l’œuvre de Chantal Thomas peut y autoriser, j’aimerais me permettre alors la facilité d’une anecdote plus personnelle. Il est souvent question de New York dans ce livre, et il se trouve que les circonstances m’ont amené, il y a quelques années, à y passer une journée avec Chantal Thomas. C’est un souvenir très heureux : après un déjeuner où chaque plat ou couleur de mets était en soi un sujet de conversation, nous avions marché en traversant Central Park vers l’Upper West Side pour remonter Amsterdam Avenue vers le nord et Harlem… La future auteure de East Village Blues me racontait cette partie plus inédite de la ville, dont elle avait vu au fil des années et des voyages la transformation, et c’était passionnant. C’était une journée déjà chaude de printemps et Chantal Thomas, vêtue de rose et chaussée de bonnes baskets, je m’en souviens, se montrait soucieuse du soleil, attentive à la température… et aux fleurs, qui peuvent faire de New York autre chose que cette ville strictement minérale si souvent décrite.

C’est à ces fleurs, d’une certaine façon, que je voulais revenir, m’autorisant la parenthèse d’un « je » ici sans importance : lisant Café Vivre, j’ai retrouvé, comme chacun le peut, j’en suis sûr, qu’il ait ou non croisé cette écrivaine si généreuse, la même sensation délicieuse d’attention et d’accompagnement. Voyager au fil de ces « chroniques en passant », c’est ainsi partager, par la grâce élocutoire, assez mystérieuse, de l’écriture, la possibilité d’une expérience commune du monde. C’est s’émerveiller par exemple des jonquilles, ces jaunes daffodils qui reviennent presque comme un leitmotiv dans l’évocation du printemps new-yorkais : goûter non pas au privilège un peu happy few d’assister en direct à leur floraison colorée, mais profiter du présent sincèrement offert d’un moment de rêverie qui ne soit pas solitaire, puisque la littérature le donne à tous, dans une légèreté qui n’exclut pas la conscience du monde. Ce bouquet-là, je crois, est sans prix.

 

Chantal Thomas, Café Vivre. Chroniques en passant, Éditions du Seuil, 2020, 208 p.


Fabrice Gabriel

Écrivain, Critique littéraire

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