Santé

Les modèles épidémiologiques sous les feux de la rampe

Sociologue, Historien et philosophe des sciences

Alors qu’émerge l’hypothèse d’une deuxième vague de Covid-19, les épidémiologistes sont de retour dans les médias pour expliquer quel avenir et solutions possibles dessinent leurs modèles. Depuis l’essor de la pandémie, ces modèles ont été brandis comme justifications à des décisions politiques radicales : confinement, fermeture des frontières nationales ou encore surveillance des déplacements des citoyen·ne·s. Il est donc important d’en comprendre à la fois les caractéristiques, et les limites.

Depuis le début des années 2000, le monde a été frappé, avec une fréquence croissante, par des épidémies zoonotiques d’intensité variable. Dans le même temps, une nouvelle communauté de scientifiques européen·ne·s et américain·e·s s’est constituée, qui tire d’une connaissance physicienne et computationnelle des réseaux complexes, un ensemble d’outils d’analyse et de prédiction des épidémies. Cette communauté se revendique d’une nouvelle spécialité, l’« épidémiologie computationnelle », et offre son expertise scientifique aux pouvoirs publics afin d’évaluer les risques de contagion, les populations vulnérables, et l’effet des mesures d’intervention pour endiguer la propagation.

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Parfois mise en avant, parfois contestée, cette spécialité fait désormais partie de l’appareillage standard de préparation sanitaire dans nombre d’États. Même si ses représentant·e·s sont de plus en plus invité·e·s sur les plateaux et interviewé·e·s par les journaux, l’épidémiologie computationnelle reste méconnue du grand public et mal comprise par les médias. Nous souhaitions donc ici mettre en lumière son histoire, et ses principales productions : les modèles épidémiologiques. Nous espérons que cela permettra à tout un chacun de mieux en comprendre les caractéristiques et les limites.

Une spécialité fondée par des physicien·ne·s

Si les modèles mathématiques d’épidémies existent depuis les années 1920, le terme d’épidémiologie computationnelle fut utilisé pour la première fois en 1988 en référence à des méthodes de simulation basées sur la science des systèmes, mais il n’eut pas de suite. Le terme est réapparu au début des années 2000 sur l’initiative d’un petit groupe de physicien·ne·s issu·e·s de quelques pays européens et des États-Unis, spécialisé·e·s en physique statistique et en théorie des réseaux. On compte aujourd’hui une vingtaine d’équipes dans les pays du Nord.

La physique statistique est une branche de la physique théorique qui analyse à l’aide de la théorie des probabilités le comportement macroscopique des systèmes composés de nombreux éléments en interaction (atomes, molécules, etc.). La théorie des réseaux est un domaine apparenté qui étudie quant à elle les systèmes pouvant être décrits de façon réticulaire : des « nœuds » (par exemple des individus) sont connectés entre eux par des « arêtes » (par exemple un contact physique pouvant donner lieu à une contagion), et l’on cherche alors à déterminer les effets d’architecture globale du réseau (propriété « petit monde », effet « on ne donne qu’aux riches », etc.). Ainsi, depuis la deuxième moitié des années 1990, ont commencé à être analysés sous cette perspective marchés financiers, organisation des villes, réseaux de gènes, Internet, dynamiques d’opinions, écosystèmes…

Les épidémies se sont ajoutées à la liste dès le début des années 2000. Et certain·e·s des physicien·ne·s qui ont commencé à les étudier régulièrement ont décidé de devenir des épidémiologistes à temps plein. Chercheur·e·s académiques dans le domaine de la physique, ils et elles offrent leur expertise en santé publique aux décideurs politiques. Le contexte historique caractérisé par des « tempêtes microbiennes », pour reprendre l’expression de Patrick Zylberman, a fortement contribué à les mettre sur le devant de la scène. Bien qu’aujourd’hui ils et elles reçoivent un plus grand crédit par nombre de spécialistes en santé publique, leurs approches computationnelles continuent de susciter des levées de bouclier chez certain·e·s professionnel·le·s qui n’hésitent pas à les qualifier de « spéculations théoriques », sans pour autant essayer de rentrer dans les détails de la conception de ces modèles.

Cultures épistémologiques

La réception de ces modèles en ces temps de crise révèle au grand jour certains rouages de la production des connaissances scientifiques. Par exemple il n’est probablement pas anodin que l’alerte quant à la dangerosité de ce nouveau virus nous soit d’abord venue d’épidémiologistes, quand les chercheur·e·s se voulant rassurant·e·s, jusqu’à la fin février au moins, étaient essentiellement des infectiologues. Comme l’a déjà souligné Frédéric Keck, les différentes disciplines médicales peuvent mettre en jeu des façons totalement différentes d’envisager ce qui peut sembler, à première vue, comme un seul et même objet d’étude.

Les virologues s’intéressent au virus comme entité individuelle, qu’ils et elles suivent à la trace, au bout du microscope, en « se mettant à sa place ». Vue d’un·e virologue, la maladie causée par la multiplication incontrôlée du virus ressemble à la colonisation d’un nouvel écosystème par une espèce invasive.

À des milliers d’ordres de grandeur de là, les infectiologues se focalisent sur l’organisme infecté dans son ensemble, avec toute la panoplie des analyses biomédicales que nous connaissons, au chevet du patient.

Enfin, les épidémiologistes développent des savoirs populationnels, à l’échelle d’une ville, d’une région, d’un pays, à l’aide d’enquêtes statistiques ou de modèles mathématiques. Indépendamment du sort de tel individu, ou des caractéristiques précises de la maladie, ils et elles s’intéressent à la façon dont celle-ci diffuse ou non.

Si le virologue se positionne en amont, traçant les virus avant même qu’ils n’entrent en contact avec un humain, l’infectiologue a, en quelque sorte, fini son travail du jour lorsque le patient en face de lui est guéri. Pour l’épidémiologiste au contraire, le sort d’une personne isolée ne change souvent pas grand-chose à la dynamique de l’épidémie. Du point de vue de l’infectiologue donc, ce virus pouvait initialement ne pas sembler très menaçant, au vu des taux de guérison. Les modèles produits par les épidémiologistes computationnel·le·s, au contraire, ont très tôt montré qu’un taux important de personnes vectrices étaient probablement non repérées dans les statistiques, faisant craindre à l’échelle des sociétés un risque de dissémination important. On pourrait d’ailleurs probablement relier le basculement spectaculaire de la position face à l’épidémie des gouvernements britannique et français, début mars, à une « bataille d’influence » gagnée par les épidémiologistes dans les cercles conseillant Boris Johnson et Emmanuel Macron.

Pour reprendre un concept proposé par l’historienne et philosophe de la biologie Evelyn Fox Keller, ces différent·e·s spécialistes, par leurs diverses manières de collaborer et d’enquêter sur le monde, produisent différentes cultures épistémologiques, avec chacune leurs propres normes de « bonne science ». Les différences d’appréciation entre scientifiques de différentes disciplines relèvent donc ici en bonne partie d’un désaccord quant à la valeur épistémologique des modèles. Du point de vue d’un virologue ou d’un infectiologue, estimer la dangerosité d’une maladie sur la base de simulations numériques se fondant sur des données parcellaires et des analyses de flux de population ne fait pas grand sens.

Le type de connaissances produites par ces modèles est en effet spécifique, et fait toujours débat entre différentes communautés scientifiques, comme sur la place publique ces derniers mois. La modélisation mathématique repose d’abord sur la construction d’un simulacre de l’objet étudié (ici une épidémie), une sorte de décalque de la réalité, imaginaire (écrit en équations) et volontairement simplifié. Un modèle est donc conçu pour répondre à certaines questions, et pas à d’autres. En simplifiant la réalité à un nombre limité d’hypothèses, il permet au scientifique d’identifier, dans le fouillis d’enchevêtrements des circonstances du monde réel, quelques facteurs responsables de la plus grande part de tel ou tel résultat global.

La construction du modèle résulte ainsi d’une négociation en fonction des objectifs pour lesquels il a été conçu : s’il est trop compliqué, il ne permettra pas de comprendre les raisons essentielles de ce qui se passe, s’il est trop simple, il risque d’être trop éloigné du monde réel pour nous apprendre quoi que ce soit. Une phase cruciale dans la construction du modèle est donc son calibrage à partir des données empiriques déjà connues : dans le cas des modèles d’épidémies, on tentera de prédire « à l’aveugle » l’évolution en fait déjà observée de l’épidémie. Cela permet ce que les modélisateurs appellent valider le modèle, en s’assurant qu’il « se comporte bien ».

Les modèles épidémiologiques produisent ainsi des énoncés conditionnels : « si tel facteur est présent, alors l’évolution sera plutôt comme ceci ; au contraire s’il est absent, elle sera plutôt comme cela ». Ils sont conçus comme des outils d’aide à la décision : ils implémentent diverses stratégies d’intervention sur le cours de l’épidémie afin de comparer, au moins qualitativement, leurs effets probables. Plutôt que des prédictions, ils offrent des scénarios à plusieurs entrées, à la manière des rapports du GIEC sur l’évolution du climat.

Le modèle de l’équipe de Vittoria Colizza (Inserm-Sorbonne Université) publié le 12 avril comparait par exemple l’impact de différentes dates de sortie progressive du confinement en Île-de-France, le 30 avril, le 30 mai ou le 30 juin. Il montrait que, toutes choses égales par ailleurs, faire durer le confinement plusieurs mois de plus n’aurait qu’un impact négligeable comparé aux modalités de ce déconfinement. Le lendemain de cette publication Emmanuel Macron annonçait la date du 11 mai.

La dimension normative des modèles

Cet exemple illustre bien l’une des limites intrinsèques aux modèles, souvent soulignée par leurs critiques, qu’on pourrait appeler leur dimension normative. En tant que simplifications délibérées, ils reposent sur un choix limité d’hypothèses que l’on décide de tester, en laissant dans l’ombre tous les autres choix possibles. Intégrer une hypothèse dans le modèle revient à la faire exister comme décision politique concevable. À l’inverse, l’écarter (pour sa difficulté calculatoire, ou parce qu’on la juge pratiquement ou politiquement irréalisable) revient à en rendre l’acceptation plus difficile. En comparant dans leur modèle les conséquences sanitaires probables d’une stratégie classique de freinage des épidémies, avec un confinement général de la population pourtant encore largement jugé impensable en Europe, l’équipe britannique de Neil Ferguson a permis à l’hypothèse du confinement d’exister dans l’espace des positions politiques envisageables.

Les chercheur·e·s en santé publique avec qui nous avons pu échanger insistent souvent sur l’importance de la pluridisciplinarité au sein des comités scientifiques, afin d’informer correctement les choix politiques. Chaque expert·e peut compenser les différences d’approche des autres, en s’appuyant sur sa propre culture épistémologique. Comme d’autres, il nous semble important de souligner qu’un tel pluralisme scientifique doit être le plus ouvert possible, en incluant non seulement les domaines médicaux, mais aussi les sciences environnementales comme les sciences humaines et sociales, qui permettent de mettre en perspective de manière située les approches médicales.

Enfin, les pratiques de modélisation, telles qu’elles sont pratiquées en épidémiologie computationnelle comme dans d’autres spécialités apparentées, représentent une forme d’interdisciplinarité en actes qui nous apparaît aussi fragile que nécessaire. Les modèles épidémiologiques représentent une forme de produit scientifique hybride, croisant des méthodes issues de la physique, des outils mathématiques et informatiques, des objets socio-biologiques et des processus d’aide à la décision politique. Ils bousculent les champs disciplinaires, comme la séparation un peu facile entre réflexion scientifique et débat politique. À condition d’en comprendre les limites et les conditions de légitimité, les modèles constituent à n’en pas douter l’un des grands apports à la science du XXIe siècle.


Fabrizio Li Vigni

Sociologue, Laboratoire Interdisciplinaire Sciences Innovations Sociétés, Université Gustave Eiffel, Champs-sur-Marne

Quentin Rodriguez

Historien et philosophe des sciences, Doctorant à l’université Clermont Auvergne

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