Cinéma

Les sopranos – à propos de Celles qui chantent de Loznitsa, Moussaoui, Deliquet et Panahi

Journaliste

De la comédie du pouvoir de Sergei Loznitsa à la résistance au pouvoir de Jafar Panahi, des ors des grandes villes à la terre nue d’un village pauvre ou d’une grotte, Celles qui chantent célèbre les voix de femmes qui résistent aux pouvoirs quels qu’ils soient, sous toutes les latitudes. La voix est une instance irréductible, se dressant face à l’oppression politico-religieuse, face à la maladie, face à la misère. Quatre cinéastes nous font voir la puissance et la musique de ces voix.

Ce qu’on a longtemps appelé le « film à sketches » (plusieurs cinéastes réalisent un court film sur un thème commun) est un genre qui a fait florès dans les années 60-70, notamment en Italie : on se souvient des Monstres, du Sexe fou, des Nouveaux monstres… Un genre casse-gueule non en raison du risque du rire – car il faut entendre « sketch » au sens anglais d’esquisse ou d’histoire courte plutôt qu’au sens français de… sketch – mais parce qu’on ne peut s’empêcher de comparer les bons « sketches » aux moins bons.

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Et puis un ensemble de moyens-métrages a souvent moins de densité et d’épaisseur qu’un long métrage. La grande qualité de Celles qui chantent est de réactiver ce genre avec consistance. Rien de commun pourtant entre les quatre cinéastes à l’œuvre dans cette commande de La 3ème scène de l’Opéra de Paris, si ce n’est justement le thème (la voix féminine) et le singulier talent.

L’Ukrainien Sergei Loznitsa ouvre le bal. Réputé surtout pour ses documentaires, Loznitsa se livre ici à un travail d’archiviste et de monteur. Il a visionné une série de grandes premières à l’Opéra de Paris dans les années 50-60 (on dirait des montées de marches cannoises), en a monté ensemble des extraits (si bien qu’on a l’impression d’assister à une seule et même soirée), puis coupé le son direct pour le remplacer par des morceaux de musique classique. Le premier sentiment que l’on ressent devant ce travail est un étourdissement, celui d’un songe éveillé, d’un trip flottant, d’un clip presqu’irréel : est-ce le grain du noir-et-blanc INA, l’apparat de ces soirées officielles, la circularité du montage, le bercement de la musique ? Toujours est-il qu’on plane.

Pourtant, à travers cette magie ensorcelante des archives, on reconnaît des êtres bien réels, bien concrets : De Gaulle, la Reine Elisabeth II, Michel Debré, d’autres reines, des chefs d’état africains, ou bien Brigitte Bardot, Jean Cocteau… Loznitsa montre bien comment ces nuits à l’opéra étaient avant tout un bal de têtes couronnées, un cérémonial conviant l’élite politique et artistique de la France et du monde, un instrument de pouvoir, d’influence et d’exhibition de grandeur. Et puis après 15 à 20 minutes de ces rondes de VIP grimpant les marches du palais Garnier, soudain, la Callas seule sur scène. Enfin, l’être du lieu, et non son paraître. Entre la puissance de sa voix, la fragilité de son corps, la sensibilité de son visage en pleine expression majuscule, Maria Callas bouleverse. La solitude de l’artiste se livrant à nu terrasse émotionnellement la valse des grands de ce monde. De sa seule voix, la Callas allume le bûcher des vanités.

Star montante de la scène, Julie Deliquet a choisi également de camper son film à l’Opéra de Paris, mais aujourd’hui et à la Bastille. Ou plus exactement, elle est dedans dehors, puisqu’elle filme en montage parallèle la chanteuse qui se prépare puis incarne la Traviata et une femme qui se rend à l’hôpital pour une série d’examens que l’on devine liés à un possible cancer. La maladie et la mort relient donc la femme réelle et le personnage de fiction opératique, sans oublier une troisième femme, la diva réelle qui joue et chante la Traviata et ne meurt que symboliquement mais en donnant toute son énergie. Deliquet ne s’en tient pas là et filme aussi les échos et rimes entre un opéra et un hôpital, soit deux grandes institutions où chacun doit tenir son rôle, petit ou grand, avec la même précision, le même investissement dans le travail.

L’opéra est aussi le point de départ ironique et politique du film de Karim Moussaoui. La Chine a bâti et offert une salle d’opéra à l’Algérie et le cinéaste se demande quelle sera son utilité dans un pays qui produit très peu d’opéras et dont les us culturels sont assez éloignés de Verdi and co. Moussaoui cherche alors quels artistes locaux pourraient éventuellement se produire dans un tel équipement et se tourne vers des chanteuses berbères dans le désert algérien qui chantent dans des grottes. On est là très loin de la Callas à tous points de vue : musical, social, économique… Après les fastes et la complexe machinerie de l’opéra à l’occidentale, ces voix-là s’élèvent dans la simplicité et le dénuement le plus absolus. Elles n’en ont pas moins leur noblesse et celles qui les portent sont aussi des divas dans leur genre : des femmes qui expriment un chant qu’elles vont puiser au plus profond de leurs corps et de leurs âmes.

La musique c’est du cinéma, le cinéma c’est de la musique, et le simple son d’une voix magnifique suffit à susciter des images sur le muet morceau de drap blanc.

Le film et ce texte ont gardé le meilleur pour la fin – du moins aux yeux et oreilles de votre serviteur. Direction l’Iran, avec la voiture-studio-caméra-rail de travelling-régie-bulle clandestine de Jafar Panahi, génial cinéaste-résistant qui n’arrête pas de tourner des films malgré sa mise en résidence surveillée. Merci aussi aux petites caméras digitales très agiles pour passer à travers les mailles de la censure. L’affaire se présente ainsi : Panahi et une amie partent à la recherche d’une chanteuse qui aimerait bien travailler pour eux mais que la famille tient recluse chez elle, dans un village reculé (l’argument est proche de celui de Trois visages, le précédent et très beau film de Panahi). Le chant, le cinéma, le spectacle, c’est péché pour les familles les plus traditionnalistes, surtout dans l’Iran rural, où le poids de la religion et de l’obéissance au pouvoir est plus fort. Pourtant, après quelques négociations et politesses, la mère de la chanteuse accepte d’accueillir Panahi et son amie, de les laisser écouter sa fille chanter et même de l’enregistrer, mais à une seule condition : qu’ils ne la voient ni ne la filment.

La scène qui suit est géniale de simplicité et de beauté mêlées : la pièce est divisée en deux par un drap blanc, Panahi, son amie, la caméra et nous spectateurs sommes d’un côté, la jeune chanteuse est de l’autre côté, à l’abri de nos regards. Nous sommes face à ce drap comme face à un écran, ou une page blanche, en attente d’images, de mots, de mouvement. Cela arrive par la voix de la chanteuse, sublime, s’élevant nue et seule d’une gorge et d’un corps invisibles à nos yeux. En une scène dénuée de tout appareillage sophistiqué, Panahi brise la censure et les interdits, saisit une voix comme instance irréductible se dressant face à l’oppression politico-religieuse, et d’un même mouvement, démontre sans la moindre ostentation démonstrative la part mentale, subliminale du cinéma et de la musique. La musique c’est du cinéma, le cinéma c’est de la musique, et le simple son d’une voix magnifique suffit à susciter des images sur le muet morceau de drap blanc. De la comédie du pouvoir de Loznitsa à la résistance au pouvoir de Panahi, des ors des grandes villes à la terre nue d’un village pauvre ou d’une grotte, Celles qui chantent boucle la boucle et célèbre les voix de femmes qui résistent aux pouvoirs quels qu’ils soient, sous toutes les latitudes.

 

Julie Deliquet, Karim Moussaoui, Sergei Loznitsa et Jafar Panahi, Celles qui chantent, au cinéma depuis le 8 juillet 2020.


Serge Kaganski

Journaliste, Critique de cinéma

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