La Seine des souvenirs – sur L’Or du temps de François Sureau
Il y a quelque chose du roi Babar en François Sureau. Dans la trentaine de pages fantastiques qu’il consacre dans L’Or du temps à ce héros de fiction, sous l’angle de la philosophie politique, Sureau écrit que le célèbre éléphant incarne une part de l’identité française, « ces tourbillons de baignoire, d’évier ou de grandes chutes d’eau » qui caractérisent notre pays. Comme Babar, le Français est en même temps « radical-socialiste et militaire, religieux et scrupuleusement athée, libéral et bolchévique ». Ces lignes ne dressent-elles pas un autoportrait de Sureau ?
Il est homme de droite que la gauche chérit depuis qu’il défend les libertés publiques ; un ami du Président Emmanuel Macron, mais aussi de François Fillon, dont il dit dans un livre récent qu’il l’a « frappé par une forme de simplicité et de rectitude […] bien qu’il puisse à l’occasion se montrer effarant sur le plan humain.[1]» Il est avocat au Conseil d’État et énarque, mais il conspue les énarques actuels qui n’ont plus le sens de l’État.
Jeune, Sureau fut magistrat à la Cour nationale du droit d’asile, et plus tard directeur général de Cerus, la holding financière de l’homme d’affaires italien Carlo de Benedetti. Il se dit rebelle aux ordres mais il est colonel de réserve dans la légion étrangère, et heureux de l’être. Pascal est l’un de ses écrivains préférés mais la soumission au pouvoir religieux, très peu pour lui. Enfin, lui qui écrit au début de L’Or du temps avoir toujours vécu près de la Seine, entretient un accent parisien-parigot-tête de veau, mais le si chic Jean d’O fut son ami. « Comment supportez-vous d’habiter Neuilly ? » est d’ailleurs la première question que pose Sureau à Jean d’Ormesson dans leur livre d’entretien, Garçon de quoi écrire (Gallimard, 1989).
Lire L’Or du temps revient à courir un marathon à la vitesse d’un cent mètres.
Ces oscillations sont celles des cours d’eau, des chutes, des fleuves, des océans, et de la mémoire. Elles imprègnent L’Or du temps, récit à la première personne qui pourrait aussi bien être qualifié de roman, tellement la fiction l’habite. Le livre dense déborde de prétextes. Sous couvert de descendre la Seine depuis la source jusqu’à la mer, François Sureau visite des lieux et restitue la biographie de personnages parfois liés au fleuve, parfois moins : c’est « un gigantesque collage dont l’eau du fleuve serait le fond ». L’Or du temps déborde d’une autre denrée, les digressions. De Jean Renoir et du château de La Règle du jeu qui se situe à La Ferté-Saint-Aubin, l’écrivain en arrive à Maurice Genevoix puis à Bernard Maris qui a consacré un livre à Genevoix.
De Maurice Barrès, Sureau passe à l’île de la Cité puis à Joseph Kessel. De Kessel nous voici à Odessa, parce que les origines russes et juives de l’auteur de L’Armée des ombres le lient à cette ville. Or, qui dit Odessa dit Isaac Babel. Noms propres, siècles et portraits se bousculent au portillon. Le lecteur doit tenir le choc et la route, réussir à ne pas s’exaspérer de tant d’érudition déployée ; tenir le rythme aussi. Lire L’Or du temps revient à courir un marathon (800 pages) à la vitesse d’un cent mètres. Sureau restitue de grandes figures (il y a un index) et en mentionne d’autres moins connues, avec gourmandise et subjectivité.
Le sommet, dans cette catégorie, c’est la réflexion sur Babar. Mais il peint aussi à merveille Georges Bernanos dans ses relations avec de Gaulle, ou Arthur Koestler face aux « doctrinaires », ces intellectuels et écrivains français qui ont exprimé « leur mépris du réel » et privilégié « leur amour de la violence sociale, au service de Hitler ou de Staline, plus tard de Mao ». Les pages sur Isabelle Adjani, « la déesse des Batignolles », sont un exercice de style lyrique qui peut agacer ou forcer l’admiration.
L’Or du temps ne cesse de sortir de son lit mais suit aussi heureusement des fils conducteurs : la Seine, bien sûr, et un double imaginaire de François Sureau qui chemine à ses côtés. Il a toujours son mot à dire bien qu’il soit mort. Cet avatar s’appelle Agram Bagramko, et c’est une excellente mystification. Sureau l’aime « comme un frère ». C’est un exilé. L’exil n’est pas un vain mot pour François Sureau qui aide, en tant que juriste, l’association d’aide aux réfugiés fondée en 2009 par son épouse, Ayyam Sureau, d’origine égyptienne. L’association porte le nom d’un Jésuite, Pierre Claver.
Agram Bagramko se mêle de tout ce qu’écrit Sureau. Il a déjà tout vu, tout su. Isaac Babel ? Peut-être l’a-t-il croisé à Paris, peut-être pas. En tout cas, ils s’y trouvaient tous les deux au même moment, en 1927. Rien n’échappe aux traits d’esprit de Bagramko dont le nom imprononçable quand il apparaît nous devient peu à peu familier. « Réfugié aux origines imprécises » mais sans doute russes, il fut proche des surréalistes jusqu’à ce qu’il se brouille avec Breton (évidemment). Bagramko est peintre et il a peint la source de la Seine de mémoire. Il habitait alors « une maison délabrée de l’avenue Junot ».
Le résultat est un triptyque intitulé Ma source la Seine. Il est conservé au musée d’art de Seattle. Bagramko est aussi écrivain et auteur d’une « plaquette d’une cinquantaine de pages dont le titre, Ma source la Seine, est le même que celui du tableau ». C’est un titre qui coule, et dont la liquidité rappelle la poésie d’Apollinaire, un autre membre du Panthéon de Sureau. Bagramko a assisté à la première lecture publique de Nadja par Breton, en 1927. Il a entretenu plusieurs correspondances avec des gens divers, et discuté avec beaucoup de monde. Sureau cite souvent ses propos et ses lettres. Blanche Derval et Max Ernst l’ont connu. Ben voyons !
Comment se fait-il que personne n’ait songé avant lui à réfléchir à la philosophie politique du monde de Babar ?
En 1972, Bagramko fut enterré à Vancouver. Sur sa tombe est gravée cette phrase : « Je cherche l’or du temps », la même qui orne la tombe d’André Breton au cimetière des Batignolles. Entre les deux guerres, Bagramko fut un habitué d’une propriété située dans la vallée de Chevreuse, La Geneste, que François Sureau signale avoir aimée. Elle a été vendue, les souvenirs qu’elle contenait ont été dispersés. Elle appartenait au « professeur M. ». Ce que l’on devinait est confirmé au deux tiers de L’Or du temps : le professeur M. est lié à François Sureau. C’était son grand-père. Il est aussi question du fils de M., C., le père de Sureau, professeur de médecine lui-aussi. L’Or du temps est dédié à Claude, lui dont « une maladie commune effaçait la mémoire, et sans doute ai-je aussi voulu me faire historien de l’oubli ».
Nul ordre, nulle logique dans l’itinéraire qu’emprunte François Sureau en remontant la Seine. En ceci notamment, L’Or du temps est radicalement différent du beau et tranquille Remonter la Marne de Jean-Paul Kauffmann. L’auteur s’y promène, il flâne, tandis que François Sureau cavale, engrange des lieux et des êtres à la manière d’une vague puissante qui enveloppe tout sur son passage. Sureau peint l’abbaye de Port-Royal, le cimetière du Père-Lachaise mais aussi l’incendie, en 1996, du siège du Crédit Lyonnais, situé boulevard des Italiens.
C’est l’occasion pour Sureau de dresser un portrait acide du « président Haberer », Jean-Yves Haberer, ancien président du Crédit Lyonnais, inspecteur des Finances. L’écrivain donne des coups de griffes au « socialisme d’argent » des années 1980, ou à « la décennie de toutes les modernités », les années 1990. L’édifice impressionnant qui abritait la banque était « une cathédrale de fer et de bois ». Léon Gambetta l’avait inauguré en 1878.
Le jour de l’incendie, Sureau revenait du Caire. Depuis le périphérique, il voit « les volutes de fumée noire qui masquent le Sacré-Cœur. » Le chauffeur de taxi lui dit : « Voyez, elle brûle, la banque maudite ». Et Sureau (qui répétons-le, a travaillé avec Carlo de Benedetti), d’en remettre une couche contre le règne de l’argent et la banque d’affaires. Il rapporte cette anecdote : « À qui avait demandé au fondateur de la banque Duménil-Leblé de se présenter, celui-ci avait répondu : “Duménil est mon nom, Leblé est le but de l’entreprise” ». Il cite Boucicaut : « Les pauvres, on les croît pauvres, mais quand on les prend tous ensemble, c’est fou ce qu’ils ont de l’argent, ces cochons-là !»
François Sureau est aussi original que son livre. Il est classique et surprenant, et toujours inventif : comment se fait-il que personne n’ait songé avant lui à réfléchir à la philosophie politique du monde de Babar ? Sureau est provocateur, persifleur et injuste parfois, dans son jugement sur le présent notamment. Mais il est juste quand il rappelle qu’un homme de l’âge de son grand-père, gazé en 1917, « à l’instar de ses pareils » fut jusqu’à sa mort « très attaché à la personne du Maréchal Pétain ».
Comment ne pas avoir de l’affection pour ce livre par certains côtés épuisant, mais par bien d’autres vivifiant, ludique, merveilleux, et qui multiplie les canulars ? Comment ne pas être ému par cette affirmation de François Sureau, dès la seconde page : « Puis j’ai abjuré toute nostalgie » ? La nostalgie inonde L’Or du temps ?
François Sureau, L’Or du temps, Gallimard, 2020, 848 pages.
Cet été François Sureau remonte la Seine sur France Culture, l’ensemble des podcasts ici