Politique

Fin du « capitalisme néolibéral » ? – mi-temps de la crise 3/3

Philosophe

Après la question du « retour du politique » dans la crise, puis celle de la tension entre les logiques de l’État et du Commun, le philosophe Etienne Balibar conclut cette série de trois articles par la question économique. Après la crise sanitaire s’annonce une crise économique aux proportions gigantesques, avec d’immenses répercussions sociales et géopolitiques. Elle ne pourrait être résolue qu’à la condition de mettre en œuvre des solutions inédites.

Plus encore que précédemment, il faudra ici simplifier, occulter des problèmes et des points de vue qui feraient débat. Impossible, pourtant, de ne pas expliciter maintenant la question qui sous-tendait les considérations précédentes : en quel sens la crise où nous sommes plongés est-elle une « crise » ? Non seulement nous ne pouvons pas éluder la question, mais je comprends très bien qu’on trouve le terme équivoque ou mystificateur[1]. Si, néanmoins, on ne veut pas l’éviter, on devra se demander à nouveaux frais ce qui est en crise, et quels sont les termes qui paraissent pertinents pour définir son antithèse : « résolution », « révolution », « régulation »…

En commençant, j’ai suggéré que, dans notre perception de ce qui se produit aujourd’hui, les deux registres que la notion classique installait dans un rapport d’analogie, le médical et le politique, en viennent remarquablement à fusionner. C’est bien ce qui a conféré une crédibilité nouvelle à la terminologie élaborée par Michel Foucault dans les années 1970 : la « biopolitique », le « biopouvoir », auxquels on pourrait ajouter la « bioéconomie »[2]. Mais il ne faut pas s’en contenter, du moins sans la repenser à la lumière de l’actualité. On nous redit que, la pandémie ayant déclenché une crise sanitaire (ainsi qu’une crise de gestion de la santé publique) qui, elle-même, a entraîné un double effondrement de la production et de la consommation de certains biens fondamentaux (se présentant à la fois comme « crise de l’offre » et « crise de la demande », ce qui n’aurait pas de précédent récent)[3], une crise économique aux proportions gigantesques avec d’immenses répercussions sociales et géopolitiques est en cours de maturation.

Elle ne pourrait être résolue qu’à la condition de mettre en œuvre des « solutions » elles-mêmes inédites. Une quasi-unanimité semble se faire autour de l’idée que les modèles de mondialisation qui se sont imposés au cours des trente dernières années ont eu des conséquences désastreus


[1] Cette appellation est contestée avec de bons arguments par certains sociologues travaillant depuis des années sur les grandes communautés urbaines du « Sud global » : Sao Paulo, Delhi, Le Caire, Johannesburg, Djakarta, Lagos… où la pandémie commence à faire des ravages, mais qui ne voient là rien qui diffère qualitativement de la combinaison de pauvreté et d’épidémies, de surexploitation et de sous-alimentation dont ils pâtissent depuis toujours – sans compter que la notion de « confinement » y est totalement privée de sens. Eux aussi ne vivent qu’entre deux morts, et s’organisent en conséquence pour survivre collectivement. Voir le billet de blog « The pandemic, southern urbanisms and collective life », par Gautam Bhan, Teresa Caldeira, Kelly Gillespie & AbdouMaliq Simone, dans Public Books, automne 2020. 

[2] On consultera utilement la mise au point à laquelle Matthieu Potte-Bonneville a cru devoir procéder en raison du foisonnement des usages et mésusages actuels : « Covid-19 : une crise biopolitique ? », AOC, 19/06/20

[3] Notons en attente de ce qui va suivre : l’idée d’une telle crise à double face (provoquée simultanément par un « choc de l’offre » et un « choc de la demande »), qui est aujourd’hui couramment évoquée par les économistes pour caractériser la singularité de la « crise » actuelle au regard des exemples antérieurs, est en elle-même une contradiction dans les termes du point de vue de l’orthodoxie. Elle oblige à se poser la question (à laquelle on n’apportera évidemment pas de réponse argumentée ici) : s’agit-il d’un nouveau type de crise économique, ou bien d’un type de crise qui déborde intrinsèquement l’économique pur ? (voir par exemple « Covid-19 : choc d’offre ou choc de demande ? … Raté ! Les deux ! », par S. Charles, Th. Dallery et J. Marie, La Tribune, 30/03/2020).

[4] En tout cas de sa variante « ordo-libérale », dominante en Allemagne et par voie de conséquence en Europe.

[5] Voir par exemple, pour la France, d’un côté Yann Moulier-B

Étienne Balibar

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Notes

[1] Cette appellation est contestée avec de bons arguments par certains sociologues travaillant depuis des années sur les grandes communautés urbaines du « Sud global » : Sao Paulo, Delhi, Le Caire, Johannesburg, Djakarta, Lagos… où la pandémie commence à faire des ravages, mais qui ne voient là rien qui diffère qualitativement de la combinaison de pauvreté et d’épidémies, de surexploitation et de sous-alimentation dont ils pâtissent depuis toujours – sans compter que la notion de « confinement » y est totalement privée de sens. Eux aussi ne vivent qu’entre deux morts, et s’organisent en conséquence pour survivre collectivement. Voir le billet de blog « The pandemic, southern urbanisms and collective life », par Gautam Bhan, Teresa Caldeira, Kelly Gillespie & AbdouMaliq Simone, dans Public Books, automne 2020. 

[2] On consultera utilement la mise au point à laquelle Matthieu Potte-Bonneville a cru devoir procéder en raison du foisonnement des usages et mésusages actuels : « Covid-19 : une crise biopolitique ? », AOC, 19/06/20

[3] Notons en attente de ce qui va suivre : l’idée d’une telle crise à double face (provoquée simultanément par un « choc de l’offre » et un « choc de la demande »), qui est aujourd’hui couramment évoquée par les économistes pour caractériser la singularité de la « crise » actuelle au regard des exemples antérieurs, est en elle-même une contradiction dans les termes du point de vue de l’orthodoxie. Elle oblige à se poser la question (à laquelle on n’apportera évidemment pas de réponse argumentée ici) : s’agit-il d’un nouveau type de crise économique, ou bien d’un type de crise qui déborde intrinsèquement l’économique pur ? (voir par exemple « Covid-19 : choc d’offre ou choc de demande ? … Raté ! Les deux ! », par S. Charles, Th. Dallery et J. Marie, La Tribune, 30/03/2020).

[4] En tout cas de sa variante « ordo-libérale », dominante en Allemagne et par voie de conséquence en Europe.

[5] Voir par exemple, pour la France, d’un côté Yann Moulier-B