Rediffusion

Nul mieux que Régy

Dramaturge

Metteur en scène hors-norme, figure majeure d’un théâtre résolument iconoclaste, Claude Régy est décédé en décembre dernier à l’âge de 96 ans. Toujours éclectique dans le choix des textes qu’il portait à la scène, partisan d’un théâtre qui s’éprouve, Régy a réussi à construire sa propre esthétique scénique, comme un phénomène qu’il faut voir pour vivre. Un phénomène qui s’est éteint avec lui. Rediffusion du 13 février 2020

Une idée, c’est déjà bien. Et Claude Régy laisse après lui de quoi se faire une idée de ce que fut son art, moins par des traces matérielles dont il ne voulait pas que par sa parole sur son propre travail, prolixe, souvent brillante et toujours stimulante[1], parole qui aura aussi donné des idées puisqu’en plus de provoquer un riche commentaire analytique, elle alimente aujourd’hui largement la vulgate du théâtre contemporain.

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Avec lui, une certaine idée du théâtre semble donc s’être imposée, mais elle n’empêchera cependant pas de se faire des idées qu’en l’absence désormais d’œuvres auxquelles les mettre à l’épreuve, il sera difficile de dissiper et ce d’autant moins que les propos de Régy se prêtent facilement à une lecture abstraite voire métaphysique. Victoire culturelle, en somme, mais la culture (on nous l’a bien dit) ne dit que la règle et non l’exception, qui, elle, ne peut se dire, si bien que tout ce qui se dit de cette œuvre pour en donner une idée, ne pourra jamais que la recouvrir de son discours et, finalement, se substituer à elle, comme un deuil – aporie classique.

Or ce que Régy faisait au théâtre (ce qu’il y faisait et lui faisait) était irréductiblement de l’ordre de l’exception et dans sa dernière période, celle qu’on dira « du début du siècle » et dont il sera seulement question ici, il était parvenu, au terme de l’effort de toute une vie d’artiste, à se débarrasser à tel point de tout ce qui est censé faire théâtre qu’il ne laissait plus grand-chose à dire : plus de narration ni de fiction, évidemment, plus de situation, de drame, de psychologie, plus rien même qui relèverait d’une quelconque mimésis.

Mais plus non plus le moindre signe où ancrer un sens, lire un discours ; plus rien en définitive qui occulte le fait théâtral en soi – qu’on n’aura pas l’illusion de prétendre définir ici, mais qui a à voir avec l’expérience de la présence et la sensibilisation d’une pensée et probablement avec ce « vivant » que Myriam Marzouki cherchait à identifier dans le « spectacle vivant » il y a peu ici-même.

Plutôt que de faire l’histoire et afin de retenir encore un peu cette irrésistible idéalisation de l’œuvre, nous (« nous », spectateurs et spectatrices de son œuvre, dont l’auteur de ces lignes ne se prétend surtout pas le porte-parole mais entend en se retranchant derrière ce pudique plurale maiestatis ne pas assumer d’autre place) aimerions retourner au seul endroit où elle a certainement déposé quelque chose : la mémoire de l’expérience, le butin qu’on constitue au fond de soi, qu’on enrichit, spectacle après spectacle, et dans lequel on puise toute sa vie. Peut-être alors se dira un peu l’exception qu’était un spectacle de Régy, et pourquoi il nous a été essentiel d’y aller pour notre part pendant vingt saisons.

Ce théâtre qui laissait peu à dire était entièrement tendu vers la parole. Régy partait toujours d’un texte, dont il voulait par ses spectacles rejoindre la seule « visée » (récupérant en cela la tâche que Walter Benjamin attribue au traducteur) afin de « faire entendre l’au-delà de l’écriture », son « secret ». Pour cela, il s’attachait à accorder au langage une existence pleine, en premier lieu en le dégageant du silence, un silence qui n’était pas une absence ou une attente, mais une condition première, un élément à part entière et qu’il cultivait soigneusement, longuement, obstinément.

Cette forme inouïe de la parole supposait du spectateur une écoute tout aussi inouïe, dont le dispositif scénique entendait créer les conditions.

Dans l’espace d’abord, par un minutieux assourdissement des salles, mais aussi autour des actes (Intérieur s’ouvrait notoirement par dix-huit minutes de déambulation muette), jusque dans les corps des interprètes qui, dans l’extrême lenteur de leur mouvement, n’émettaient aucun son, pas même en marchant, et surtout avant, entre, après, autour des paroles, si bien que chaque mot constituait un pas pour le traverser. On a encore à l’oreille la toute première sifflante qui s’étirait avant de parvenir à former un mot plein par laquelle Jean-Quentin Châtelain, en ouverture d’Ode maritime, fendait un silence minéral comme il se serait laissé glisser dans l’eau : « ssssssss-seul ».

Tout dans la parole était ainsi de l’ordre de l’acte. Par une écoute obstinée, extraordinaire, Régy dirigeait ses interprètes en les engageant dans la matière même du texte, dont ils restituaient le moindre relief, la plus petite ouverture, tous les accidents et toutes les constructions, les connexions, les fractures, les jointures, les écarts et les échos, ou les béances, abordant un énoncé comme un parcours intègre dont l’issue n’était pas donnée à l’avance et dont chaque élément devait être éprouvé.

La surarticulation qui en résultait faisait apparaître le langage comme une activité vitale, avec tout son travail, l’effort pour arracher les mots du corps, de la conscience, de l’informulé, et à travers elle s’éprouvait l’intensité de l’expérience humaine impliquée dans la parole : Yann Boudaud dans Rêve et folie, qui très littéralement, mâchait ses mots comme s’il voulait s’enduire de la sauvagerie des vers de Trakl dont il ressortait en tremblant d’une joie effroyable de cannibale.

Valérie Dréville, dans Comme un chant de David, s’exténuait au contraire au bout de chaque verset des Psaumes dans l’absence d’écho que rencontrait son appel et elle renouvelait son énergie du fond d’elle-même pour en tracter un nouveau avec la tension nécessaire pour en peser, sonorité par sonorité, la nécessité certaine – avec la même précaution que ses doigts autour d’une paume toujours dressée décomposaient et recomposaient un geste de Jean-Baptiste d’icône orthodoxe. Laurent Cazanave, l’attardé de Brume de dieu s’émerveillait de tout son visage de parvenir à énoncer ses longues phrases comme si elles avaient soudain éclairé un monde entier à sa conscience d’innocent.

Cette forme inouïe de la parole supposait de nous une écoute tout aussi inouïe dont le dispositif scénique entendait créer les conditions. Avec ses scénographes, Régy cherchait en premier lieu la plus grande proximité et opérait pour cela une compression maximale du canonique rapport scène/salle – elle-même drastiquement réduite, parfois à 50 places.

Dans Holocauste, trois rangs de gradins étaient simplement plaqués contre un mur pour ne laisser qu’un passage d’un mètre de large, que Yann Boudaud traversait dans l’obscurité totale en délivrant les poèmes de Charles Reznikoff composés à partir de témoignages de rescapés de la Shoah – oui, le spectacle ne consistait concrètement que dans le passage de jardin à cour d’un acteur contre un mur, devant le nez des spectateurs, dans le noir.

Dans Comme un chant de David, nous étions frôlés par Valérie Dréville qui suivait inlassablement la lisière d’un carré sans issue dont nos gradins fermaient les quatre côtés, tout entière contenue dans sa parole et dans sa marche, une lente, ferme, inextinguible pulsion vitale qui était aussi celle de sa détermination à dire la vérité, la violence, la désolation de l’abandon des Psaumes, dans un quasi-chuchotement, si proche que ses mots et ses pas devenaient notre souffle et notre pulsation cardiaque aussi sûrement que si c’était à travers nous qu’elle avait marché et parlé.

Moins fusionnelle, la proximité était parfois obtenue par projection de la scène dans le public, comme pour Ode maritime, où une vague métallique déferlait sur la moitié supérieure des gradins du Théâtre de ville ou dans Variations sur la mort et Homme sans but où le plateau se trouvait hissé à plusieurs mètres pour rejoindre les derniers rangs de très grandes salles. Cela signifiait, autour de ces dispositifs scéniques resserrés, l’abandon au vide et à l’obscurité d’un volume gigantesque si bien que le plateau de ces deux derniers spectacles, large monolithe horizontal et clair, nous apparaissait flottant au milieu de la masse sombre monumentale de salles de 1000 places (avec leur énorme cage de scène) désertes.

Parents du silence, ces vides vertigineux par lesquels Régy entendait « illimiter l’espace » s’imposaient à nous dès l’entrée dans la salle comme une respiration autonome et nous n’en perdions jamais la sensation au cours de spectacle. Autant chambre d’échos de la scène qu’entité en soi, massifs, incontournables, ils agissaient sur nous comme une fantastique puissance de suggestion – mais suggestif de quoi, au juste ? Pour Variations sur la mort, pièce centrée sur le suicide d’une jeune femme, de l’insignifiance de la vie humaine au bord d’être engloutie par le néant, réduite à une petite surface éclairée où passent quelques personnes à travers une assez courte unité de temps ? du mystère insondable de la pulsion de mort ? de toute angoisse existentielle ?

Pour Holocauste, où ce vide était dans notre dos (et le spectacle fut parfois donné dans d’immenses hangars abandonnés), de l’ampleur de l’absence des six millions de disparus du judéocide ? du volume de silence de leurs voix éteintes ? de la mesure incommensurable de l’horreur qui nous était décrite ? de l’ampleur infinie de la mémoire qu’il faudrait lui accorder ? Chaque membre du public y aura répondu à sa manière – et chaque réponse n’aura fait qu’amoindrir la portée abyssale de l’interrogation appelée par cette masse impénétrable.

Ce vide obscur était pour Régy une matière propre qu’il travaillait plastiquement pour y sculpter de la présence par un maniement sans égal de la lumière. Il dirigeait ses éclairagistes pour qu’elle intervienne de manière indirecte par réflexion et irradiation, à basse, voire très très basse intensité, au point qu’elle relevait plutôt de la résonance et n’agissait plus comme une force contraire à l’obscurité mais comme une transparence creusant son opacité. Son émergence était d’autant plus un événement que les spectacles s’ouvraient par une lente descente au noir, maintenu intégral pendant plusieurs minutes.

Dans Intérieur, la lumière réfléchie semblait exhaler d’une scène pâle de sable et de tulle qui apparaissait comme une nébuleuse translucide contre laquelle les silhouettes des interprètes se dessinaient d’elles-mêmes. Pour Brume de dieu, elle arrivait par réverbération sur des surfaces entièrement laquées noir et y faisait apparaître, avec des rehauts de couleurs surnaturelles, des abîmes dans lesquelles luisait le double reflété de Laurent Cazanave, d’une limpidité inquiétante, qui le suivait comme son ombre claire.

Cette approche ne fut jamais poussée aussi loin que dans Melancholia, œuvre au noir dans tous les sens du terme, où seul un rayonnement lointain et insituable parvenait dans le champ visible, trop infime pour réellement éclairer rien, à peine l’écho d’un fond diffus trahissant deux anisotropies de l’obscurité, ombres sur ombres, les contours des corps de deux acteurs.

C’est peu dire qu’on y voyait peu. Mais réduits à la seule perception, et ainsi rendus animalement plus alertes, nos sens n’en étaient que plus ouverts aux présences humaines elles-mêmes, qui devenaient manifestes, volumineuses, d’une intensité quasi matérielle. Loin de nous perdre dans la dématérialisation, nous étions rendus à des sensations pleines et entières, et cette hyper-réceptivité dégageait en nous en contrecoup une formidable capacité de projection qui nous permettait de voir ces corps, d’une physicalité imposante et plus directement charnelle que sensuelle, présents jusqu’à devenir prégnants, se réaliser en une puissance à la fois palpable et hallucinatoire.

Celui, statuaire, de Yann Boudaud tout entier révulsé par une extase de parole, figé en arc-boutant dans le saisissement d’un homme qui se noie et coule à pic dans La Barque le soir ou se déployant de tous ses membres dans Rêve et folie pour dominer le cosmos comme un géant et le remplir de sa force. Celui, inépuisable, de Valérie Dréville dans Comme un chant de David, à la fois recroquevillé et tendu de toute son existence vers un halo de lumière livide comme le mutisme d’un dieu sourd dans lequel on la voyait se dissoudre.

Celui, pétrifié au bord du vide, de Jean-Quentin Châtelain dans Ode maritime, rendu à la fois de plus en plus lourd par le flot de sa voix charriant tous ses désirs d’ailleurs et de plus en plus transparent par l’énorme vague dans son dos qui déployait en lumières luxuriantes les miroitements incandescents de son imaginaire ; ceux, légers et colorés, des Variations sur la mort portés par un glissement irrépressible et presque immobile sur la surface immaculée, aussi ténus et irréfutables que des souvenirs. Tout cela était là et relevait moins d’une vue de l’esprit que d’un « réel augmenté » comme le définit Yann Boudaud (voir « L’importance du secret » in Théâtre/Public, no.234, 2019) – oui, du réel, non devant mais avec nous, et à cette existence sans mesure, sidérante, emplissant tout entière un temps lui aussi massif, se mesurait la nôtre.

Moins qu’une idée, un spectacle de Régy était un phénomène.

En générant par tous ces moyens cette « écoute imageuse », pour reprendre la belle formule de Marie-Madeleine Mervant-Roux dans son ouvrage Claude Régy (CNRS Éditions, 2008), qui l’apparente à la méditation médiévale, laquelle visait à « l’imaginement » par la lecture à voix haute, le théâtre de Régy réalisait finalement l’« espace mental » auquel aspiraient ses expérimentations scénographiques, non comme représentation d’un fantasme mais plus pleinement, comme la possibilité d’un « échange d’intériorité à intériorité », de la sienne à la nôtre, qui était l’horizon réel de son geste artistique.

Parce qu’il concevait le public comme « une réunion de poètes » qui devaient trouver dans son œuvre leur liberté d’inventer, Régy nous rendait notre prérogative essentielle, en tant que regardeurs, de faire le spectacle plutôt que de le suivre. C’est finalement cela dont nous lui resterons le plus reconnaissant : d’avoir démontré, à l’époque du « pour tous » généralisé qui ne produit que du quelconque, que la condition du théâtre est au contraire d’être pour chacun parce qu’il est singulier.

Comment on aura honoré cette invitation, ce qu’on aura mis de soi dans ces spectacles qui donnaient tant en montrant si peu, ce qu’on aura extrait de cette matière aussi dense qu’elle était raréfiée et ce qu’en définitive on en aura fait, appartient à chaque poète qu’il nous a permis d’être. Mais qui d’autre au théâtre nous a jamais accordé une telle confiance ?

Aussi profondément fût-il pensé, le théâtre de Régy ne nous livrait pas la vision surplombante d’une idée générale ni l’utopie d’un désœuvrement abstrait ; il nous emmenait tout au cœur des choses, de ces matières résistantes à la mise en forme que sont les êtres humains et leurs mots, comme s’il déliait les cordes des dimensions compactées à l’intérieur des dimensions étendues de leur existence, pour y révéler des expériences toujours plus riches, toujours plus intenses, toujours plus concrètes – et toujours plus offertes à notre imaginaire. Il nous portait au plus près de l’être dans son intégrité, de l’événement dans son avènement, dégagés du dévoiement des intentionnalités et des déterminations et sans leurres de transcendance. Et en cela, il rendait à l’acte théâtral sa matérialité vraie.

Moins qu’une idée, donc, un spectacle de Régy était un phénomène. Un phénomène, on le reçoit et on discute après. C’est un fait, qui est là comme tel, qui se rencontre et s’éprouve. Il nous remet à notre place, la nôtre vraiment, d’où on saura peut-être voir un monde renouvelé. Pour savoir, il fallait être là. Hélas pour ceux et celles qui n’y étaient pas. Les autres resteront inconsolables.

Cet article a été publié pour la première fois le 13 février 2020 dans le quotidien AOC


[1] En plus de ses nombreuses interviews, Régy a composé pas moins de huit livres, dont les cinq premiers sont aujourd’hui rassemblés en un seul volume : Écrits (1991-2011), Les Solitaires intempestifs, 2016, auquel s’ajoutent trois livres d’entretiens, avec Stéphane Lambert : Dans le désordre, Acte-Sud, 2011, avec Laure Adler : Le théâtre, sensation du monde, Éditions universitaires d’Avignon, 2014 et avec Alexandre Barry : Du régal pour les vautours, Les Solitaires intempestifs, 2016. Les formules de Claude Régy rapportées ici proviennent indifféremment de l’ensemble de ce corpus.

David Tuaillon

Dramaturge, Critique

Notes

[1] En plus de ses nombreuses interviews, Régy a composé pas moins de huit livres, dont les cinq premiers sont aujourd’hui rassemblés en un seul volume : Écrits (1991-2011), Les Solitaires intempestifs, 2016, auquel s’ajoutent trois livres d’entretiens, avec Stéphane Lambert : Dans le désordre, Acte-Sud, 2011, avec Laure Adler : Le théâtre, sensation du monde, Éditions universitaires d’Avignon, 2014 et avec Alexandre Barry : Du régal pour les vautours, Les Solitaires intempestifs, 2016. Les formules de Claude Régy rapportées ici proviennent indifféremment de l’ensemble de ce corpus.