Vivre plus loin – à propos de Croire aux fauves de Nastassja Martin
Une femme, un ours. Un face-à-face improbable au sommet du Klioutchevskoï, le plus haut volcan du Kamtchatka, en Sibérie. Dans un conte russe, l’issue de la rencontre serait terrible ; dans la vraie vie, c’est une déflagration. L’ours se rue sur la femme qui, l’espace d’un instant, pense – je vais mourir là, dans la gueule de l’ours, dans cette odeur épouvantable – et lui croque le visage. Elle saisit son piolet et frappe à l’aveugle. L’ours blessé la lâche et s’enfuit. Que s’est-il passé ?
« Moi et l’ours, mes mains dans ses poils et ses dents sur ma peau, c’est une initiation mutuelle : une négociation au sujet du monde dans lequel nous allons vivre. »
Croire aux fauves est l’histoire de cette initiation. Nous l’accompagnons à l’aveuglette, en suivant le récit de Nastassja Martin du « basculement de sa vie » à ses conséquences. Médicales, anthropologiques, existentielles, éthiques et littéraires : celles-ci n’en finissent plus de déployer leurs ramifications devant une narratrice qui oscille entre stupeur, rage de vivre et désir inextinguible de « comprendre plus loin ».
Nastassja Martin est anthropologue. Son métier la fait s’immerger dans un « terrain » qu’elle a choisi, généralement au sein de communautés qui se sont volontairement retranchées de la société moderne, afin d’en comprendre les règles et les principes et d’en rapporter, sous une forme synthétique et scientifique, une description éclairante pour les esprits occidentaux. La démarche, qui s’inscrit dans les pas de Claude Levi-Strauss et de Philippe Descola, son ancien professeur, dit déjà quelque chose de l’empathie et de l’ouverture à des mondes autres qui sont les nécessités de son métier.
A vingt et quelques années, elle a vécu en Alaska, parmi la communauté des gwich’in ; plus tard, c’est de l’autre côté du détroit de Bering, au Kamtchatka, au fin fond de l’extrême Orient russe, qu’elle pose ses valises d’anthropologue. Elle y partage la vie des Evènes, une communauté qui a choisi, après la chute de l’Union soviétique, d’abandonner l’élevage de rennes auquel le régime l’avait vouée et de retourner vivre en chasseurs-cueilleurs, au plus profond de la forêt. Nastassja Martin partage leur quotidien et y noue des liens indéfectibles. Les rêves des humains sont l’une des voies qui leur sont offertes pour dialoguer avec le monde qui les entoure ; animaux et végétaux ont chacun des choses à dire, et la vie se construit sur le dialogue ininterrompu entre ce qui vit dans la yourte et ce qui vit alentour, chacun s’observant et communiquant à sa manière.
Cette harmonie n’a pourtant rien d’idyllique : les températures sont extrêmes (jusqu’à -50°C l’hiver, plus de 35°C l’été), l’environnement rude, la survie toujours en question. L’équilibre qui régit néanmoins cet univers est remis en cause par les bouleversements climatiques des dernières décennies ; et ce monde, plus encore que le nôtre, est déjà exposé à des métamorphoses qui laissent poindre, à un horizon guère lointain, la menace d’une catastrophe globale. « Le monde s’effondre simultanément de partout, malgré les apparences. Ce qu’il y a à Tvaïan, c’est qu’on vit consciemment dans ses ruines. »
Loin d’être inconscients de ce que nous considérons comme « la modernité », ces peuples ont choisi leur éloignement et vivent leur isolement comme un acte de résistance.
Croire aux fauves fait éprouver au lecteur occidental un peu de la dureté de ce monde sauvage, où n’accèdent que les rennes et les motoneiges et où il faut faire plus de cent kilomètres pour, perché au sommet d’un promontoire, espérer capter un peu de réseau téléphonique ; de la rudesse de la vie des indigènes et du foisonnement vital de la forêt où les espèces s’échangent continuellement des informations, des forces et des promesses, des coups et des rêves.
Loin d’être inconscients de ce que nous considérons comme « la modernité », ces peuples ont choisi leur éloignement, rêvent autant de kolkhozes que de loups et vivent leur isolement comme un acte de résistance. Dans ce monde déserté par le pouvoir central et réinvesti par les esprits, le geste de réparer prend un sens politique : il ne s’agit pas ici de consommer mais de faire usage de ce dont on a besoin, en bonne intelligence avec son milieu. La scène épique et burlesque du trajet de 800 kilomètres à travers la forêt qu’effectue la narratrice en compagnie d’Ivan par -40 °C est rythmée par les pannes du « Buran », le motoneige. On s’arrête, on attend que le moteur refroidisse ou on répare, puis on reprend la route ; on attend. De même on répare les corps, « on recoud, on lave, on coupe, on recoud encore », comme le fait la vieille femme avec le corps de Nastia la nuit d’après son combat avec l’ours… avant que l’hélicoptère ne vienne la chercher et l’emmener à l’hôpital le plus proche.
Le corps de Nastassja Martin, alors, devient le théâtre d’une obscure « guerre froide » ; du « dispensaire aux allures de goulag » de Petropavlosk à la Salpêtrière s’affrontent les techniques, les théories et les médecins eux-mêmes. D’est en ouest, un seul point commun : la personne réduite à un corps souffrant est niée, son libre arbitre bafoué, son individualité réduite à néant. La vraie violence est là, dans ce réel qui s’impose sans discussion, brutalisant le corps et l’âme. Le premier hôpital abrite des scènes presque comiques à force d’être horrifiantes – la narratrice est traversée par des hurlements de douleur et des abîmes d’angoisse, mais aussi par des fous rires.
Ce corps malmené est un révélateur de notre difficulté à accepter l’imperfection et le mélange, l’hybride et l’incertain.
Une fois rapatriée, ce qui aurait dû marquer la fin de l’aventure et du risque, le retour à la maison de la jeune Française ouvre une nouvelle période de dangers et de vraies terreurs. Après la réparation (il a fallu marquer le territoire en ôtant la plaque de métal soviétique insérée dans la mâchoire de la jeune femme, pour la remplacer par une plaque française) viennent les alarmes, vraies ou fausses : un ganglion aurait révélé la présence de tuberculose (d’autres analyses n’en trouveront pas la moindre trace) ; une infection nosocomiale (bien réelle, celle-ci) gangrène la plaque censée marquer la supériorité chirurgicale du monde occidental sur l’art post-soviétique…
Ce corps malmené est un révélateur de notre difficulté à accepter l’imperfection et le mélange, l’hybride et l’incertain. La psychologue bien intentionnée vient en quête de rêves et de traumas, convaincue que la défiguration ne peut être qu’une blessure et une fin : « Elle devait être belle, avant. » La narratrice paraît plus atteinte encore par l’incompréhension et la commisération de son entourage que par sa blessure physique : « Je ne suis pas morte je suis née, je lui dis à lui aussi, comme à ma mère, comme à mon frère, qui me répondent tous oui oui, en espérant que bientôt je retrouverai la raison et oublierai ces histoires d’âmes mélangées et de rêves animiques. »
Rien ne sert d’expliquer qu’elle « collecte depuis des années des récits sur les présences multiples qui peuvent habiter un même corps pour subvertir ce concept d’identité unique, uniforme et unidimensionnel ». Face au néon cru qui inonde son visage déchiré, aux regards navrés qui lui signifient qu’elle est irrémédiablement abîmée, une tentation : « Couper les ponts » et « se cacher, se cacher, se cacher ».
Alors, il faut repartir. Malgré les larmes de sa mère, malgré l’incompréhension générale, il faut « éteindre la lumière » et retourner vers ceux qui « comprennent les problèmes d’ours », ceux qui, avant l’événement, l’avaient baptisée matukha – l’ourse. Car ces créatures, déjà, peuplaient les rêves qu’elle racontait au réveil et qui, suivant la croyance évène, donnent un sens et une direction à la vie diurne. La forêt lui offre à nouveau son ombre protectrice et matricielle ; la narratrice retrouve Daria, sa seconde mère, qui l’attendait.
La force de Croire aux fauves est de surgir du fond du silence, d’en avoir fait son point d’origine.
Et pourtant, l’interprétation donnée de ce côté du monde à l’événement ne convient pas non plus. Nastassja Martin raconte comment, après avoir espéré que celle-ci lui permettrait d’accepter l’être hybride qu’elle est devenue, la miedka – mi-femme mi-ourse, définitivement alter –, elle perçoit à quel point elle se trouve enfermée dans un nouveau carcan interprétatif, une nouvelle prison identitaire. Le vieux Vassia, dans un éclat de rire, lui raconte pourquoi l’ours l’a attaquée : parce qu’elle l’a regardé dans les yeux et que jamais, au grand jamais, l’ours ne doit croiser le regard de l’être humain. L’ours y voit ce qu’il ne doit pas voir : lui-même.
Dans ce face-à-face où ni le temps ni la modernité n’ont plus aucun sens, l’altérité la plus radicale est devenue une confrontation avec son double, avec l’intimité la plus troublante. Pour les Evènes, Nastia la miedka est désormais celle qui doit rêver pour la communauté, « celle qui vit entre les mondes » ; celle qui doit devenir l’intermédiaire entre les humains et les intentions des non-humains – elle doit donc rester. Ici aussi, rester à sa place, géographique et mentale, sociale et fonctionnelle.
L’anthropologue habituée à trouver du sens, l’Occidentale rationnelle, le brillant esprit de synthèse – tout fait alors silence. La force de Croire aux fauves est de surgir du fond de ce silence, d’en avoir fait son point d’origine. Ce n’est ni une analyse ni un témoignage, et pas davantage une profession de foi animiste. L’injonction contenue dans le titre n’est pas un appel à faire taire la raison, vertu moderne, au profit d’un hypothétique retour à un monde primitif où les esprits commanderaient aux actions des hommes. Il s’agirait plutôt d’un temps de suspension, d’une immobilité propice au rebond. « Le fond de la nuit est opaque, douloureux, on n’en sort pas comme ça. » Et peut-être l’idée n’est-elle pas d’en sortir ; mais plutôt d’ouvrir les yeux dans le noir, de voir autrement, dans une attention délicate et profonde à ce qui vient.
En anthropologie existe la tradition du « deuxième livre » ; celui qu’écrit le scientifique parallèlement à son travail d’observation, de réflexion et d’analyse de terrain ; et qui relève de l’intime plutôt que de l’objectif, s’autorisant à s’aventurer hors du contrôle de la raison. Nastassja Martin avait elle aussi son « cahier noir », qui recueillait en vrac les rêves et les pensées personnelles et tranchait avec le cahier diurne, destiné à élaborer, une fois mis en forme, une pensée intelligible et transmissible. Mais il semblerait que Croire aux fauves réalise une forme de résolution de cette « dualité qui (la) ronge », une échappée hors de la confrontation insoluble des deux interprétations de l’événement. « Il existe une suspension du mouvement une retenue un arrêt une stupeur qui saisit les deux fauves pris dans la rencontre archaïque – celle qui ne se prépare pas, celle qui ne s’évite pas, celle qui ne se fuit pas. »
Croire aux fauves, ainsi, est l’histoire de l’invention d’une liberté. Par la création d’une écriture inédite où le goût pour le point virgule témoigne d’une pensée en rebonds, une course de rocher en rocher où l’intelligence tournoie, se ramasse sur elle-même pour penser plus loin ; par son acceptation de la métamorphose – celle du corps propre de Nastia, mais celle aussi du monde en train d’advenir, qui fait fondre les glaciers et aller toujours plus loin les êtres avides de pureté. Être à l’écoute de ce qui « pousse nos vies vers l’inattendu » ; penser l’inouï, ce qui déborde, ce qui est trop grand pour nous. L’incertitude – voilà un programme à la hauteur de la rencontre de deux fauves. « La beauté de cette chose qui est arrivée, qui m’est arrivée, c’est que je sais tout sans ne plus rien savoir. »
Nastassja Martin, Croire aux fauves, Verticales, 2019, 152 pages.
Cet article a été publié pour la première fois le 20 février 2020 dans le quotidien AOC.