Littérature

Fil d’Ariane, fil du temps – à propos de Thésée, sa vie nouvelle de Camille de Toledo

Écrivain

Ni roman ni essai, ni poème ni enquête familiale, et un peu de tout cela pourtant. Thésée, sa vie nouvelle de Camille de Toledo témoigne d’une grande inventivité formelle, seul moyen de dire l’indicible, en l’occurrence la mort, qui hante le héros depuis le suicide de son frère. Acculé et égaré dans le labyrinthe de la vie, qui est aussi un labyrinthe familial, Thésée, et à travers lui l’auteur lui-même, dénoue les fils généalogiques pour re-nouer enfin du sens, et peut-être faire advenir une vita nova.

« L’effort que je fais pour aller prendre les phrases et les lancer dans le futur, c’est un peu comme nous maintenir en l’air pendant que la mort passe sur la terre », écrivait Felisberto Hernandez (1902-1964), fabuleux écrivain uruguayen et précurseur du réalisme magique. L’important, dans ce précepte magique auquel il convient assurément de croire, est ce « nous » qu’il s’agit donc de maintenir en l’air, non pas seulement celui-là qui fait l’effort d’écrire. Car la mort menace toujours de rattraper par les jambes celui qui prétend se sauver seul, et le réel de faire retour aussi violemment que la manivelle ou le bâton pour le corps qui en jouait.

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D’une très belle inventivité formelle, le neuvième livre de Camille de Toledo en témoigne puissamment : la prétention si commune à l’individu occidental de se prétendre étanche aux morts comme aux vivants est un leurre qui peut contraindre « pour ne pas mourir » à « entreprendre un voyage / au cœur de la nuit, dans les plis du corps / dans les strates du temps », affirment les premières pages – car « cette enveloppe que nous appelons Corps / que nous revêtons, soignons et vénérons, n’est rien qu’une / cristallisation de liens qui peuvent / dans l’exil, la vieillesse ou l’accident / se dissoudre ».

On le voit, certaines pages de ce « livre des morts » se découpent en poésie, quand d’autres se présentent en grands blocs de prose accumulant les points-virgules pour ne pas interrompre le souffle du narrateur ou de son double : le récit alterne en effet les troisième et première personnes sans jamais quitter le point de vue de Thésée, alter-ego mythifié de l’auteur qui tout à la fois ancre son récit dans une réalité manifestement vécue et n’hésite pas à brouiller les lignées généalogiques pour soulever les lièvres qui s’y dissimulent.

Jouant sur son propre nom d’auteur, « de Toledo », seul patronyme cité dans le livre, il estompe les frontières entre la vie et le livre afin de rendre le second habitable au survivant qu’il est comme à ses morts, peut-être – et cette construction d’une vita nova qui passe par l’étonnante réinvention d’un corps et d’une généalogie dans le livre quand ils sont tous deux empoisonnés dans la vie est certainement l’un des questionnements les plus intéressants auxquels ouvre Thésée, sa vie nouvelle.

Ni roman ni essai, ni poème ni enquête familiale, un peu de tout cela pourtant.

Ni roman ni essai, ni poème ni enquête familiale, un peu de tout cela pourtant, Thésée, sa vie nouvelle résiste assurément aux notions traditionnelles de genre. Comment s’étonner, de toute façon, qu’un livre intitulé ainsi donne du fil à retordre au critique qui voudrait le définir ? On pourrait aussi bien évoquer l’autofiction (tant il s’agit, en quête d’une vérité insaisissable, de fictionnaliser non pas les faits vécus, mais leur interprétation, leur représentation), voire une forme d’auto-mythographie : outre le prénom de Thésée, y invite l’attribution à tous les membres de la lignée maternelle de prénoms juifs particulièrement signifiants ; ces prénoms, Esther, Talmaï qui signifie « sillonné, labouré », ou encore Nathaniel, les précipitent dans une dimension ancestrale qui les excède, et peut-être dans tous les sens du terme excéder.

Mieux vaut, cependant, en appeler au vocabulaire musical pour décrire le mouvement ample qui donne forme au livre : un mouvement alternant l’envolée lyrique et le récit le plus prosaïque d’un individu réduit par d’intolérables souffrances physiques au constat de sa précarité (du latin precarius, « obtenu par la prière », précisément). Au souvenir de son étymologie associant les signifiants « coudre » et « chant », on pourrait songer à la rhapsodie (tant il s’agit bien, ici, de recoudre ce qui est déchiqueté pour retrouver une capacité à chanter le vif du vivant), mais c’est plus encore la forme moderne du requiem qui s’impose : que le mouvement s’attarde en lamentations, en pénitences, ou qu’il exprime une colère apocalyptique, il se déploie sur un mode tragique, celui qu’incarne chez Mozart la tonalité en ré mineur.

Thésée, acculé dans son labyrinthe, cherche un fil ou le secret qui le mine dans les archives : il se résout à rouvrir « les fenêtres du temps ».

La dimension tragique de l’existence, voilà bien ce dont Thésée croyait préserver ses enfants en s’exilant dans la « ville de l’Est » dont il ne parle pas la langue mais qui a pour réputation d’être cosmopolite et antimilitariste (Berlin, où vit l’auteur selon la quatrième page de couverture, n’est jamais nommée). Que ça ne marche pas, force lui est de le constater : le corps lui-même ne marche plus, inapte à la station debout, perclus de ces douleurs qui vous mettent à genoux mais que les médecins à l’air grave renvoient si volontiers à la somatisation.

Recourant bientôt aux « thérapies sauvages » dont il n’aurait jamais pensé avoir un jour l’usage, Thésée, acculé dans son labyrinthe, cherche un fil ou le secret qui le mine dans les archives : il se résout à rouvrir « les fenêtres du temps » en plongeant dans les cartons qu’il avait emportés dans sa fuite, un par disparu, le frère, la mère, le père. « Le frère qui reste se décide à ouvrir ses cartons, il se dit que, peut-être, le temps est venu de se retourner, il n’a pas le choix, d’ailleurs ; car les médecins qu’il rencontre pour arrêter sa chute ne comprennent rien ; pourquoi cette douleur dans ces tempes, l’inflammation des racines de ses dents, les os du dos ? pourquoi son corps en feu, treize ans après la mort du frère ? (…) Thésée ne sait plus que faire ni à quoi s’accrocher ; il rêve que des pilules – des anti-inflammatoires – le libèrent des douleurs qui le prennent et tout serait réglé ; il pourrait continuer à être un moderne, à aller de l’avant, à recouvrir l’histoire d’un oubli. »

La route était pourtant belle et joliment tracée, dans l’enfance de Thésée et de son frère aîné Jérôme, élevés dans une famille progressiste qui aura connu une fulgurante ascension durant les années que l’on persiste à appeler les Trente Glorieuses alors même que nous en payons intérêts et dividendes au quotidien. Fils d’une journaliste influente, Esther, et de Gatsby, diplômé de Polytechnique reconverti dans la production cinématographique dont n’est donné que ce surnom (d’autant plus signifiant d’en être un), les deux frères ont baigné dans la légende qu’incarnait le grand-père maternel : Nathaniel, promoteur médiatique d’un « capitalisme à visage humain », avait su avec brio reconvertir son groupe dans l’alimentaire, habitant de plain-pied le « temps de surproduction, de consommation, qui servit à oublier la guerre, à recouvrir les traumas du passé par des passions doucereuses ». Lui-même semblait avoir oublié son propre père Talmaï, suicidé le 30 novembre 1939, et jamais n’a évoqué le frère mort enfant, Oved.

Qu’importait le passé quand tout semblait possible, puisque le pétrole coulait à flots à la surface d’une terre inépuisable ? Quarante ans plus tard, la déroute est totale aux yeux de Thésée qui a déversé sur le plancher de son appartement le contenu des cartons d’archives et son lot de photographies, lettres, documents administratifs ou non, dans lesquelles il découvre pour la première fois un poignant journal de deuil attestant de l’existence occultée d’Oved.

« Qui commet le meurtre d’un homme qui se tue ? »

C’est cette déroute que Thésée ne raconte pas tant qu’il la vit dans sa chair au rythme des pages, dans la ville étrangère. Il n’écrit pas sur la souffrance traversée, mais depuis cette souffrance (merveille de ce petit mot discret qui associe immédiatement et l’espace et le temps), incapable de porter plus avant la charge trop lourde qui lui revient, celle du survivant, « celui qui porte sur son dos l’énigme de (la) mort » du frère et de l’avalanche qui s’est ensuivie. C’est que, treize ans plus tôt, son frère Jérôme n’est pas mort accidentellement, il s’est pendu, qui plus est à une conduite de gaz. « Qui commet le meurtre d’un homme qui se tue ? » : la question fait office de leitmotiv aux premières pages, elle sous-tend l’ensemble du livre qui est d’abord une mise en crise des récits de réussite qui ont baigné l’enfance des deux frères, affrontant enfin ce que nul dans la famille n’a voulu savoir, quand « la corde qui lie les âges et les mémoires, le passé et l’avenir, nul ne veut la laisser remonter jusqu’à soi ».

Moins d’un an après sa mort mais le jour même de l’anniversaire de naissance de Jérôme, Esther, leur mère, avec laquelle Thésée vient de déjeuner tristement, fait un arrêt cardiaque ; elle « est retrouvée dans un bus au terminus, endormie pour l’éternité ; jour de naissance du fils, jour de mort de la mère trente-trois ans plus tard ; un vingt-six janvier ; et il y en aura d’autres, de ces dates qui se recoupent, de ces “synchronies” puisque c’est ainsi qu’on les nomme : des coïncidences diront celles et ceux qui ne veulent pas comprendre », dont le père, Gatsby, qui cède trois ans plus tard à la maladie avant même l’âge de la retraite.

« À partir de là, tout n’est qu’un compte à rebours pour fuir la ville de l’Ouest et reprendre dès que possible le cours de l’existence », agir « en moderne » tout entier tourné vers l’avenir, dit le livre – car il faut ici jouer le jeu discutable de cette opposition récurrente, tout au long du texte, entre modernes et anciens, les premiers persuadés que l’on peut aller de l’avant au mépris du passé, c’est-à-dire en négligeant la leçon des seconds, qui rappellent à l’ordre de la vie depuis la mort. Et certes, la modernité, en se débarrassant des oripeaux religieux, a été un temps le prétexte utile au capitalisme pour réduire l’homme à sa dimension économique et matérielle, mais une part déterminante de la modernité artistique, elle, aura dans le même temps exactement cherché à reformuler la spiritualité enfin libérée de l’obscurantisme, de Gauguin à Boulez, de Picasso à Guyotat – qu’on se contente de relire Du spirituel dans l’art, de Kandinsky, ou Sur la lecture de Proust pour s’en convaincre.

Le livre n’en est pas moins une invitation à repenser le sacré dans un monde irréligieux.

Dans certaines pages, les lamentations de Thésée qui interrogent a posteriori les récriminations fraternelles l’enferment d’ailleurs dans son roman familial dont il dénonce cependant les limites trop étroites (« l’acte d’accusation » doit devenir celui « de l’histoire toute entière »). Le livre n’en est pas moins une invitation à repenser le sacré dans un monde irréligieux, où l’effondrement de la grande superstition collective livre chacun au labyrinthe des petites superstitions individuelles impartageables : « S’il n’y a pas de sacré, il pense, si la vie matérielle n’est pas justement tout ce qu’il y a de sacré, alors, ce monde n’existe pas », affirme Thésée. Cette phrase rejoint de fait la définition limpide à laquelle aboutissait Roger Caillois dans L’Homme et le Sacré : « Le sacré est ce qui donne la vie et ce qui la ravit, c’est la source d’où elle coule, l’estuaire où elle se perd. Mais c’est aussi ce qu’on ne saurait en aucun cas posséder pleinement en même temps qu’elle. La vie est usure et déperdition. Elle s’acharne en vain à persévérer dans son être et à se refuser à toute dépense, afin de mieux se conserver. La mort la guette. »

L’art est au contraire dépense : elle invite à dé-penser les représentations et les évidences héritées qui recouvrent le vif du vivant dans un quotidien qui le neutralise, elle invite aussi bien à dé-faufiler la trame des idées reçues dans l’enfance et soigneusement cultivées ensuite, et ici à dé-nouer la lignée généalogique maternelle qui entrave par ses occultations le corps de Thésée, une lignée que dénonce toute entière la corde « archaïque » avec laquelle le frère s’est donné la mort. L’enjeu du livre est de s’inventer dans le livre un nouveau corps à travers une nouvelle généalogie, gage d’une vita nova dans laquelle il s’agit aussi d’embarquer le frère mort (et c’est cela qui est beau : on ne se sauve jamais seul).

C’est la question peut-être la plus intéressante : à la distinction classique entre le narrateur et l’auteur, tout ici invite à ajouter une distinction entre celui dont le nom figure sur le livre et qui a écrit le livre, et celui qui a vécu l’histoire racontée sous un autre nom. L’auteur du livre s’appelle en effet Camille de Toledo, pseudonyme adopté dès son premier livre, ce dont il s’est expliqué en particulier dans un long entretien au Matricule des Anges (numéro 122, avril 2011) : ce nom, « de Toledo », qu’il a adopté a été celui de sa grand-mère paternelle, issue d’une famille juive originaire d’Espagne et réfugiée dans l’empire Ottoman avant d’arriver en France au début du XXe siècle.

À dénouer les fils généalogiques pour re-nouer enfin du sens, voilà que cette autobiographie d’un pseudonyme en souffrance en devient le tombeau de papier de Jérôme de Toledo.

Pseudonyme ou pas, ce nom, « de Toledo », est le seul patronyme cité de tout le livre – qui plus est, cet unique patronyme est attesté, d’une part, par une photographie dans l’envoi final au patriarche « Elie de Toledo /  ce père qui, il y a longtemps, vit ses enfants / quitter la Turquie pour l’Europe » ; d’autre part, et surtout, par une archive officielle reproduite au sein de l’ouvrage : le certificat de décès du maréchal des logis Nissim de Toledo, né à Andrinople en 1886, « tué à l’ennemi » le 16 juillet 1918 à Montvoisin (Marne). On retrouve ce certificat sur l’internet, dans les archives des poilus, accompagné d’un émouvant testament olographe rédigé en avril 1918 à Paris.

C’est uniquement dans la fiction que le même Nissim, fils d’Elie ayant quitté Andrinople au tout début du XXe siècle, devient le frère de Talmaï, l’aïeul qui devait se suicider en 1939. Voilà donc qu’à la toute fin du livre la boucle se boucle, ou plutôt se déboucle : car dans le livre, Talmaï, frère de Nissim, s’appelle donc lui-même « de Toledo », et il en va logiquement de même de son fils, Nathaniel, comme d’Esther – et comme Camille de Toledo, alias Thésée, frère de Jérôme. Ce dernier a donc tout lieu de porter lui aussi ce nom arraché à la nuit des temps maranes, lorsque l’Inquisition espagnole contraignit les Juifs à se convertir ou à quitter la péninsule ibérique.

Alors que le nom du père est absent du livre et la généalogie paternelle jamais mentionnée, c’est en réalité un élément de cette dernière, l’élément « de Toledo », qui vient se dissoudre et dissoudre la lignée maternelle : à dénouer les fils généalogiques pour re-nouer enfin du sens, voilà que cette autobiographie d’un pseudonyme en souffrance en devient le tombeau de papier de Jérôme de Toledo, maintenu en l’air pendant que les malédictions familiales passent sur la terre. « Qui décide où nous nous arrêtons et où nous commençons / et si nous sommes juifs, français, allemands, arabes / qu’est-ce qui nous assigne ? », demande le livre en ses dernières pages.

Camille de Toledo, Thésée, sa vie nouvelle, Verdier, août 2020, 256 pages.


Bertrand Leclair

Écrivain, Critique littéraire

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