Une œuvre au noir – sur Walker de Robin Robertson
On rêverait, pour rendre compte de Walker, roman-poème de l’Écossais Robin Robertson, et de la profonde trace qu’il laisse dans les tripes et la mémoire du lecteur, d’une forme différente de celle adoptée pour les recensions ordinaires. Une forme pour une fois créative. Une forme-miroir, quasi mimétique, qui répondrait à l’étoilement sur la page des bouts de récits et autres séquences de poèmes qui forment la trame de cet hommage, très sombre – mais la lumière n’en est pas absente – rendu à la Los Angeles des années 50, capitale du cinéma et du polar – « Capitale de la douleur », aussi. Mais ce serait se substituer au poète, et on en serait bien incapable.
Et puis, cette forme, elle existe déjà : ce serait le poème de Baudelaire, « Le Cygne », composé alors que les grands chantiers haussmanniens éventrent Paris, et que le cœur du poète se serre :
« (…) Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville
Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel) ;
Je ne vois qu’en esprit, tout ce camp de baraques,
Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts,
Les herbes, les gros blocs verdis par l’eau des flaques,
Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus. (…) »
Aussi en fera-t-on, temporairement, une clef interprétative, afin de mieux ouvrir les portes, de corne ou d’ivoire, par lesquelles on entre, en songe, dans Walker, tout comme Walker, le protagoniste marcheur (« C’est son nom et sa nature »), est entré dans les villes de la côte Ouest des États-Unis, à l’époque des hard-boilers, ces romans noirs peuplés de durs à cuire, au temps où les grands réalisateurs tournaient à même les rues de la cité des Anges, immense plateau à ciel ouvert. Une ville dont le vieux centre historique, pris « en tenaille » entre la « boule de démolition » en haut et les chenilles des bulldozers à même le sol, fut offert en pâture aux démolisseurs, en attendant que les incendies ne la ravagent (« la ville brûlera, retour au sable »).
On sent une même disposition au poème, à la langue qui bat, mais aussi un goût prononcé pour l’âpreté des choses.
Evadé de sa cage, chez Baudelaire, un cygne aux gestes fous, « Comme les exilés, ridicule et sublime, / Et rongé d’un désir sans trêve ! » Chez Robertson, c’est un coyote qui, une fois le pont franchi, vient à la rencontre de Walker, (« touches de néon dans les prunelles, / reflets de marquise des théâtres, de chaque côté »), vestige d’une sauvagerie animale qui vit ses dernières heures. Si ce dernier ne porte pas en lui la puissance allégorique du cygne baudelairien, néanmoins, de par sa silhouette fuselée et sa présence furtive, à éclipses, il devient la mascotte de Walker, son animal totémique. Il fouille les poubelles, quand Walker, lui, trouve du travail, en 1948, comme journaliste spécialisé dans les faits divers.
Originaire de l’île du Cap-Breton, au Canada, puis engagé volontaire, il a fait ses classes en Angleterre, a combattu en Normandie et puis aux Pays-Bas et en Allemagne aux côtés des Royal Highlanders avant d’en revenir traumatisé, dans l’incapacité de regagner son havre de paix. On le retrouve dans la dèche, d’abord à New York, puis en Californie. Il a marché des heures, arpenté mille et une avenues, voyagé en bus Greyhound, pris la tension de la foule « tout en fièvre et délire, friction, menace : son pouls obscur ». Il a le goût du jazz et de l’écriture et, en cela tout du moins, il ressemble à son créateur, le poète et éditeur britannique Robin Robertson. Nuls souvenirs personnels, ici, mais de la vieille à la Nouvelle Écosse, on sent une même disposition au poème, à la langue qui bat, mais aussi un goût prononcé pour l’âpreté des choses, fût-elle en partie reconstituée à partir d’archives et autres documents d’époque.
« Les villes sont une espèce de guerre, pense-t-il :
parfois très lointaine, et brusquement très proche.
Odeur de fumée, de cordite,
Les douilles noircies qui refroidissent sur les pierres,
les ordures des mille fêtes de rue, les corps épuisés. »
La guerre – tout y ramène. « Un cageot qui tombe, un enfant qui crie ou une voiture / qui pétarade : le revoilà en France, / et ce goût dans sa bouche. » Guerre mondiale, débarquement sur les plages normandes, et son cortège d’horreurs innommables, à l’origine, chez les anciens combattants de retour du front, comme Walker, de névroses durables. Guerre locale, dont l’autre nom est ostracisme, ségrégation, corruption, expulsion, le tout unilatéralement ciblé :
« L’opération coup de balai, qu’ils disent,
pour éradiquer la criminalité – c’est-à-dire les Noirs, pour fumiger
et désinfecter la ville contre la maladie
– c’est-à-dire les Noirs et les pauvres –,
démolir les taudis et les zones sinistrées – c’est-à-dire
les maisons et les communautés des Noirs, des pauvres et des vieux. »
C’est du patriotisme, du nativisme, « qu’ils disent ». Pour la première fois, ici, en Amérique, Walker a peur. Mais des années cinquante à la présidence Trump (jamais nommée), le lecteur mesure la permanence, et donc l’actualité, d’un mal, d’un fléau, voué à se répéter sans cesse :
« Le maccarthysme et le fascisme, c’est du pareil au même.
Propagande et mensonges, créer des divisions, alimenter la peur,
la paranoïa. Comme dans les années trente :
l’état d’urgence, suivi par le fascisme, suivi par la guerre.
Vous venez de vaincre Hitler.
N’y a-t-il personne pour voir que vous en avez créé un autre, le vôtre ? »
Pour le dire un peu elliptiquement, Walker est ce que Edgar Alan Poe nommait une contradiction dans les termes, à savoir un long poème. Du reste, aux États-Unis, le XXe siècle a connu un retour au premier plan de ce genre, initialement épique, chantant l’homme et les armes, et dans lequel Williams Carlos Williams, mais aussi Robert Duncan, Charles Olson, Louis Zukofsky, ou bien encore James Merrill se sont illustrés. En 240 pages, tout un pan de l’histoire de la Californie se déploie sous nos yeux, sous la forme double du récit et du poème, le second travaillant à subvertir le premier.
Noir du polar, dont l’autre nom est roman noir.
Surtout, Walker est une couleur en quête de formes : « fibre fébrile, pulpe à vif ». Le noir serait cette couleur, sans l’ombre d’un doute. Noir du polar, dont l’autre nom est roman noir. Ce genre noir, mauvais genre par excellence, dont l’Amérique a repris aux British la tradition, en en durcissant la formule : l’intrigue s’y fait sociale, et la détection politique. À chaque page du roman-poème de Robertson, c’est l’envers de la société californienne qui vous saute au visage, brute de décoffrage, en direct des bas fonds de la ville, Skid Row et autre Bunker Hill. Ce « front criminel » (voir l’ouvrage éponyme de Benoît Tadié sur l’histoire du polar américain de 1919 à nos jours, paru en 2018), Robertson l’affronte, en prenant le parti des sans-abri, des hommes à la rue et dans la rue, principalement des vétérans de la deuxième guerre mondiale, puis de la guerre de Corée (en attendant ceux du Vietnam) – tous, ils « tètent la douleur comme une bonne louve ! » (Baudelaire, encore), car, tous, ils ont été lâchés par l’Amérique.
Saisi par une forme aiguë de cinéphilie, Walker fourmille aussi d’allusions, de références, d’emprunts filmiques et pelliculaires à l’âge d’or du cinéma américain. Les plus grands réalisateurs de l’Hollywood des années 40 et 50, juifs et venus d’Europe pour beaucoup, s’y bousculent, nommés, interpellés, pris à bras le corps dans l’intrigue : « L’expressionnisme allemand rencontre le rêve américain ! » Plus globalement, le texte épouse une démarche résolument cinématographique, proche du camera eye de Dos Passos et de son Manhattan Transfer, alternant plans-séquences, champs/contre-champs, gros plans, montage jumpcut, etc ; l’aller-retour, en toute fluidité, du poème à l’écran, et vice-versa, y est constant. Il est vrai, que, de l’avis de Robert Siodmak en personne, Walker a ce qu’on appelle « une large focale » et un œil qui voit loin. Là du reste est la raison d’être du titre d’origine, The Long Take, où take désigne aussi bien la prise, au cinéma, que la captation ou bien encore l’interprétation. Au passage, saluons en Josée Kamoun une traductrice-interprète remarquablement attentive à la cadence et au relief d’une poésie simultanément « mobile » (à la Michel Butor) et stationnaire, multipliant les contrepoints, y compris typographiques, et adepte des angles morts :
« La ville baisse le rideau, enfin.
Plus un bruit, sinon celui des couteaux qu’on replie. »
Photographie noire, encore. Photos « culte », rythmant la lecture, clichés de la légende urbaine, qui immortalisent dans une lumière charbonneuse l’architecture d’archétype de la ville américaine, à défaut de pouvoir rivaliser avec les planches, gravées, elles, à l’eau forte, du très délirant Piranèse (« pourvu qu’on la regarde avec la fièvre de Piranèse / et qu’on voie dans les ascenseurs des échafauds, des guillotines : avec leurs cordes et leurs poulies, leurs roues dentées (…) : dédale sans limite, prison, théâtre ; / la beauté, la terreur sous cet œil clair qui ne dort jamais. / L’absurde soleil californien. / Tout espoir enfui, avec la perspective. »)
Noir de la nuit. Nuit noire, nuits blanches passées à boire sec, du whisky, du café, noir lui aussi, à boucler un article de journal pour l’édition du lendemain du Press:
« des quartiers de la ville sont de purs blocs d’obscurité
qu’une lame de lumière trucide, éventre :
un fin stylet, du blanc qui gicle, la saignée oblique
d’une ombre, cisaillante ; »
Noir « compressé, perforé : il prenait une texture / granuleuse, grave. Le goût du mâchefer. » Ou bien encore, preuve que le poème est bien « au noir », première étape de l’ancienne Œuvre Alchimique, Nigredo, placée sous le signe de Saturne, dissolution du mercure et coagulation du mercure, en prélude à une transmutation introuvable :
« (un éclat de noir vrille
devant lui comme une toupie) »
Nord sans fard, couleur d’encre, pour dénoncer, à jets continus, la démolition de la ville en bande organisée, la chronique d’une destruction annoncée. Pour construire des autoroutes et faire place nette à la bagnole. On rase on nivelle on dalle.
En paraphrasant une dernière fois Baudelaire : Los Angeles « a changé ! mais rien de ma mélancolie / N’a bougé ! » De forme élastique, tantôt compressée comme un emboutissage de César, tantôt expansée – du reste, les séquences où la linéarité et la narration reprennent leurs droits, après les moments d’épiphanie imagiste, à la Ezra Pound, ne sont pas nécessairement les plus prenants – Walker se dresse, tel un monument dressé au milieu de la jungle urbaine. Un tribut rendu aux grandes villes d’Amérique, et aux « raisons de leur échec ». En souvenir des « captifs », des « vaincus », et « bien d’autres encor » !
Mais un monument qui n’aurait rien d’officiel, tout en éclats, éclairs, échardes (« effilées comme des rasoirs »), éclaboussures, ellipses et autres éclipses. « Déchirure, à longueur de vie ». Un contre-monument, évidé et pulsatile, tout autant situationniste, avec la prime à la « dérive » et à la psychogéographie chères à Guy Debord, que moderniste, néo-moderniste, donc, faisant se rejoindre l’Unreal City – la « Cité irréelle » de Londres –, sortie tout droit du Waste Land éliotien et l’apocalypse urbaine, l’ordalie par le feu, venue, elle, en droite ligne de L’Incendie de Los Angeles, de Nathanaël West. Du grand art, en résumé.
Robin Robertson, Walker, traduit de l’anglais par Josée Kamoun, Éditions de l’Olivier, août 2020, 256 pages.